PRÉSIDENCE DE M. LE BARON ALPHONSE DE ROTHSCHILD, PRÉSIDENT.
A l'ouverture de la séance, M. le président s'exprime
en ces termes :
MESDAMES ET MESSIEURS,
La séance à laquelle vous êtes conviés n'est pas
une séance ordinaire ; c'est une véritable solennité
qui marquera dans les annales de notre Société.
M. Renan, dont le nom a une célébrité européenne,
a bien voulu venir parmi nous pour faire une de ces conférences qui
sont un véritable événement littéraire. Nous le
remercions sincèrement de l'honneur qu'il veut bien nous faire. Nous
y sommes doublement sensibles, d'abord parce que sa présence donne
à réunion un éclat véritablement exceptionnel,
et suite parce qu'il est la preuve éclatante que la science et le talent
s'intéressent à nos études.
C'est avec une profonde reconnaissance que je me permets de lui donner la
main en le remerciant.
M. Ernest
Renan répond :
Je suis infiniment heureux, Monsieur le baron, des paroles par lesquelles
vous avez eu la bonté de m'introduire auprès de cette assemblée.
J'ai été, en effet du nombre de ceux qui ont applaudi tout d'abord
à la formation de cette Société des études juives,
à laquelle je crois un si grand avenir. J'ai applaudi, en particulier,
à l'article de vos statuts qui permet à des personnes étrangères
à la communauté israélite de faire partie de votre Société.
Vous avez eu parfaitement raison, Messieurs, d'introduire cette disposition dans votre règlement. Sans doute, les études juives vous appartiennent de plein droit ; mais, permettez-moi de le dire à votre gloire, elles appartiennent aussi à l'humanité. Les recherches relatives au passé israélite intéressent tout le monde. Toutes les croyances trouvent dans vos livres le secret de leur formation. Celui qui veut fouiller ses origines religieuses arrive nécessairement à l'hébreu. Ces études, tout en étant votre domaine propre, sont donc même temps le domaine commun de tous ceux croient ou qui cherchent.
Quelle merveilleuse destinée, en effet, que celle de votre livre sacré, de cette Bible qui est devenue l'aliment intellectuel et moral de l'humanité civilisée ! S'il est une portion du monde qui rappelle peu la Judée, ce sont assurément nos îles perdues de l'Occident et du Nord. Eh bien ! de quoi s'occupe-t-on dans ces pays lointains, habités par des races si différentes de celles de l'Orient ? De quoi s'y occupe-t-on ? De la Bible, Messieurs, de la Bible avant tout.
Il y a au nord de l'Écosse, à trente lieues à peu près de la côte, au milieu d'une mer sauvage, un rocher isolé qui pendant la moitié de l'année est presque plongé dans les ténèbres. Cette petite île s'appelle Saint-Kilda. Je lisais dernièrement des renseignements très curieux sur cet îlot, qui pourrait nous fournir des données intéressantes sur la race celtique à son état pur. Pendant des mois entiers, on y est sans relations avec le reste du monde. On doit s'ennuyer beaucoup à Saint-Kilda, et la société doit y être peu variée. Eh bien ! que fait-on dans cette petite terre oubliée ? On lit la Bible du matin au soir; on cherche à la comprendre.
J'ai un peu visité le nord de la Scandinavie ; j'ai aperçu quelques campements de Lapons. Ces Lapons sont à demi civilisés. Ils savent lire maintenant. Eh bien ! que lisent-ils ? La Bible, toujours la Bible. Ils l'entendent à leur façon la prennent de la manière la plus originale, avec une sorte de passion sombre et intelligence profonde.
Vous avez donc ce privilège incomparable que votre livre est devenu le livre du monde entier; par conséquent ne vous en prenez qu'à vous-mêmes si tout le monde veut se mêler à vos études. Vous partagez ce privilège de l'universalité avec une autre race, qui, aussi, a imposé sa littérature à tous les siècles et à tous les pays, c'est la Grèce. Assurément nous nous plaindrions si les Grecs modernes venaient dire : "Nous seuls, avons le droit de nous occuper du grec. — Pardon, répondrions-nous, tout le monde admire votre ancienne littérature, tout le monde a le droit de l'étudier." La Bible, de même, étant le bien commun l'humanité, appartient à l'espèce humaine tout entière, tous peuvent collaborer avec vous. Nous vous remercions donc, Messieurs, de ce que vous avez bien voulu nous admettre, comme des Samaritains de bonne volonté, à travailler à côté de vous à l'oeuvre qui intéresse tous également.
