Conversion d’une (très) jeune fille juive à Valff (1766)
par Gilles BANDERIER
Extrait de l'Annuaire de la Société d’histoire et d’archéologie de Dambach-la-Ville - Barr - Obernai, LV, 2021, p. 81-86.


Si complexe que soit le phénomène en ses ressorts individuels, psychologiques, sociologiques, voire métaphysiques, la conversion religieuse emprunte parfois des directions déterminées par avance. Pour se limiter à la France du 18ème siècle, les exemples de conversion au protestantisme étaient devenus rarissimes après la Révocation de l’Édit de Nantes. Plus rares encore si la chose était possible, voire inexistantes, les conversions du christianisme au judaïsme. Quand conversions il y avait, elles concernaient des Juifs qui abandonnaient la foi de leurs pères pour embrasser le catholicisme.

Quelques cas étudiés sans prétention systématique montrent un large éventail de motifs, allant de considérations bassement financières (1) au résultat de pressions plus ou moins discrètes (2), en passant par la mystification, l’escroquerie (3) ou l’exercice d’une volonté sincère, comme cela paraît être le cas ici. On doit noter que les Juifs désireux de quitter la Synagogue pour rejoindre l’Église étaient accueillis avec circonspection, ainsi que le montre cette page d’un écrivain ecclésiastique du temps, Pierre Collet (1693-1770) : "On doit éprouver longtemps les Juifs, qui demandent le baptême. "Vous triomphez", me disait un jour quelqu’un de cette perfide (4) nation, "lorsque vous voyez un des nôtres faire semblant de prendre parti parmi vous. Mais sachez qu’un Juif est toujours Juif". Il s’en faut bien que cette règle d’hypocrisie ne soit générale : cependant la prudence veut que pour en éviter les suites, on prenne de justes précautions" (5).

L’interrogatoire (6) qu’on va lire faisait indéniablement partie de ces "justes précautions". Ce texte est exceptionnel à bien des égards, et avant tout par l’âge de la personne concernée, qui indiquait avoir seulement douze ans - pour autant qu’elle le sût. On s’étonnera peut-être de voir cette enfant ignorer son âge exact (plus précisément ne le connaître que par ce que son père lui en avait dit) ou ne pas savoir le nom de jeune fille de sa mère. Mais l’époque était moins prodigue que la nôtre en actes de naissance, livrets de famille, certificats de scolarité, cartes d’identité et autres formulaires en tous genres, destinés à prouver que l’on est soi-même. Quoi qu’il en soit, on doit imaginer une gamine de douze ans, qui - de son propre aveu - ne sait ni écrire, ni même signer, peut-être accompagnée d’un prêtre ou d’une religieuse, faisant face, dans les murs du Conseil souverain, au conseiller Zaiguelius et à son greffier, et répondant avec assurance et netteté aux questions qui lui furent posées.

Extrait des registres du Conseil souverain d’Alsace (7).

