Ce texte est un résumé des idées développées
plus longement auparavant par Grégoire dans son Essai de 1788 sur
la régénrération physique, morale et politique des Juifs.
Il a été en prononcé 1789, mais ce n'est qu'en septembre
1791 que la Constituante vota le décret donnant la citoyenneté
française aux Juifs qui prêteront le serment civique.
Les sous-titres sont de la Rédaction du Site
Messieurs, Vous avez consacré
les droits de l'homme et du citoyen, permettez qu'un curé catholique
élève la voix en faveur de cinquante mille Juifs épars
dans le Royaume, qui, étant hommes, réclament les droits de citoyens.
Depuis quinze ans j'étudie les fastes et les usages de ce peuple singulier,
et j'ai quelque droit de dire qu'une foule de personnes prononcent contre lui
avec une légèreté coupable. Des préventions défavorables
infirmeraient d'avance tous mes raisonnements, si je ne parlais pas à
des hommes qui, supérieurs aux préjugés, n'interrogeront
que la justice. C'est avec confiance, messieurs, que plaidant la cause des malheureux
Juifs devant cette auguste Assemblée, j'adresse à vos esprits
le langage de la raison, à vos cœurs celui de l'humanité.
Après un tableau rapide de l'établissement des Juifs dans les
provinces septentrionales de la France, et des malheurs du peuple hébreu
depuis sa dispersion, j'exposerai les causes qui ont altéré les
traits natifs de son caractère; ce développement sera suivi des
moyens de le régénérer, de le réintégrer
dans tous ses droits.
La discussion de cette affaire assez neuve exige des détails auxquels
je dois descendre; pour le surplus, je renvoie aux preuves consignées
dans l'ouvrage que j'ai publié sur cet objet.
Qu'après cela la calomnie m'outrage et mes motifs, et ceux des honorables
membres qui appuient ma motion, vengeront l'humanité; eux et moi ne daignerons
pas seulement accorder un sourire de pitié à des inculpations,
qui seraient ridicules si elles n'étaient point trop absurdes. Les âmes
honnêtes s'honorent toujours des clameurs et des insultes des pervers.
La Lorraine a des Juifs depuis environ quatre cents ans; leur nombre fut limité en 1733 à cent quatre-vingts familles, mais présentement ils sont près de quatre mille personnes.
L'établissement des Juifs à Metz remonte au moins à l'an 888 ; après diverses révolutions, quatre familles, tiges de toutes celles d'aujourd'hui, y obtinrent en 1567 le droit d'indigénat ; leur nombre n'y peut excéder quatre cent dix-huit familles. Il constate par un calcul de la police, qu'en février 1788 ils étaient dix-huit cent soixante-cinq individus, qui avec quinze cents autres, répandus dans la Généralité des Trois Évêchés, composent environ deux mille quatre cents personnes. Avant de passer outre, je dois, messieurs, vous dire qu'en 1715, le duc de Brancas et la comtesse de Fontaine exposèrent au Régent, que chaque famille juive de cette Généralité devait au roi quarante livres annuelles pour droit de protection, et demandèrent qu'on leur accordât la jouissance de ce droit; ils l'obtinrent pour trente ans. Trois ans après il fut converti en une somme annuelle de vingt mille livres ; les trente ans révolus, les héritiers de cette famille ont obtenu successivement deux prorogations, dont la dernière doit expirer en 1805, et alors la pension de vingt mille francs sera, dit-on, substituée à un hôpital de Metz. Je ne sais quelle politique barbare a cru devoir doter un asile de misère en pressurant des malheureux.
D'autres sont répandus dans diverses villes de la France comme Paris,
Lyon, Dieppe, Marseille, etc. La plupart sont Juifs allemands, ainsi que ceux
d'Alsace, Lorraine et Trois-Évêchés; ils diffèrent
à quelques égards des Juifs portugais, établis surtout
à Bordeaux et à Bayonne; ceux-ci sont naturalisés français,
et jouissent de tous les droits de citoyen depuis Henri I I;
et ce serait une idée très fausse de croire que les Juifs des
trois provinces leur sont assimilés.