Il est si vrai que les études hébraïques sont la construction commune des études religieuses de monde, que tous ceux qui cherchent à se rendre compte de leur foi sont amenés à s'occuper de votre passé religieux. Quand on veut approfondir le christianisme par exemple, c'est le judaïsme qu'il faut étudier. Attaché par une de ces traditions d'enfance qui sont les plus chères et qui durent le plus, attaché, dis-je, au christianisme par une de ces traditions, je crus ne pouvoir mieux prouver mon respect pour la doctrine chrétienne qu'en l'examinant de très près. — Je pense qu'un examen sérieux , consciencieux, est la plus grande marque de respect que l'on puisse donner aux croyances religieuses.
A quoi me trouvai-je mené par cette analyse du christianisme ? Je me trouvai mené à l'étude du judaïsme ; car, je le répète, le chrétien qui veut se rendre compte de sa foi est nécessairement conduit à l'hébreu. Et, assurément, cette étude produisit dans mon esprit la révolution la plus profonde. C'est du jour où j'ai commencé à connaître votre passé que mes idées se sont, je puis le dire, fixées sur l'histoire religieuse de l'humanité.
L'étude du christianisme m'inspira la résolution d'écrire l'histoire des origines chrétiennes. Mais l'histoire des origines chrétiennes, qu'est-ce, Messieurs ? C'est essentiellement votre histoire. Je reconnais que, pour être complètement logique, j'aurais dû commencer mon histoire des origines du christianisme par une histoire du peuple juif. Si je me suis jeté, comme on dit, au milieu du sujet, c'est qu'on ne sait pas la durée de la vie et qu'on va d'abord au plus pressé. Aussi, maintenant que j'ai raconté comme je l'ai pu les cent cinquante premières années du christianisme, je voudrais que ce qui me reste de vie et de force fût consacré à l'histoire antérieure, où se trouve, je le reconnais, la véritable explication du christianisme.
Les origines du christianisme, en effet, doivent être placées au moins 750 ans avant Jésus-Christ, à l'époque où apparaissent les grands prophètes, créateurs d'une idée entièrement nouvelle de la religion.
C'est là votre gloire, Messieurs, la gloire d'Israël ; c'est là le grand secret dont vous êtes les dépositaires : c'est dans le sein de votre race, environ 7 ou 800 ans avant Jésus-Christ, — ces années-là ne se supputent pas d'une manière bien rigoureuse, — c'est dans le sein d'Israël que s'est accompli d'une manière définive le passage de la religion primitive, pleine de superstitions malsaines, à la religion pure et, on peut le dire, définitive de l'humanité.
La religion primitive, autant qu'il est permis de l'entrevoir, a dû participer de la grossièreté inhérente aux origines de l'humanité. Ce fut une religion très égoïste. On se figurait Dieu ou les dieux manière plus ou moins analogue à l'homme, et oncherchait à prendre la Divinité ou les divinités comme on prend les hommes, c'est-à-dire par l'intérêt, par des dons, des cadeaux. On cherchait à s'insinuer dans leurs faveurs en leur offrant quelque chose d'agréable, des sacrifices surtout, qu'on supposait devoir être bien accueillis d'eux.
C'était un culte essentiellement intéressé. L'homme était entouré de terreurs, de causes inconnues, ets'imaginait arriver à ses fins en captant la faveur de ces causes inconnues, en les attachant au service de son ambition ou de sa passion.
Lisez cette inappréciable inscription de Méscha que nous avons au musée du Louvre, et qui montre bien l'état de la conscience d'un roi de Moab 900 ans avant J.-C. Méscha offre des sacrifices cherche à être agréable de toutes les manières au dieu Chamos, qui lui rend le prix de sa piété en lui faisant remporter des victoires et en le protégeant dans toutes les occasions. Méscha, en un mot, est le favori de Chamos. Et pourquoi cela ? Parce que Méscha est un homme d'une grande élévation morale ? Oh ! c'est peu probable. Nous n'avons pas beaucoup de renseignements sur cette époque reculée ; mais je crois nous ne nous avancerions pas beaucoup en disant que Chamos était attaché à Méscha pour de toutes raisons que parce que celui-ci était un très galant homme. Le dieu Chamos ne parait pas avoir été sensible à cette considération-là.
