Si complexe que soit le phénomène en ses ressorts individuels,
psychologiques, sociologiques, voire métaphysiques, la conversion religieuse
emprunte parfois des directions déterminées par avance. Pour
se limiter à la France du 18ème siècle, les exemples
de conversion au protestantisme étaient devenus rarissimes après
la Révocation de l’Édit de Nantes. Plus rares encore si
la chose était possible, voire inexistantes, les conversions du christianisme
au judaïsme. Quand conversions il y avait, elles concernaient des Juifs
qui abandonnaient la foi de leurs pères pour embrasser le catholicisme.
Quelques cas étudiés sans prétention systématique montrent un large éventail de motifs, allant de considérations bassement financières (1) au résultat de pressions plus ou moins discrètes (2), en passant par la mystification, l’escroquerie (3) ou l’exercice d’une volonté sincère, comme cela paraît être le cas ici. On doit noter que les Juifs désireux de quitter la Synagogue pour rejoindre l’Église étaient accueillis avec circonspection, ainsi que le montre cette page d’un écrivain ecclésiastique du temps, Pierre Collet (1693-1770) : "On doit éprouver longtemps les Juifs, qui demandent le baptême. "Vous triomphez", me disait un jour quelqu’un de cette perfide (4) nation, "lorsque vous voyez un des nôtres faire semblant de prendre parti parmi vous. Mais sachez qu’un Juif est toujours Juif". Il s’en faut bien que cette règle d’hypocrisie ne soit générale : cependant la prudence veut que pour en éviter les suites, on prenne de justes précautions" (5).
L’interrogatoire (6) qu’on va lire faisait indéniablement partie de ces "justes précautions". Ce texte est exceptionnel à bien des égards, et avant tout par l’âge de la personne concernée, qui indiquait avoir seulement douze ans - pour autant qu’elle le sût. On s’étonnera peut-être de voir cette enfant ignorer son âge exact (plus précisément ne le connaître que par ce que son père lui en avait dit) ou ne pas savoir le nom de jeune fille de sa mère. Mais l’époque était moins prodigue que la nôtre en actes de naissance, livrets de famille, certificats de scolarité, cartes d’identité et autres formulaires en tous genres, destinés à prouver que l’on est soi-même. Quoi qu’il en soit, on doit imaginer une gamine de douze ans, qui - de son propre aveu - ne sait ni écrire, ni même signer, peut-être accompagnée d’un prêtre ou d’une religieuse, faisant face, dans les murs du Conseil souverain, au conseiller Zaiguelius et à son greffier, et répondant avec assurance et netteté aux questions qui lui furent posées.
Extrait des registres du Conseil souverain d’Alsace (7).
L’an mil sept cens soixante six, l’onzieme jour
du mois d’octobre, deux heures de relevée (8),
en notre hotel etc.
Interrogée de son nom, surnom, age, qualité, demeure et religion
?
a dit après avoir promis de dire verité s’appeller Beyele
(9), fille d’Alexandre Jekel, Juif, demeurant à
Falff et d’Ester sa mere, défunte, ne sachant pas le nom de famille,
cidevant demeurant à Falff et de presente au couvent des religieuses
de Sainte Catherine, agée à ce qu’elle croit et suivant
ce qui lui a été dit par son pere de douze ans, de la religion
judaique.
Interrogée depuis quel tems et par quel motif elle a quittée
la maison paternelle ?
a dit qu’il y a environ cinq semaines, qu’elle auroit priée
une femme catholique de Falff de la conduire chés le curé du
lieu pour lui faire part du desir qu’elle avoit d’embrasser notre
sainte religion et le prier de lui en faciliter les moiens, à quoi
ledit sieur curé auroit obtemperé, et depuis ce tems la répondante
a été logée et nourrie dans la maison curialle, jusqu’à
ce qu’elle a été conduite en cette ville.
Interrogée comment, à quelle occasion et depuis quel tems elle
auroit formée le dessein de changer de religion ?
a dit qu’il y a prés de six ans qu’elle auroit eû
la premiere fois cette pensée, qu’elle se resouvient même
qu’alors, M. l’eveque faisoit sa visite audit Falff et que depuis
ce tems elle auroit toujours souhaitée de trouver des occasions de
se faire chretienne, sans cependant en avoir jamais rien dis à ses
parents, qui l’auroient peut étre maltraité s’ils
en avoient été instruit.
Interrogée si actuellement et au moment qu’elle comparoit devant
nous elle est encore dans les memes < occasions > intention[s] et si
elle desire véritablement d’embrasser le christianisme et si
en outre ce désire est libre et sincere ?
a dit, qu’elle persiste dans les memes intentions et qu’elle attend
avec les memes desirs et avec la derniere impatiance que le bon Dieu lui fasse
la grace de recevoir le saint baptême, sans lequel elle est intimement
persuadée qu’il ne peut point y avoir de salut pour elle.