Les États généraux ayant été convoqués, la France a vu luire l'aurore du bonheur, un rayon d'espérance est tombé sur les Juifs. Au mois de mai dernier des lettres du Garde des Sceaux, remises par les intendants, autorisaient les Juifs à s'assembler par-devant leurs syndics en la manière accoutumée, pour nommer chacun deux députés dans les provinces respectives, et apporter les cahiers de leurs doléances, qui devaient être fondus en un seul lors de leur réunion dans la capitale, remis ensuite au garde des sceaux pour en référer au Roi, ce qui s'est fait; et M. le Garde des Sceaux actuel m'a renvoyé les pièces pour en faire usage à l'Assemblée Nationale. Bien des gens se persuadent faussement que les Juifs ont la liberté civile en vertu de l'édit de 1787, concernant les non-catholiques ; il n'a été homologué au parlement de Metz qu'en exceptant les Juifs; il l'a été sans clause restrictive à Colmar et à Nancy ; mais ils ont toujours été exclus du bienfait de la loi.
Depuis Vespasien, l'histoire des Juifs n'offre que des scènes de douleurs, et des tragédies sanglantes. Ce peuple malheureux vit en même temps son temple brûlé, ses villes rasées, sa capitale en cendres, son corps politique dissous, et ses enfants devenus le jouet de la fortune et le rebut de la terre. Pour aggraver leur désastre, on les força de quitter à jamais une patrie que des motifs puissants rendaient si chère à leurs cœurs. En s'arrachant des lieux qui les ont vus naître, vers lesquels sans cesse ils tournent les regards, mais qu'ils ne reverront plus, ils se traînent dans tous les coins du globe pour y mendier des asiles; ils vont en tremblant baiser les pieds des nations qui les lèvent pour les écraser, et chez lesquels ils n'échappent au supplice qu'à la faveur du mépris; leurs soupirs même sont traités comme cris de rébellion, et la fureur populaire qui s'allume comme un incendie parcourt les provinces en les massacrant. Les effets de la haine étaient ralentis, lorsque les nations étaient occupées de leurs propres défaites. Le peuple hébreu n'avait alors que les malheurs communs à supporter, c'étaient ses moments de paix ; mais la rage de ses ennemis se réveilla, lors des expéditions en Palestine. La population juive parut ne s'être accrue que pour fournir de nouvelles victimes. A Rouen on les égorgea sans distinction d'âge ni de sexe. A Strasbourg, on en brûla quinze cents, treize cents à Mayence ; à Trèves, à York, les Juifs enfoncèrent eux-mêmes le couteau dans le sein de leurs femmes, de leurs enfants, disant qu'ils aimaient mieux les envoyer dans le sein d'Abraham, que les livrer aux chrétiens ; et saint Bernard, après avoir prêché la croisade, s'empressa de prêcher contre la cruauté des croisés.
Quand la féodalité naquit, les Juifs commencèrent à porter dans toute l'Europe les chaînes de la servitude; on les soumit à d'énormes impôts, ils payaient même le droit de se convertir. Les croisés avaient tué les Juifs au nom de la religion, pour s'arroger le droit de les piller; leurs usures servirent de prétexte aux princes, pour les piller à leur tour. Une politique barbare calculait ce qu'elle pouvait en extorquer de numéraire; c'était leur accorder une grâce insigne, que de se borner à confisquer leurs immeubles; la mort était presque toujours le prix du sacrifice de leur fortune. Les règnes de trois de nos rois, Philippe Auguste, Philippe le Bel, Philippe le Long, sont marqués en caractère de sang dans les fastes des Juifs. Ceux de Bretagne, coupables d'exactions envers les cultivateurs du pays, furent chassés en 1239, par Jean le Roux, duc de cette province ; il déchargea leurs débiteurs, permit à ceux qui en avaient des effets de les garder, et défendit d'informer contre quiconque aurait tué des Juifs. Le mépris les destinait à la flétrissure, et la rage aux tourments. Les chassait-on ? Avant leur sortie du pays ils étaient sûrs de recueillir des outrages, des tourments ou la mort. Les rappelait-on ? C'était pour les abreuver d'humiliations, de douleurs, mille fois pires que la mort. A Toulouse, trois fois l'an on les souffletait en cérémonie; à Béziers on les chassait de la ville à coups de pierre le jour des Rameaux, ils n'y rentraient que le jour de Pâques. On enflerait des volumes, en racontant les cruautés de cette espèce, dont les Français, comme les autres peuples, ont souillé leur histoire.