Que si nous passons de la religion de Moab religion d'Israël, le contraste est frappant. Lisons, par exemple, le psaume 15, qui, comme la plupart des psaumes n'est pas daté, mais où nous trouvons l'expression d'un sentiment fort ancien. Qu'y lisons-nous ?
Le psalmiste se demande ce qu'il faut faire pour être le protégé de Iahvé, pour être son ger, "son voisin". Cette situation du ger à l'égard du dieu qu'il servait est devenue bien claire par les inscriptions phéniciennes, rapprochées de certaines expressions arabes. Le ger, le voisin d'un dieu, c'était celui qui vivait à côté du temple de ce dieu ; c'était son parasite, son commensal, participant à la bombance qui résultait des sacrifices offerts au dieu. Le vosin du dieu était ainsi couvert par la protection du dieu, qui s'étendait comme deux grandes ailes autour du temple. Or cette protection, ces avantages, cette faveur, le ger, chez les Phéniciens, par exemple, cherchait-il à s'en rendre digne en étant un honnête homme, en perfectionnant son être moral ? Non certes ; les renseignements que nous avons sur ces gérim porteraient à croire tout le contraire. Lisons maintenant notre psaume 15. Nous allons voir quelles doivent être les qualités du protégé, du voisin de Iahvé, de celui que le Dieu d'Israël couvre de ses ailes.
Iahvé, qui mérite d'être ger de ta tente ? Qui mérite d'habiter sur ta montagne sainte ? |
Celui qui marche immaculé Et qui pratique la justice, Qui parle vrai dans son coeur ; Qui ne calomnie point avec sa langue, Qui ne fait point de mal à son prochain, Qui n'outrage point son semblable, Qui n'accepte point de cadeaux au détriment du faible. |
Voilà donc, Messieurs, les qualités du ger,
du voi sin, du protégé de Iahvé. On est le protégé
de Iahvé en étant un honnête homme (1).
Je ne dis pas que le psaume 15 ait exprimé cela la première fois ; mais c'est bien Israël qui a dit cela pour la première fois. Si le psaume n'est pas daté, voici un texte qui l'est d'une façon incontestable; le premier chapitre d'Isaïe :
Écoutez la parole de Iahvé, juges de Sedom; prêtez l'oreille à l'enseignement de notre Dieu, peuple de Amora. "Que m'importe la multitude de vos sacrifices ?" dit Iahvé; "je suis écoeuré de la fumée des béliers, de la graisse des veaux; le sang des taureaux, des agneaux et des boucs, je n'en veux plus. Cessez de m'apporter ces vaines offrandes ; leur odeur me fait mal au coeur... Vos fêtes et vos néoménies, mon âme les hait, elles me sont à charge; je ne peux les plus supporter. Multipliez vos prières tant que vous voudrez; je ne les écoute pas, car vos mains sont pleines de sang. Lavez-les d'abord, purifiez-vous ; ôtez de devant mes yeux vos actions coupables; cessez de faire le mal ; apprennez à bien faire ; cherchez la justice, soutenez l'opprimé, faites droit à l'orphelin, défendez la veuve." |
Ah ! Messieurs, voilà un dieu tout nouveau, un dieu profondément distinct du Chamos de ce roi Méscha et de tous les dieux de l'antiquité. La morale est entrée dans la religion; la religion est devenue morale. L'essentiel n'est plus le sacrifice matériel. C'est la disposition du coeur, c'est l'honnêteté de l'âme qui est le véritable culte.
Eh bien ! ces paroles sont datées ; elles sont authentiques, elles sont d'environ 725 ans avant Jésus-Christ. Elles signalent l'avènement de la religion pure dans l'humanité. Logiquement parlant, un tel mouvement devait aboutir à la suppression des sacrifices ; mais il est rare qu'on atteigne à l'idéal absolu; il est difficile de faire disparaître des usages chers à un peuple et devenus nationaux. L'esprit du moins resta. L'esprit des prophètes, c'est l'esprit même d'Israël. Après la captivité, nous le retrouvons plus éclatant que jamais dans ces admirables écrivains du VIe siècle avant Jésus-Christ, dont le rêve est une religion qui puisse convenir à l'humanité tout entière.