L’an mil sept cens soixante six, l’onzieme jour du mois d’octobre, deux heures de relevée (8), en notre hotel etc.
Interrogée de son nom, surnom, age, qualité, demeure et religion ?
a dit après avoir promis de dire verité s’appeller Beyele (9), fille d’Alexandre Jekel, Juif, demeurant à Falff et d’Ester sa mere, défunte, ne sachant pas le nom de famille, cidevant demeurant à Falff et de presente au couvent des religieuses de Sainte Catherine, agée à ce qu’elle croit et suivant ce qui lui a été dit par son pere de douze ans, de la religion judaique.
Interrogée depuis quel tems et par quel motif elle a quittée la maison paternelle ?
a dit qu’il y a environ cinq semaines, qu’elle auroit priée une femme catholique de Falff de la conduire chés le curé du lieu pour lui faire part du desir qu’elle avoit d’embrasser notre sainte religion et le prier de lui en faciliter les moiens, à quoi ledit sieur curé auroit obtemperé, et depuis ce tems la répondante a été logée et nourrie dans la maison curialle, jusqu’à ce qu’elle a été conduite en cette ville.
Interrogée comment, à quelle occasion et depuis quel tems elle auroit formée le dessein de changer de religion ?
a dit qu’il y a prés de six ans qu’elle auroit eû la premiere fois cette pensée, qu’elle se resouvient même qu’alors, M. l’eveque faisoit sa visite audit Falff et que depuis ce tems elle auroit toujours souhaitée de trouver des occasions de se faire chretienne, sans cependant en avoir jamais rien dis à ses parents, qui l’auroient peut étre maltraité s’ils en avoient été instruit.
Interrogée si actuellement et au moment qu’elle comparoit devant nous elle est encore dans les memes < occasions > intention[s] et si elle desire véritablement d’embrasser le christianisme et si en outre ce désire est libre et sincere ?
a dit, qu’elle persiste dans les memes intentions et qu’elle attend avec les memes desirs et avec la derniere impatiance que le bon Dieu lui fasse la grace de recevoir le saint baptême, sans lequel elle est intimement persuadée qu’il ne peut point y avoir de salut pour elle.
Interrogée si ce n’est point par dépit ou pour cause de sevices, ou enfin par caprices et legerété qu’elle a quittée ses parents, et si elle ne désireroit point de les rejoindre, comme aussy de continuer à vivre dans son ancienne croiance ?
a dit que si elle a quittée ses parents ce n’est par aucune autre raison, que celles qu’elle nous a deja exposée, qu’elle n’a point à se plaindre d’eux, et qu’elle aimeroit mieux de perdre la vie que de renoncer au dessein que Dieu lui a inspiré et que ce n’est qu’aprés y avoir bien reflechi qu’elle s’y est déterminée.
Interrogée sy elle a deja connoissance des principaux misteres et articles de notre foy et nôtament sy elle sait ce que c’est que le sacrement de baptême ?
a dit, qu’aussitôt qu’elle a été hors du pouvoir de ses parents elle n’a eut rien de plus empressé, que de se faire instruire, en quoy les sieurs curés de Falff et de Rhinau l’ont secondé avec tout le zele et la charité possible, et qu’elle sait trés bien que le saint baptême est le plus nécessaire des sacrements pour le salut.
Lecture à lui faite du present interrogatoire, a dit, ses réponses en icelui contenir verité, y a persistée et declarée ne savoir ecrire, n’y signer de ce enquire ; ce fait avons ordonné à Me Kübler premier huissier audiancier qui nous l’a amené de la reconduire.

Signés à la minutte Zaiguelius (10) et Callot (11), greffier avec paraphe.

Collationné
Besançon (12)



Betoula (jeune fille juive), 1762
dessin de Martine Weyl
Le village de Valff abritait une communauté juive (13) que le dénombrement de 1784 évaluait à dix-huit familles, soit 94 personnes (14). Parmi la liste de noms, on trouve deux nommés Alexandre Jeisel, père et fils.

Répondant à ces questions, la petite Beyele fournit un exposé précis des motifs qui la conduisirent à demander le baptême. L’idée lui en était venue six ans plus tôt, lors de la visite de l’évêque suffragant, Mgr Toussaint Duvernin, à Valff (15). Elle fit ensuite son chemin dans son esprit et, au début de septembre 1766, elle s’en ouvrit à une "femme catholique" de Valff, qui l’emmena voir un prêtre. De 1750 à 1776, le curé de Valff se nommait Jean Scheck (16). Un de ses neveux, Jean Georges Antoine Scheck (1729-1813) (17) fut curé de Rhinau entre 1764 et 1792. Il seconda les efforts de son oncle. On notera qu’un autre neveu, également curé, André Scheck (1741-1825, curé de Valff entre 1776 et 1792), reçut dans l’Église la famille Taufflieb (18). Détail intéressant : cet abbé André Scheck fut caché par des Juifs après la Révolution (19). Tout se passe comme si les membres de cette petite dynastie presbytérale (20) avaient exercé un apostolat spécial en direction des Juifs.

La jeune Beyele résida un certain temps au presbytère (21) de Valff, avant d’être emmenée chez les Dominicaines de Colmar (22). Il était dans les usages d’entourer d’un certain faste la cérémonie du baptême d’un converti venu du judaïsme, avec des parrain et marraine issus de la meilleure société (23), et Beyele n’y échappa point, comme le rapporte le chroniqueur Dominique Schmutz : Le 12 janvier [1767], on a baptisé dans l’église Saint-Martin, une jeune fille juive. M. le curé Ott (24) lui a administré le baptême. Elle avait pour parrain M. le prêteur François-Joseph Müller (25), et pour marraine Mme de Klinglin (26), femme du premier président. Cela s’est fait en grande cérémonie ; la juive était habillée de blanc ; elle est entrée par la grande porte de l’église, entre son parrain et sa marraine, et escortée de six jeunes filles tenant des cierges allumés, qui l’ont accompagnée jusqu’aux fonts baptismaux. On a ensuite dit la messe, et pendant la cérémonie, Mme Krauss (27), assistée de M. Dubois, ont fait la quête avec un plat d’argent. La quête a été très productive. Mme la marraine a ensuite fait apprendre l’état de couturière en blanc à sa filleule, qui s’est mariée plus tard avec un maître de danse. Mais il a quitté Colmar (28).