Depuis la prise de Jérusalem, il est peu de contrées en Europe où les Juifs n'aient été sans cesse entre les poignards et la mort, chassés, pillés, massacrés, brûlés. L'univers en fureur s'est acharné sur le cadavre de cette nation; presque toujours leur mieux fut de ne verser que des larmes, et leur sang a rougi l'univers. Nous ne parlons qu'avec horreur du massacre de la Saint-Barthélemy ; mais les Juifs ont été deux cents fois victimes de scènes aussi tragiques, et quels étaient les meurtriers ?
Depuis dix-sept siècles les Juifs se débattent, se soutiennent à travers les persécutions et le carnage. Toutes les nations se sont vainement réunies pour anéantir un peuple qui existe chez toutes les nations. Les Assyriens, les Perses, les Mèdes, les Grecs et les Romains ont disparu, et les Juifs, dont ils ont brisé le sceptre, survivent avec leurs lois aux débris de leur royaume et à la destruction de leurs vainqueurs. Tel serait un arbre qui n'aurait plus de tige, et dont les rameaux épars continueraient de végéter avec force. La durée de leurs maux s'est prolongée jusqu'à nos jours. Pour eux la vie est encore un fardeau; pour eux le jour s'écoule sans autre consolation, a dit un d'entre eux, que d'avoir fait un pas de plus vers le tombeau. Que dira la postérité, quand, dans les archives d'un peuple doux et aimant, elle lira les horreurs que l'on vient d'exercer, que l'on exerce peut-être encore en ce moment contre les Juifs de Lixheim sur les frontières de la Lorraine allemande, et contre ceux de l'Alsace ? Grâce à d'estimables républicains, ils ont trouvé au moins un asile passager, et les habitants de Bâle et de Mulhausen qui ont accueilli les malheureux, feraient rougir leurs tyrans s'ils en étaient capables.
Dans les siècles ténébreux du moyen âge, on accusa les Juifs de tous les fléaux dont le ciel affligeait la terre. On les chargea de crimes toujours présumés et jamais prouvés, comme d'immoler des enfants chrétiens, d'empoisonner des fontaines, les puits et même les rivières, de crimes dont ils n'auraient pu recueillir d'autres fruits que de nouveaux massacres, si leur exécution eut été possible; mais la haine raisonne-t-elle? On commençait par égorger, sauf à examiner ensuite si les défunts étaient coupables; et dans quel siècle grand Dieu? Précisément dans le même siècle où l'avarice et la calomnie traînaient au bûcher les chevaliers du Temple avec leur vénérable grand-maître, et ces faits sont consignés, non dans l'histoire des tigres, mais dans celles des hommes. Que ne peut-on par des larmes en effacer bien des pages ?
Rien de plus propre à exciter la curiosité, l'indignation et la douleur que de voir en divers lieux les présents, qu'au nouvel an surtout, les Juifs sont obligés de faire à des hommes en place ou à leurs subalternes, pour acheter une protection flétrissante; ces tributs de la faiblesse à la force sont considérés comme des redevances annuelles. Où prendront pour y subvenir des malheureux déjà grevés d'impôts, dont les bras sont liés, et les moyens d'acquérir si bornés ? Dans son triste galetas le pauvre Israélite étouffant les soupirs d'une âme consternée, et condamné à vivre, pourrait invoquer la mort avec plus de sincérité que le bûcheron harassé. Communément sobre, il se retranche avec résignation ; communément bon père, il retranche à ses enfants avec serrement de cœur quelques bouchées d'une chétive nourriture, recoud quelques lambeaux de plus à son vêtement délabré, économise quelques deniers de misère pour fournir à l'avidité des harpies qui mangeraient même sa table.