Tant que le culte réside dans des pratiques matérielles, on ne saurait demander à tous les peuples de l'accepter ; chaque nation a ses pratiques; pourquoi les changer ? Mais un culte qui réside dans l'idéal pur de la morale et du bien, un tel culte, dis je, est bon pour tout le monde.
Et c'est là une idée qui se produit sans cesse dans les anciens prophètes : ce culte épuré d'Israël deviendra la religion du genre humain. Il ne s'agit plus d'un culte particulier; il s'agit du culte universel, du règne de la justice
Le règne de la justice ! oui, telle est bien la foi de ces anciens prophètes;
c'est l'idéal qui apparaît dans leurs oeuvres. Cet idéal
ne se réalise pas complètement — jamais l'idéal ne
se réalise d'une façon plénière; — mais la
croyance obstinée que, grâce à Israël, la justice régnera
sur la terre, devient, dans la pensée du pieux juif, une sorte d'obsession.
Voilà où réside la merveilleuse originalité des
prophètes ; voilà l'idée qui a été le noyau
de la religion pure, et qui a dû être adoptée par l'humanité
entière. Cette idée, proclamée avec un accent si populaire
et si touchant par les fondateurs du christianisme, est exprimée avec
une grandeur admirable par les prophètes du VIIIe siècle avant
Jésus-Christ.
C'est dans ce sens que j'ai dit que les origines du christianisme sont dans le judaïsme. Les vrais fondateurs du christianisme, ce sont les grands prophètes qui ont annoncé la religion pure, détachée des pratiques grossières et résidant dans les disposition de l'esprit et du coeur, religion par conséquent qui peut et doit être commune à tous, religion idéale, consistant en la proclamation du règne de Dieu sur la terre et en l'espérance d'une ère de justice pour la pauvre humanité.
Les poèmes sibyllins, ces oeuvres apocryphe autant que l'on voudra, mais si touchantes, de l'école d'Alexandrie, tournent autour du même rêve, qui par suite d'échos mystérieux, est arrivé jusqu'à Virgile, à savoir un avenir brillant, un avenir de paix, de bonheur et de fraternité, réservé au monde renouvelé. Ce paradis sur terre résultera de l'accession de l'humanité au culte d'Israël.
Il nous est très difficile de parler d'une manière précise de ces premiers fondateurs du christianisme, dont la physionomie est recouverte à nos yeux par un triple voile; mais ce qui est certain, c'est que toute la le première génération chrétienne est essentiellement juive.
On eût demandé à ces grands fondateurs s'ils croyaient se mettre en dehors de la famille juive : "Oh ! non, auraient-ils répondu ; nous continuons la ligne des inspirés d'Israël ; c'est nous qui sommes les vrais aboutissants des anciens prophètes." Ils croyaient, en un mot, accomplir la Loi et non la supprimer.
Pour avoir des témoignages bien positifs, il faut arriver à saint Paul, dont les plus anciennes épîtres conservées sont à peu près de l'an 54 après Jésus-Christ. Ici, le déchirement est en apparence éclatant. Paul cependant proteste sans cesse qu'il n'abandonne pas sa foi aux promesses. Il veut élargir le judaïsme, en faciliter l'accès aux populations qui désiraient entrer dans son sein. Il a quelquefois des paroles dures pour son ancien peuple ; mais il a aussi des paroles tendres, pleines de douceur, et jamais saint Paul n'a cru se séparer de l'Église juive. Dans la primitive Église, d'ailleurs, Paul est considéré presque comme un hérétique, comme un esprit hardi, comme une sorte de trouble-fête. Il fut en tout cas une exception, et des petites épîtres comme celles qui figurent dans le canon chrétien sous le nom de saint Jacques, de saint Jude, représentent bien mieux l'esprit de la première Église. Or, de tels écrits sont tout à fait juifs ; ils auraient pu se lire dans la synagogue s'ils avaient été écrits en hébreu.