Interrogée si ce n’est point par dépit ou pour cause de
sevices, ou enfin par caprices et legerété qu’elle a quittée
ses parents, et si elle ne désireroit point de les rejoindre, comme
aussy de continuer à vivre dans son ancienne croiance ?
a dit que si elle a quittée ses parents ce n’est par aucune autre
raison, que celles qu’elle nous a deja exposée, qu’elle
n’a point à se plaindre d’eux, et qu’elle aimeroit
mieux de perdre la vie que de renoncer au dessein que Dieu lui a inspiré
et que ce n’est qu’aprés y avoir bien reflechi qu’elle
s’y est déterminée.
Interrogée sy elle a deja connoissance des principaux misteres et articles
de notre foy et nôtament sy elle sait ce que c’est que le sacrement
de baptême ?
a dit, qu’aussitôt qu’elle a été hors du pouvoir
de ses parents elle n’a eut rien de plus empressé, que de se
faire instruire, en quoy les sieurs curés de Falff et de Rhinau l’ont
secondé avec tout le zele et la charité possible, et qu’elle
sait trés bien que le saint baptême est le plus nécessaire
des sacrements pour le salut.
Lecture à lui faite du present interrogatoire, a dit, ses réponses
en icelui contenir verité, y a persistée et declarée
ne savoir ecrire, n’y signer de ce enquire ; ce fait avons ordonné
à Me Kübler premier huissier audiancier qui nous l’a amené
de la reconduire.
Signés à la minutte Zaiguelius (10) et Callot
(11), greffier avec paraphe.
Collationné
Besançon (12)
Betoula (jeune fille juive), 1762 dessin de Martine Weyl |
Répondant à ces questions, la petite Beyele fournit un exposé précis des motifs qui la conduisirent à demander le baptême. L’idée lui en était venue six ans plus tôt, lors de la visite de l’évêque suffragant, Mgr Toussaint Duvernin, à Valff (15). Elle fit ensuite son chemin dans son esprit et, au début de septembre 1766, elle s’en ouvrit à une "femme catholique" de Valff, qui l’emmena voir un prêtre. De 1750 à 1776, le curé de Valff se nommait Jean Scheck (16). Un de ses neveux, Jean Georges Antoine Scheck (1729-1813) (17) fut curé de Rhinau entre 1764 et 1792. Il seconda les efforts de son oncle. On notera qu’un autre neveu, également curé, André Scheck (1741-1825, curé de Valff entre 1776 et 1792), reçut dans l’Église la famille Taufflieb (18). Détail intéressant : cet abbé André Scheck fut caché par des Juifs après la Révolution (19). Tout se passe comme si les membres de cette petite dynastie presbytérale (20) avaient exercé un apostolat spécial en direction des Juifs.
La jeune Beyele résida un certain temps au presbytère (21) de Valff, avant d’être emmenée chez les Dominicaines de Colmar (22). Il était dans les usages d’entourer d’un certain faste la cérémonie du baptême d’un converti venu du judaïsme, avec des parrain et marraine issus de la meilleure société (23), et Beyele n’y échappa point, comme le rapporte le chroniqueur Dominique Schmutz : Le 12 janvier [1767], on a baptisé dans l’église Saint-Martin, une jeune fille juive. M. le curé Ott (24) lui a administré le baptême. Elle avait pour parrain M. le prêteur François-Joseph Müller (25), et pour marraine Mme de Klinglin (26), femme du premier président. Cela s’est fait en grande cérémonie ; la juive était habillée de blanc ; elle est entrée par la grande porte de l’église, entre son parrain et sa marraine, et escortée de six jeunes filles tenant des cierges allumés, qui l’ont accompagnée jusqu’aux fonts baptismaux. On a ensuite dit la messe, et pendant la cérémonie, Mme Krauss (27), assistée de M. Dubois, ont fait la quête avec un plat d’argent. La quête a été très productive. Mme la marraine a ensuite fait apprendre l’état de couturière en blanc à sa filleule, qui s’est mariée plus tard avec un maître de danse. Mais il a quitté Colmar (28).
Ce maître de danse n’est pas tout à fait inconnu : il se nommait Jean-Pierre Silbert (29) et, le 4 juillet 1774, il avait épousé Beyele, désormais baptisée Marie Anne Joséphine. Leur fils (1778-1844), qui se nommait comme son père, vécut en Europe centrale, se faisant connaître comme précepteur, traducteur et écrivain religieux (30), dont certains poèmes furent mis en musique par Schubert (31).
Articles de Gilles Banderier | ||||