Dans une de nos villes de France un Juif est saisi exerçant un métier, on le traîne devant le juge. J'ai, dit-il, six enfants couchés dans l'ordure, mourant de faim et de froid ; on va pendre mon frère pour crime commis dans le désespoir, je demande de partager son supplice avant que je devienne coupable.
A la honte de notre siècle le nom Juif est encore un opprobre, et très souvent des disciples du maître le plus charitable insultent à des malheureux, dont le crime est d'être Juif, et qui rampent sur nos routes couverts des lambeaux de la pauvreté.
Dans ce siècle qui se qualifie par excellence le siècle des lumières, qui se vante de rendreà l'homme ses droits et sa dignité première, c'est toujours à mes yeux un phénomène moral de voir quelquefois ceux qui parlent le plus de tolérance faire une exception éclatante contre les Juifs, souvent sans avoir de notion précise sur la tolérance, sans avoir même discerné les diverses acceptions de ce terme.
L'intolérance religieuse n'admet pour vraie que la religion qu'on professe, et à ce titre le catholicisme se glorifiera toujours d'être intolérant, parce que la vérité est une. Au lieu que la tolérance civile laisse chacun sans l'approuver, mais aussi sans le gêner, professer son culte; cette faculté est de droit naturel ; c'est un principe que Fénelon inculquait à son illustre élève; c'est un principe qui nous paraîtrait d'une évidence irrésistible, si nous, catholiques, habitions une contrée non catholique, où l'on mettrait en question la tolérance. Ne confondez pas ce mot avec celui de culte public ; c'est au tribunal de la politique qu'il faut juger si la tranquillité de l'état permet d'accorder à une secte la publicité du culte ou seulement la tolérance. Une décision sur cet objet doit toujours être le fruit des plus hautes considérations; il faut avoir pesé le passé et s'il est possible, l'avenir, dans la balance politique.
Je place ici une observation dont j'offre la preuve, c'est que, généralement parlant, personne ne fut plus modéré envers les Juifs que le clergé, car il ne faut pas juger de son esprit par celui de l'inquisition d'Espagne. Les États du Pape furent toujours leur paradis terrestre. Leur ghetto à Rome est encore le même que du temps de Juvenal ; et, comme l'observe M. de Buffon, leurs familles sont les plus anciennes familles romaines. Le zèle éclairé des successeurs de Pierre protégea toujours les restes d'Israël. Il nous reste des épîtres de Grégoire IX à saint Louis, pour censurer ceux qui du manteau de la religion couvraient leur avarice, afin de vexer les Juifs. Je vois Innocent IV écrire pour les justifier, et se plaindre qu'ils sont plus malheureux sous les princes chrétiens, que leurs pères sous les rois égyptiens. Tandis que l'Europe les massacrait au XIVe siècle, Avignon devint leur asile, et Clément VI, leur consolateur et leur père, n'oublia rien pour adoucir le sort des persécutés, et désarmer les persécuteurs. On lit encore avec transport une épître d'Alexandre II, adressée aux évêques de France, qui avaient condamné les violences exercées contre les Juifs. Ce monument honorera constamment la mémoire du pontife romain comme celle des prélats français, et certainement le clergé actuel rivalisera avec celui qui l'a devancé.
Les oracles qui annoncent la désolation d'Israël montrent dans le lointain l'instant qui doit la terminer; et quand même avant cette époque nous allégerions les fers des Juifs, ils seraient également sans autel, car nous ne prétendons pas leur rendre le temple de Jérusalem, et sans sceptre, car en leur accordant une terre de Gessen, nous n'irons pas choisir nos pharaons chez eux. N'essayons pas de rendre la religion complice d'une dureté qu'elle réprouve ; en prédisant les malheurs d'une nation l'Eternel n'a jamais prétendu justifier les barbaries des autres. Le souffle de la colère divine a dispersé les enfants de Jacob sur l'étendue du globe pour un temps limité, mais il dirige les événements d'une manière conforme à ses vues supérieures; et sans doute il nous réserve la gloire de préparer par nos bontés la révolution qui doit régénérer ce peuple. Il viendra, cet heureux jour, et sans doute nous touchons à son aurore.