Ce maître de danse n’est pas tout à fait inconnu : il se nommait Jean-Pierre Silbert (29) et, le 4 juillet 1774, il avait épousé Beyele, désormais baptisée Marie Anne Joséphine. Leur fils (1778-1844), qui se nommait comme son père, vécut en Europe centrale, se faisant connaître comme précepteur, traducteur et écrivain religieux (30), dont certains poèmes furent mis en musique par Schubert (31).

NOTES :

  1. Borach Lévi, Juif haguenovien célèbre – malgré lui, Études haguenoviennes, nouvelle série, XXXVI, 2016, p. 129-142.
  2. Conversions de Juifs dans les prisons de Colmar (1752), Mémoire colmarienne n° 152, décembre 2018, p. 3-7.
  3. " Une mystificatrice au Puy-en-Velay (1743) ?", Les Cahiers de la Haute-Loire, à paraître. Dans ce dernier cas, la personne qui se faisait passer pour juive était probablement protestante.
  4. L’adjectif a le sens latin de "qui manque de foi", attesté chez Corneille, Mme de Sévigné, Bossuet, La Bruyère, Racine et encore Delille.
  5. Traité des devoirs d’un pasteur, qui veut se sauver, en sauvant son peuple, Avignon, Louis Chambeau, 1757, p. 317.
  6. Archives départementales du Haut-Rhin, 5.C.1284, n° 3. L’orthographe et la ponctuation des documents ont été respectées (sauf distinctions d’usage, comme ou et où, a et à, i et j). Les mots et expressions raturés sont imprimés entre crochets obliques ( < … > ). Des lettres manquantes se trouvent placées entre crochets droits ( [ … ] ).
  7. [En marge] 1766. Interrogatoire d’une fille juive qui vouloit se faire catholique.
  8. "Terme de procédure. Le temps de l’après-midi" (Littré).
  9. Sic pour Feyele ?
  10. François Antoine Ulrich Zaiguelius (1728- ?), conseiller (François Burckard, Le Conseil souverain d’Alsace au 18ème siècle, représentant du roi et défenseur de la province, Strasbourg, Société savante d’Alsace, 1995, p. 354 ; Claude Muller et Jean-Luc Eichenlaub, Messieurs les Magistrats du Conseil souverain et leurs familles au 18ème siècle, Colmar, 1998, p. 235-236).
  11. Claude-Philippe Callot (1715-1784), greffier (Fr. Burckard, op. cit., p. 277).
  12. Fr. Burckard, ibid., p. 267.
  13. Une seule mention de Valff dans l’ouvrage de Freddy Raphaël et Robert Weyl, Juifs en Alsace. Culture, société, histoire, Toulouse, Privat, , 1977, p. 259. Sur la communauté juive du village, voir André Voegel et Rémy Voegel, De Valva à Valff. L’histoire d’un village alsacien, s.d.n.e., p. 232-243.
  14. Dénombrement général des Juifs, qui sont tolérés en la province d’Alsace, en exécution des lettres-patentes de Sa Majesté, en forme de règlement du 10 juillet 1784, n° 162, p. 337-339.
  15. Elle eut lieu le 16 septembre 1760 (A. Voegel et R. Voegel, op. cit., p. 203-204) et faisait partie de la visite générale du diocèse entreprise entre 1758 et 1764 par Mgr Duvernin (Claude Muller, Le siècle des Rohan. Une dynastie de cardinaux en Alsace au 18ème siècle, Strasbourg, la Nuée bleue, 2006, p. 266-271).
  16. Louis Kammerer, Répertoire du clergé d’Alsace sous l’Ancien Régime (1648-1792), Strasbourg, 1983, p. 288a.
  17. L. Kammerer, op. cit., p. 288b.
  18. Issue d’Auguste Taufflieb [ou Tauflieb] (1807-1892), juif converti au catholicisme ; notice de Fr. Igersheim dans le Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne, s.v. et https://www.geneanet.org/forum/viewtopic.php?t=573041 (consulté le 12 décembre 2020).
