Ambiguïté des lieux de mémoire : luthérienne depuis la Réforme du 16ème siècle (1), cette église offre notamment aux regards du passant les statues de la Synagogue et de l'Eglise, conçues dans le même esprit que celles du portail sud de la cathédrale (2). Fâcheuse impression ! Elle fait penser à la continuité de l'enseignement du mépris - notamment par l'image - entre l'Eglise médiévale et les imprécations du Luther vieillissant contre les juifs (3). On sait aussi que, par la suite, une partie non négligeable des pasteurs luthériens ont entretenu la vigueur de ce courant empoisonné de l'antijudaïsme théologique (4). D'autres pasteurs, comme Jean-Frédéric Oberlin, à l'inverse, tenaient un langage particulièrement net en faveur d'un renouveau de la pensée théologique chrétienne concernant le peuple juif, et ils prêchaient d'exemples (5).
Une remarque de Marc Lienhard dans son ouvrage sur Luther (6) nous ramène à Saint-Pierre-le-Jeune : l'opinion courante veut que la violence antijuive de Luther à la fin de sa vie ait eu pour origine la déception qu'il éprouvait de n'avoir pu convertir les juifs en masse. Il se serait imaginé que, renouvelant la prédication chrétienne par un retour aux sources évangéliques, son message allait convaincre les juifs d'accepter Jésus comme leur Seigneur. Mais Marc Lienhard nuance et complète : dans l'univers protestant qui se constituait en Europe, un bon nombre de pionniers du protestantisme naissant montraient un intérêt très puissant pour l'enseignement et l'exégèse de leurs compatriotes juifs. Lienhard écrit (7):
"... Luther discernait chez certains de ses contemporains chrétiens une valorisation du peuple juif et de l'autorité de l'Ancien Testament qui lui paraissait hautement critiquable. En effet, influencés par l'exégèse rabbinique, certains adeptes du mouvement évangélique se mirent à prêcher que les juifs avaient, en tant que juifs, un rôle particulier à jouer dans le nouveau Royaume dont la venue était imminente. Ainsi, dans son Commentaire sur Osée (1527), le Strasbourgeois Capiton affirmait que les juifs allaient, au cours des derniers jours, être à nouveau rassemblés en Palestine et qu'ils restaient le peuple élu."Nous y voilà ! Nous sommes à Strasbourg, au tout début de la Réforme. Déjà un homme comme Wolfgang Capiton, formé comme théologien catholique de haut niveau, devenu prédicateur évangélique à Saint-Pierre-le-Jeune dès 1524, étudie et enseigne l'hébreu. Il fait partie de ceux que Gérard E. Weil appelle "les hébraïsants chrétiens du 16ème siècle" (8).
Aux côtés de Martin Bucer (une rue à Strasbourg), et Matthieu Zell (une place à Strasbourg-Cronenbourg) et d'autres, il est le spécialiste de l'enseignement de l'hébreu (9). La réputation de Capiton dépasse cette rive du Rhin. Elle atteint Heidelberg où un tout jeune étudiant du nom de Paul Büchlein se passionne pour les études hébraïques. Il décide d'approfondir ses connaissances en suivant les cours de Capiton (10). À l'âge de 18 ans, en 1522, il arrive à Strasbourg où il reste cinq ans se consacrant à la grammaire, lexique et textes sous la direction de Capiton et se fait remarquer par Bucer. On écrira que le dénuement matériel l'a arraché à cette conquête intellectuelle dans une ville dont il apprécie les avantages culturels. II trouve un emploi d'éducateur-recteur de l'école latine à Isny, en Souabe, au-delà du lac de Constance, qui lui assure une sécurité matérielle tout en lui permettant de continuer à étudier.