Il en est de même de l'Apocalypse dite de saint Jean, celle qui est dans le canon chrétien. Ce livre, daté de la fin de l'an 68 ou du commencement de l'an 69, est un livre juif au plus haut degré. L'auteur est passionné pour la nationalité juive. La guerre de Judée a commencé, Jérusalem va être investie ; l'on sent chez le Voyant la sympathie la plus profonde pour les révoltés de Judée. Jérusalem est pour lui "la ville aimée" ; son idéal de l'humanité est une Jérusalem d'or, de perles et de pierreries. On n'est pas plus juif que l'auteur de l'Apocalypse.
Au lendemain de la prise de Jérusalem se place rédaction des Évangiles dits synoptiques. Ici il y partage. L'esprit de ces Évangiles est en quelque sorte, double. Il y a dans les vieux livres chrétiens un mot qui donne une idée assez juste de l'état moral des évangélistes ; c'est le mot dipsuchos, "qui a deux âmes" pour signifier "flottant entre deux esprits". On lit dans les synoptiques des paroles très sévères, quelquefois injustes contre les pharisiens ; mais ce qui montre bien que le déchirement n'était pas encore fait, c'est que le moins juif de tous les synoptiques, Luc, tient à constater que Jésus a pratiqué toutes les cérémonies de la loi, en particulier qu'il a été circoncis. Un fait bien curieux, d'ailleurs, est celui-ci :
Vers 75 ou 80 et dans les années qui suivent, il se produit beaucoup de livres inspirés par le patriotisme juif, tels que le livre de Judith, l'Apocalypse d'Esdras, l'Apocalypse de Baruch, et même le livre de Tobie, qui n'apparaît qu'à une époque tardive. Il n'y a rien de plus juif que le livre de Judith, par exemple. Et pourtant ces livres se perdent chez les juifs et ne sont conservés que par les chrétiens ; tant il est vrai que lien entre l'Eglise et la synagogue n'était pas encore rompu quand ils parurent.
L'épître si curieuse de Clément Romain, quel qu'en soit l'auteur, exprime très bien les sentiments l'Église romaine vers l'an 98 après Jésus-Christ. Cet opuscule est d'un judaïsme tout à fait orthodoxe; Judith y est citée pour la première fois comme une héroïne, ce qui prouve que la scission, vers l'an 100, n'était pas le moins du monde accomplie. Si nous passons maintenant aux épîtres et aux évangiles attribués à Jean, le cas est tout autre. Nous pouvons placer la composition de ces écrits vers l'an 125 après J.-C., c'est-à-dire environ cent ans après la mort de Jésus. Le judaïsme y est traité en ennemi. On pressent l'avènement des systèmes qui, sous le nom de gnosticisme, porteront les chrétiens à renier leurs origines juives. Le gnosticisme est tout à fait opposé au judaïsme. Selon les gnostiques, le christianisme est né spontanément et sans antécédent; ou plutôt il est une réaction contre la loi antérieure. Il est inconcevable qu'une conception historique aussi erronée ait pu se produire en aussi peu de temps, cent ou cent-vingt ans après Jésus ; les nouveaux docteurs déclarent que le christianisme n'a rien à faire avec le judaïsme. Marcion, plus exagéré encore, prétend que la religion juive est une religion mauvaise, que Jésus-Christ est venu abolir.
Il est, je le répète, tout à fait singulier que, dans l'espace d'un siècle, une semblable erreur ait pu se produire ; mais remarquez que le gnosticisme est dans l'Église chrétienne ce qu'un courant latéral est pour un fleuve. L'Église orthodoxe se considéra toujours, au second siècle, comme liée à la synagogue par le lien le plus intime.
Papias est bien un chrétien juif, renfermé dans les idées des Évangiles synoptiques et de l'Apocalypse. Le Testament des douze patriarches, qui paraît vers le même temps, est une oeuvre toute juive. Le Pasteur d'Hermas, est encore un livre édifiant dans le sens juif, un véritable agada. Je voudrais qu'on le traduisit; je suis sûr qu'on le lirait avec charme, aussi bien dans le camp des personnes qui croient que dans le camp de celles qui s'intéressent simplement à l'histoire religieuse.
Enfin, il y a cet évêque de Sardes, Méliton, qui, vers l'an 160, passe sa vie à chercher les livres saints parmi les juifs. On ne possédait la liste des livres saints, au fond de l'Asie Mineure, que d'une manière fort incomplète. Méliton fait une enquête, va en Syrie, arrive connaître exactement le canon des juifs ; pour lui,c'est bien là le canon des livres sacrés.
