En 1785, la Société royale des Sciences et des Arts de Metz mit comme sujet de son concours de 1787 la question suivante : "Est-il des moyens de rendre les Juifs plus heureux et plus utiles en France ?" La question ainsi posée était habile. Elle supposait que, dans l'état actuel, les Juifs n'étaient ni heureux, ni utiles, mais qu'ils pouvaient le devenir. On remarque que le "Est-il des moyens? ", loin d'avoir un sens restrictif, impliquait une acceptation tacite de l'amélioration du sort des Juifs, le seul obstacle restant l'éventuel aveuglement de ces derniers ou le poids des préjugés. Le climat intellectuel de l'époque, la présence à Metz d'une communauté juive modèle firent que, sur les dix manuscrits briguant les suffrages de la Société, seuls deux contenaient de violentes attaques contre les Juifs (un procureur au Parlement de Metz demandait leur déporta tion en Guyane et un bénédictin suggérait de les employer à l'api culture).
Parmi ces dix concurrents, quatre étaient ecclésiastiques, deux hommes de loi et l'on comptait même un Juif, Zalkind Hourwitz, d'origine polonaise, mais établi à Paris. Bien que fort détaché du judaïsme, Hourwitz avait tenu à participer au concours, car "il était donc absolument nécessaire que quelque Juif répondît à la question de l'Académie, n'importe comment, pourvu qu'il s'inscrivît en faux contre les reproches qu'on fait à sa nation".
La société messine ne retint que trois des dix manuscrits.
L'abbé Grégoire, curé d'Emberménil, Thiéry,
avocat nancéen, et Zalkind Hourwitz se partagèrent le prix. Ils
firent imprimer leurs mémoires, ce qui ne manqua pas de faire rebondir
le débat sur la question juive. Les travaux primés n'étaient
pas d'une grande qualité et le rapporteur, Rœderer, prit soin de
préciser qu'aucun des mémoires ne répondait véritablement
à la question posée. Il se félicitait cependant de ce que
" tous..., à un ou deux près, accusent nos préjugés
contre les Juifs d'être la cause première de leurs vices",
mais leur reprochait de ne pas avoir évoqué les dangers d'une
émancipation immédiate. Ces critiques étaient assez représentatives
de l'esprit du temps, de même que l'était la perception de la question
juive par les trois lauréats. A l'exception de Zalkind Hourwitz, le portrait
brossé des Juifs était peu flatteur et non exempt de préjugés.
Pour l'abbé Grégoire, "ce sont des plantes parasites qui
rongent la substance de l'arbre auquel elles s'attachent. Si les Juifs n'étaient
que des sauvages, on aurait plus de facilités pour les régénérer
". Quant à Thiéry, il constatait chez eux un " état
d'inertie, de stupidité dans lequel l'esclavage les a précipités"
et se demandait comment " changer la nature entièrement altérée,
corrompue, de leurs cœurs".
L'image du Juif tendait à souligner, en dépit de certains traits positifs, la dégradation physique et morale des enfants d'Israël, mais la société chrétienne en était unanimement rendue responsable. Thiéry exprimait de façon remarquable cette idée :
C'est nous qu'il faut accuser de ces crimes, injustement reprochés aux Juifs; c'est nous qui y forçons; c'est à la conduite barbare de nos pères envers eux, c'est à notre propre injustice que nous devons l'attribuer.
Si la société chrétienne est coupable, elle doit remédier au sort tragique des Juifs. Dans les trois mémoires, les remèdes n'étaient cependant pas clairement indiqués. Grégoire et Thiéry demandaient notamment l'abolition des derniers signes humiliants, particulièrement l'obligation de résider dans un quartier réservé. Rendre les Juifs heureux, c'était permettre leur fusion avec la population chrétienne tant par une réforme profonde de leurs structures socio-profes sionnelles que par l'adoption de la langue nationale et le développement de contacts sociaux fréquents. Les suggestions énoncées en ce sens par les trois auteurs révélaient des divergences graves. Grégoire et Hourwitz étaient partisans de mesures coercitives visant à l'annihilation du particularisme juif et de l'autonomie des communautés. Ainsi, Gégoire voulait :
"aider la bonne volonté des uns, la faire naître chez les autres et même contraindre la mauvaise... Il faut malgré eux mériter leur gratitude et les gêner d'une manière qui tourne à leur avantage comme à celui de la société "Hourtwitz écrivait notamment :
"Il serait même à désirer qu'on leur défendît d'avoir des rabbins, dont l'entretien coûte trop cher et qui sont absolument inutiles... Il faut défendre sévèrement à leurs rabbins et à leurs syndics. de s'arroger la moindre autorité sur leurs confrères hors dela synagogue...Le problème clef de l'émancipation était ainsi posé : l'amélioration du statut des Juifs devait-elle s'accompagner de la disparition des communautés juives et de leur autonomie ?
Thiéry faisait entendre un son de voix contraire. Préférant
voir les Juifs rester Juifs plutôt que de devenir ni Juifs, ni chrétiens,
il n'était pas hostile au maintien provisoire de l'autonomie et souhaitait
employer envers les Juifs "la confiance qui invite, plutôt que l'autorité
qui commande".
Sans doute, cela était dû au fait que le laïc Thiéry
ne partageait pas la vision paulinienne d'une conversion finale des Juifs, qui
guidait l'action de Grégoire. Ce dernier ne cachait pas ses intentions
:
"L'entière liberté religieuse accordée aux Juifs sera un grand pas en avant pour les réformer, et j'ose le dire, pour les convertir ; car la vérité n'est persuasive qu'autant qu'eUe est douce."Au-delà de ces divergences, tous étaient d'accord pour admettre l'urgence d'une amélioration du sort des Juifs.
" Soyons justes envers eux pour qu'ils le deviennent envers nous, c'est le vœu de l'humanité et de tous les gens raisonnables ; tout porte à croire que le gouvernement l'a recueilli et ne tardera pas à le réaliser."
Relations judéo-chrétiennes avant 1939 | ||