Une réponse arrive. Elle est donnée par le célèbre bibliste et grammairien, Élie Lévita. Celui-ci est installé à Venise et publie ses travaux pour le compte du Cardinal Gilles de Viterbe chez Daniel Bomberg, lequel a imprimé une bible hébraïque, modèle de toutes celles qui paraîtront jusqu'au 19ème siècle. Or Daniel Bomberg vient de cesser son activité. Elle considère alors que la proposition d'Isny est providentielle. Il écrira :
"Ce même jour [...] il me parvint une lettre d'un chrétien demeurant en Allemagne et qui m'apportait la bonne nouvelle de la création récente d'une imprimerie destinée à éditer des ouvrages sans nombre. Il faisait appel à moi, son serviteur, pour être son assistant, afin de corriger les livres qu'il imprimerait; il m'offrait, pour ma peine, un bon salaire. De plus, il m'écrivait qu'il avait entendu que je détenais des ouvrages de mon cru encore inédits. II souhaitait les imprimer selon mon bon plaisir. En entendant ses gracieuses paroles, je m'écriais 'que c'était là une heureuse conjoncture'; en ce jour je pouvais espérer éditer tous les livres que j'avais écrits durant ma vie..." (12)Il faut maintenant essayer de se représenter ces quelques années d'une aventure humaine, intellectuelle et spirituelle qui unit dans une profonde amitié le grammairien juif, versé dans la massorah, et l'intellectuel chrétien. Dans l'ambiance à la fois animée et studieuse de l'imprimerie, naissent des livres tantôt rédigés par Lévita (le Meturgeman, le Tishbi), tantôt par Fagius (traduction latine des Pirqê Avoth, un commentaire des quatre premiers chapitres de la Genèse) mais assurément relus, corrigés et fabriqués par l'un comme par l'autre. D'autres ouvrages encore sortiront des presses d'Isny, de la même manière, en 1542 et 1543.
Entre-temps, en 1536, Fagius a fait un séjour à Strasbourg pour acquérir les grades universitaires qui lui permettent d'être pasteur. On lui propose un poste à Constance, mais il a la nostalgie de Strasbourg et de ses possibilités d'études approfondies. Un accord amiable est conclu avec les différentes communautés parties prenantes : d'abord un an à Constance, ensuite Strasbourg. Le déménagement pour Constance inclut la presse d'Isny et le matériel d'imprimerie. En 1543, en sortiront trois ouvrages élaborés par Fagius, la deuxième édition du commentaire des premiers chapitres de la Genèse, une méthode d'hébreu et une version bilingue, hébreu-latin, d'un commentaire de David Kimhi sur les 10 premiers psaumes de David.
Homme de la Renaissance, Paul Fagius étonne - comme tous ceux qui ont marqué cette époque - par sa puissance de travail. Son engagement de pasteur d'une forte communauté strasbourgeoise suffirait à un homme normalement constitué, mais il est aussi professeur ("enseignant chercheur" en termes contemporains), tout en passant une partie de l'année 1546 à réorganiser l'université de Heidelberg, ses publications laissent deviner le temps qu'il passe à rédiger et à traduire. Il faut aussi malheureusement ajouter qu'il est le champion d'une certaine conception du christianisme, qui l'oblige à mener un incessant combat aux côtés de Martin Bucer, à partir du moment où cette conception est menacée. En 1548, l'empereur Charles-Quint fait pression sur le magistrat de Strasbourg pour que la ville applique l'Intérim (14), autrement dit que les protestants, (qui constituent la grande majorité des Strasbourgeois), reviennent à des croyances et à des pratiques proches du catholicisme. Hommes de conviction, Martin Bucer et Paul Fagius s'opposent à la fois au pouvoir impérial et au pouvoir local. Ils sont démis de leurs fonctions, bannis, et doivent prendre le chemin de l'exil en avril 1549.
L'Angleterre les accueille. Elle propose à Fagius la chaire d'hébreu de l'université de Cambridge. Il ne l'occupera pas, mourant (d'épuisement ? d'empoisonnement ?) à la rentrée d'automne de cette même année 1549.
Relations judéo-chrétiennes | ||