Nous touchons aux temps de Marc-Aurèle. La siscion, maintenant, se prononce de plus en plus. Polycarpe et son entourage sont ennemis des juifs. LesApologistes sont en général aussi les grands adversaires du judaïsme. Ce sont des avocats; ils taillent à pans coupés, comme une forteresse, la cause qu'ils défendent. L'écrit anonyme connu sous le d'Épître à Diognète, est surtout frappant à cet égard. Il fait très bien comprendre l'erreur étrange où arrivées, vers la fin du second siècle, des branches entières de la famille chrétienne : on eût dit que le christianisme avait germé du sol tout seul, indépendamment du judaïsme. L'auteur de l'Épître à Diognète traite les rites juifs, d'où le christianism est sorti, de "superstitions". On ne vit jamais contradiction plus singulière.
La séparation, je le répète, se faisait surtout l'influence des doctrines gnostiques. Sous Marc-Aurèle, le divorce était loin encore d'être absolu. Voila le montanisme qui se produit vers 170 ; le montanisme est une recrudescence de l'ancien esprit millénaire, prophétique, apocalyptique, parmi les populations ardentes et crédules de la Phrygie. Quelle est l'idée constante du montanisme ? C'est que Jérusalem va venir se fixer à Pépuze, en Phrygie. Les sectaires passaient les jours, les yeux tendus vers le ciel, pour voir cette Jérusalem nouvelle éclater dans les nues, puis descendre et venir s'établir dans les cantons brûlés de la Phrygie Catacécaumène. Le lien, pour eux, n'était nullement rompu avec les anciennes espérances d'Israël.
Il y a un livre, surtout, qui est un véritable trésor historique : c'est le roman dont Clément Romain est le héros et qui est connu sous le nom de Reconnaissances. Si l'on veut bien comprendre les relations du judaïsme avec le christianisme sous Marc-Aurèle, c'est ce livre-1à qu'il faut lire. La question est traitée en quelque sorte ex professo dans un sermon censé prononcé par saint Pierre, à Tripoli, sur la côte de Syrie. Les bases du système de conciliation exposé par saint Pierre sont celles-ci : Le judaïsme et le christianisme ne diffèrent pas l'un de l'autre ; Moïse, c'est Jésus; Jésus, c'est Moïse. Il n'y a eu, à proprement parler, depuis l'origine, qu'un seul prophète sans cesse renaissant ; un même esprit prophétique a inspiré tous les prophètes. Le judaïsme suffit à celui qui ne connaît pas le christianisme. Le christianisme suffit à celui qui ne connaît pas le judaïsme. On peut faire son salut également dans les deux.
Les expressions dont se sert cet auteur si intéressant méritent d'être pesées. Selon la fable du roman, la famille de Clément Romain se convertit à la vérité. Ce sont des païens très vertueux et qui, pour prix de leur vertu, arrivent à la vraie religion. "Ils se font juifs" , Ioudayous guéguénêménous. Se faire juif, pour l'auteur, c'est adopter la vérité religieuse, laquelle n'est pas coupée en deux. Il n'y a, pour lui, qu'une révélation dont le judaïsme et le christianisme sont les des formes équivalentes et parallèles. Voilà comment, sous Marc-Aurèle, on comprenait les relations entre le judaïsme et le christianisme.
Plus tard, au IIIe siècle, la scission devient plus accusée, sous l'influence de l'école d'Alexandrie, héritière d'un gnosticisme mitigé. Clément d'Alexandrie et Origène n'aiment pas le judaïsme et en parlent avec beaucoup d'injustice. On sent que la séparation est en train de se faire ; cependant elle ne s'opère d'une manière complète que quand le christianisme devient religion d'Etat, sous Constantin. Le christianisme alors devient officiel, tandis que le judaïsme garde soncaractère libre. La séparation est-elle dès lors à fait complète ? Eh bien ! non, pas encore.
Je rappelais dernièrement les sermons de saint Jean Chrysostome contre
les juifs. Il n'y a pas de document historique plus intéressant. L'orateur
s'y montre naturellement rude, dogmatique ; il fait toutes sortes de raisonnements,
dont quelques-uns ne sont pas très forts. Mais on voit que ses fidèles
étaient encore dans une communauté des plus intimes avec la synagogue.