Moïse avait donné à son peuple une loi qui l'isolait. Loi très sage pour consolider l'union des Israélites avec leurs frères, et combattre le penchant qui les portait à imiter les mœurs dépravées et le culte idolâtre des nations voisines de la Judée ; mais ces lois relatives aux dangers rompaient-elles le lien social ? Défendaient-elles à Salomon de s'allier avec Hiram ? Condamnaient-elles l'Hébreu, lorsqu'il allait aiguiser son soc chez les Philistins, qu'il accueillait les officiers de la Reine de Saba, et qu'il était ministre ou courtisan dans le palais de Babylone ?
J'ai ouï objecter (et je ne reviens pas de ma surprise) qu'il est impossible de mettre au pair des citoyens des gens qui jamais ne voudront s'unir par le mariage avec les autres peuples. Voici une retorsion qui, pour être plaisante, n'en serait pas moins bonne. Chrétiens ou Juifs, l'éloignement est réciproque; ainsi avec ce bel argument je vais vous prouver que jamais on ne pourra rendre les Français citoyens, parce qu'ils n'épouseront pas les filles juives ; la loi de Moïse réprouvait à la vérité des alliances qui pouvaient exposer les Juifs à idolâtrer ; mais cette loi qui souffrait des exceptions, empêchat-elle Esther d'épouser légitimement Assuérus ? Et que diront les auteurs de cette objection, en apprenant qu'en Angleterre on voit des mariages entre Juifs et chrétiens ; que dans les premiers âges du christianisme, spécialement entre 440 et 450, ces unions étaient assez communes ? Nos théologiens avouent que l'empêchement fondé sur la disparité du culte n'a pas été introduit par un décret général, car on n'en trouve pas de bien précis ; mais par une coutume qui, adoptée universellement, a obtenu force de loi, et qui étant purement objet de discipline, peut être abrogée sans ébranler le dogme.
Quant à leurs mœurs prétendues inalliables, parce qu'ils refusent de partager la table des chrétiens, rien de plus faux, et j'en appelle à l'expérience journalière. Et qu'importe d'ailleurs à la tranquillité politique cette différence diététique ? Quelques provinces de la Pologne et de la Russie offrent un mélange bizarre; près d'un protestant, qui mange son poulet le vendredi, est un catholique qui se borne aux œufs; l'un et l'autre boivent du vin et travaillent ce vendredi, à côté d'un Turc qui s'abstient du vin et chôme ce jour-là, et ces variétés n'altèrent point l'harmonie civile.
Je termine cet article par un raisonnement simple et péremptoire. Au
commencement de l'ère chrétienne, les Juifs dispersés avaient
la même loi qu'aujourd'hui, et à peu près les mêmes
préjugés, car les Talmuds avaient déjà falsifié
la loi de Moïse;
ils exerçaient tous les métiers, ils remplissaient toutes les
autres fonctions civiles ; parsemés chez les nations, tous allaient adorer
diversement dans des temples divers, et au sortir de là montaient sur
les mêmes vaisseaux pour sillonner les mers, marchaient aux combats sous
les mêmes étendards, et arrosaient les mêmes campagnes de
leurs sueurs. Voilà une donnée, un point de départ, pour
savoir si l'on peut les incorporer à la société générale;
toutes les objections tombent quand l'expérience parle.
Mais, réplique-t-on, le Juif est ennemi né de tout ce qui n'est
pas lui. Je réponds que cette haine est condamnée par la loi mosaïque,
qui impose l'obligation d'une philanthropie universelle. La trouverait-on, cette
haine, dans ces livres sacrés, qui ordonnent si formellement et si souvent
d'accueillir l'étranger, assimilé au pupille et à la veuve;
qui statuent, qu'en moissonnant, on laissera des épis, en vendangeant,
des grappes en faveur du pauvre et de l'étranger ? Presque tous les livres
symboliques des Juifs, imprimés depuis trois siècles, portent
au frontispice un axiome, qui ordonne expressément l'amour des autres
nations.