  19. Abbé C. A. Frayhier, Histoire du clergé catholique d’Alsace avant, pendant et après la grande Révolution, Colmar, Hoffmann, 1876, p. 153. Dans son Répertoire…, p. 288a, l’abbé Kammerer s’appuie sur les dépouillements de Schickelé, Cahiers, notes biographiques sur le clergé à l’époque révolutionnaire, par ordre alphabétique, qui dit exactement qu’André Scheck fut "28 ans curé de Valff où il se tint caché pendant la Révolution, de préférence chez une femme juive auprès de laquelle il se sentait plus en sûreté que dans une maison catholique" (Bibliothèque du Grand Séminaire, Strasbourg, ms. 2063, f. 642 v°). Je remercie vivement M. Louis Schlaefli d’avoir examiné pour moi ce manuscrit.
  20. L’abbé Jean Scheck eut quatre neveux, tous prêtres : André (1741-1825), François-Xavier-Ignace (1733-1798), Jean-Baptiste (1732-1814) et Jean Georges Antoine (1729-1813).
  21. Construit en 1747 et qui existe toujours (A. Voegel et R. Voegel, ibid., p. 245).
  22. Au couvent de Sainte-Catherine (Claude Muller, Colmar au 18ème siècle, Strasbourg, Coprur, 2000, p. 88-94).
  23. … et chargés, comme ici, de l’éducation de l’enfant. Il était prévu que Borach Lévi, Juif originaire de Haguenau et qui aurait dû être baptisé en 1752 sous les auspices de l’archevêque de Paris, eût pour parrain le duc de Châtillon, Charles Paul de Montmorency-Luxembourg (1697-1769. Il connaissait l’Alsace pour y avoir guerroyé, avait notamment pris Wissembourg en 1744 et s’était battu à Haguenau) et comme marraine la marquise de Rosen, Jeanne Octavie de Vaudray et Saint-Rémy (1715-1778). Sur la suite des événements, voir l’article cité supra, note 1.
  24. Jean-Antoine Ott (1730-1782), chanoine et curé depuis 1766 (L. Kammerer, ibid., p. 244).
  25. François Antoine Joseph Müller (1700-1788), conseiller au Conseil souverain, prêteur royal de Colmar entre 1748 et 1762 (Fr. Burckard, ibid., p. 325-326 ; Messieurs les Magistrats…, p. 158-161).
  26. Marie-Anne de Montjoie (1699-1778), sœur du prince-évêque de Bâle et femme de Christophe de Klinglin, premier président du Conseil souverain entre 1747 et 1768 (Fr. Burckard, ibid., p. 312-315 ; Messieurs les Magistrats…, p. 121-127).
  27. Fille de François Antoine Joseph Müller (supra, note 25), Françoise était l’épouse du conseiller Georges Jacques Krauss (Fr. Burckard, ibid., p. 317 ; Messieurs les Magistrats…, p. 131).
  28. Traduction par J. Liblin, "Chronique du serrurier Dominique Schmutz de Colmar (1714-1800)", Revue d’Alsace, 1874, p. 259 ; texte original allemand dans l’édition par Julien Sée du Hausbuch von Dominicus Schmutz, Bürger von Colmar, Colmar, Jung, 1878, p. 49-50 ; reproduit également dans la monographie de Pierre Paulin, Johann Peter Silbert. Ein elsässischer Schriftsteller und Dichter. Beitrag zur Wiener katholischen Romantik, Guebwiller, Alsatia, 1929, p. 5-6.
    Sur l’Internet, voir http://histoiredevalff.fr/habitants/personnages/325-le-bapteme-sensation-de-maria-anna-josephine-jessler (consulté le 23 octobre 2020). La présence de Beyele à Colmar s’explique simplement par le fait qu’elle se trouvait alors chez les Dominicaines de la ville.
  29. Notice de Jean-Marie Schmitt dans le Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne, s.v. ;
    http://histoiredevalff.fr/habitants/11-habitants/327-la-famille-de-marie-anne-josephine-jessler (consulté le 23 octobre 2020).
  30. Bibliographie chez Pierre Paulin, op. cit., p. 370-378.
  31. Il m’est un agréable devoir de remercier Mme Séverine Schmutz-Foesser (Bibliothèque alsatique du Crédit-Mutuel), MM. Claude Muller et Rémy Voegel, historien de Valff.


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