Il leur dit plus de vingt fois (car saint Jean Chrysostome se répète
beaucoup; il est un peu prolixe) Qu'allez-vous faire à la synagogue ?
Vous voulez célébrer la Pâque ? Et bien, nous aussi, nous
célébrons Pâque; venez chez nous.
Les chrétiens d'Antioche , en 380, allaient donc encore à la synagogue
dans beaucoup de circonstance Pour donner à un serment plus de force,
on se rendait à la synagogue parce qu'on y trouvait les livres saints.
C'est ici, à vrai dire, la cause de l'usage que Jean Chrysostome combat
comme un abus des plus graves. "Je sais bien, dit Chrysostome, ce que vous
allez me répondre. Vous me direz que c'est là que se trouvent
la Loi et les prophètes." Les chrétiens ne pratiquaient pas
assez la Bible hébraïque, et ils avaient le sentiment que les juifs
en étaient les vrais gardiens.
Mais ce ne sont plus là que des traces de la communauté primitive, car la séparation devient de plus en plus profonde. Nous entrons dans le moyen âge, les barbares arrivent, et alors commence cette déplorable ingratitude de l'humanité, devenue chrétienne, contre le judaïsme. C'est toujours ainsi que les choses se passent : quand on travaille pour l'humanité, on est sûr d'être d'abord volé et, par-dessus le marché, d'être battu.
Le monde avait pris la vérité religieuse au judaïsme, et il traite le judaïsme de la manière la plus cruelle. Ce n'est cependant pas dans la première moitié du moyen âge que se passent les faits les plus déplorables. A cette époque, il y a malveillance ; cela est hors de doute ; mais il n'y a pas encore de persécutions organisées, ou du moins il y en a peu. Les croisades donnent le signal des massacres de juifs. La scolastique aussi contribua beaucoup à envenimer les choses.
La théologie chrétienne venait de s'organiser en une espèce de science, où la révélation était en quelque sorte encadrée dans les syllogismes de la dialectique d'Aristote. Un des côtés les plus faux de cette scolastique, c'était de chercher et de trouver partout des erreurs. Nous avons de ces énumérations d'erreurs qui remplissent des volumes, et souvent, parmi ces prétendues erreurs condamnées, il y a de très bonnes choses. Dans cette fureur de condamnations théologiques, on songea que le Talmud devait renfermer les erreurs les plus graves. Les renégats s'en mêlèrent et se firent dénonciateurs. Alors on instruisit le procès du Talmud (1244) ; on le brûle, et, comme dit mon savant maître, M. Victor Le Clerc, dans son Discours sur l'histoire littéraire de la France au XIVe siècle : "On brûlait le Talmud et quelquefois le juif avec le Talmud." C'est le temps des persécutions abominables, des autodafés comme celui de Troyes, en 1288.
A la fin du XIIIe siècle, la fiscalité de Philippe le Bel vint tout perdre. On commença à s'occuper de grandes choses ; mais il fallait de l'argent, et, à cette époque, on se procurait de l'argent par de bien mauvais moyens. La spoliation des juifs se présenta tout d'abord. C'est un des actes les plus fâcheux de l'histoire de France. Jusque-là, la France avait été une terre relativement tolérante pour Israël ; et, si quelque chose résulte du travail que nous avons inséré dans l'Histoire littéraire de la France sur la situation des juifs en France au moyen âge, travail dont je me plais à reporter tout le mérite à M. Neubauer, c'est qu'avant la fin du XIIIe siècle les juifs exerçaient exactement les mêmes professions que les autres Français. C'est à suite des tristes événements dont nous venons de parler que se fait la distinction des professions entre israélites et non-israélites. On force les israélites à mener un genre de vie différent de celui des autres. La vie de l'israélite devient une vie de séquestration, de proscription. Or c'est une loi historique que la société qui condamne une partie de ses membres à une vie à part est la première victime de ces mesures maladroites ; car une des conséquences de la proscription c'est, jusqu'à un certain point, de créer un privilège pour le proscrit. On le soustrait aux charges ; on le condamne aux professions qui ne sont que lucratives. C'est ainsi qu'on a presque forcé l'israélite à être riche. Dans cette société du moyen âge, au moins à partir de la fin du XIIIe siècle, l'israélite n'a plus qu'une profession libre, celle qui consiste à s'enrichir, si bien qu'il y a là un cercle vicieux des plus singuliers. Le moyen âge reproche à l'israélite la profession même à laquelle il l'a condamné. Il lui a enlevé la culture de la terre, il lui a interdit l'exercice de toutes les professions onéreuses et il trouve mauvais que l'israélite profite de ce qu'une telle situation a de lucratif. C'est un sophisme des plus déplorables.