Si cependant le Juif, honni, outragé et proscrit partout, a quelquefois
détesté ses tyrans; si le Juif, harcelé par des hostilités
continuelles, par les attentats les plus criants, a quelquefois repoussé
la force par là force, ou opposé la haine à la fureur,
cette conduite ne sort pas de la nature, quoiqu'elle s'écarte de la raison.
Mais prendrez-vous les paroxysmes instantanés de la vengeance, pour l'état
habituel et nécessaire de son âme ? Estce raisonner que de dire
le Juif nous a haïs lorsque nous l'avons accablé de maux, donc il
nous haïra lorsque nous le comblerons de bontés?
Tant de lois portées contre les Juifs leur supposent toujours une méchanceté native et indélébile ; mais ces lois, filles de la prévention et de la haine, n'ont d'autres fondements que le motif qui les inspire. Je croirai ce peuple susceptible de moralité, tant qu'on ne me montrera pas des obstacles invincibles dans son organisation physique, dans sa constitution religieuse et morale ; je l'en crois capable, surtout lorsque appelant l'expérience à l'appui du raisonnement, je vois des Juifs vertueux dans les lieux où, comptés parmi les citoyens, ils vivent paisiblement à l'ombre des lois protectrices. Ne soyons pas assez inconséquents pour leur demander des mœurs lorsque nous les avons forcés à devenir vicieux; rectifions leur éducation pour rectifier leurs cœurs; depuis longtemps on répète qu'ils sont hommes comme nous, ils le sont avant d'être Juifs.
Mais si les Juifs sont flétris par nos accusations et par leurs vices, ils présentent aussi des titres à nos éloges. On voit éclore en eux des vertus et des talents, partout où l'on commence à les traiter en hommes. Depuis deux siècles, en Hollande nul n'a été condamné à mort. A Londres, les Juifs portugais sont des citoyens utiles attachés à l'État par leurs capitaux, qui font partie de la richesse nationale. Dans les colonies, ils ont su captiver l'estime publique, et si l'on se rappelle la prévention générale contre eux, on conviendra qu'un Juif estimé est incontestablement estimable. Je pourrais alléguer une foule de traits empruntés des contrées étrangères; mais pour me renfermer dans la nôtre, je vous rappellerai les Juifs de Bordeaux se cotisant pour subvenir aux frais de la guerre, et surtout un Gradix soutenant les colonies affligées par la famine. En pariant de ceux de l'Alsace, j'ignore s'il faut plutôt rappeler leurs torts que ceux des chrétiens, mais Boulainvilliers observe que les Juifs de cette province furent d'un grand secours aux Alsaciens pendant les guerres du siècle dernier. La fidélité de ceux de Metz est mentionnée dans divers arrêts, et plusieurs fois ils ont rendu des services importants. Dans la guerre qui finit par le traité de Riswick, ils firent venir d'Allemagne beaucoup de chevaux pour la cavalerie, malgré les défenses sous peine de la vie d'en faire passer en France. La modicité des récoltes de 1698 faisait appréhender une disette, ils tirèrent des grains de Francfort, et pour ramener l'abondance dans la province, ils firent le sacrifice de trente mille livres sur le prix de l'achat.
Ce qui pourrait en résulter serait de conduire les Juifs au libertinage, et cependant on ne peut pas leur reprocher le dérèglement qui flétrit et dépeuple nos villes. Rien de plus rare chez eux que l'adultère, l'union conjugale y est vraiment édifiante. Ils sont bons époux et bons pères. Leurs femmes après l'enfantement daignent encore se souvenir qu'elles sont mères. Jamais on n'en voit négliger leur ménage ou le dilapider. Elles ne connaissent pas la passion du jeu; les révolutions des modes ne les atteignent guère. On remarque chez les Juifs une tendresse effective pour les auteurs de leurs jours; il leur est enjoint de respecter leur instituteur à l'égal de leur père; et même plus, car celui-ci, disent-ils, ne donne que l'être et l'autre le bien être; ils s'honorent d'une tendre vénération pour les vieillards, vertu touchante, presque inconnue dans nos mœurs, mais si célèbre dans la haute antiquité, et qui rappelle le gouvernement patriarcal.
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