Ce fait de la dévolution aux juifs des affaires d'argent et de finances au moyen âge était, du reste, la conséquence de leur situation en dehors du droit canon. L'Église, au moins en France, professait alors sur l'usure les idées les plus exagérées et les plus fausses. Les doctrines des casuistes sur la question de l'intérêt de l'argent rendaient presque toutes les affaires impossibles à la société chrétienne (2). Pour faire la moindre opération d'argent, il fallait employer des personnes qui ne fussent pas soumises au droit canon. L'usure (et on était usurier par le fait de tirer le moindre profit d'un placement), l'usure, dis-je, était un crime ecclésiastique; l'usurier ne pouvait tester, n'était pas enterré en terre sainte, sa famille était notée d'infamie, si bien que les chrétiens étaient absolument exclus des opérations de banque et même d'assurance et de commerce. C'est donc le moyen-âge qui est lui-même coupable de ce qu'il a reproché aux israélites.
N'insistons pas sur ce triste spectacle. Arrivons à une époque
plus consolante, à ce XVIIIe siècle qui a proclamé enfin
les droits de la raison, les droits l'homme, la vraie théorie de la
société humaine, je veux dire l'Etat sans dogme officiel, l'Etat
neutre au milieu des opinions métaphysiques et théologique.
c'est ce jour-là que l'égalité des droits a commencé
pour les juifs. C'est la Révolution qui a proclamé l'égalité
des juifs avec les autres citoyens dan l'Etat.
La Révolution a trouvé ici la solution vraie avec un sentiment
d'une justesse absolue, et tout le monde y viendra .
Et qui mieux que le peuple juif, Messieurs, pouvait accepter une pareille solution ? C'était le peuple juif lui-même qui l'avait préparée; il l'avait préparée par tout son passé, par ses prophètes, les grands créateurs religieux d'Israël, qui avaient appelé l'unité future du genre humain dans la foi et dans le droit.
Les fondateurs d'un tel mouvement, c'est l'ancien et authentique Isaïe ; puis son continuateur du temps de la captivité, ce génie religieux si admirable ; puis les esséniens, ces poétiques ascètes qui annoncent un idéal de paix et de fraternité. Le christianisme a aussi puissamment contribué aux progrès de la civilisation ; or le christianisme, si admirable dans sa lutte contre les barbares, quand il cherche à maintenir quelque trace de raison et de droit au milieu des débordements de la brutalité, le christianisme, dis-je, n'était que la continuation de vos prophètes. La gloire du christianisme, c'est la gloire du judaïsme. Oui, le monde s'est fait juif en se convertissant aux lois de douceur et d'humanité prêchées par les disciples de Jésus.
Et maintenant que ces grandes choses sont accomplies, disons-le avec assurance : le judaïsme, qui servi dans le passé, servira encore dans l'avenir. Il servira la vraie cause, la cause du libéralisme, de l'esprit moderne. Tout juif est un libéral. Il l'est par essence. Les ennemis du judaïsme, au contraire, regardez-y de près, vous verrez que ce sont en général des ennemis de l'esprit moderne.
Les créateurs du dogme libéral en religion, ce sont, je le répète, vos anciens prophètes, Isaïe, les Sibyllins, l'école juive d'Alexandrie, les premiers chrétiens, continuateurs des prophètes. Voilà les véritables fondateurs de l'esprit de justice dans le monde. En servant l'esprit moderne, le juif ne fait, en réalité, que servir l'oeuvre à laquelle il a contribué plus que personne dans le passé et, ajoutons-le, pour laquelle il a tant souffert. La religion pure, en un mot, que nous entrevoyons comme pouvant rallier l'humanité tout entière, sera la réalisation de la religion d'Isaïe, la religion juive idéale, dégagée des scories qui ont pu y être mêlées.
Vous avez donc bien fait, Messieurs, de fonder la société des études juives, qui mettra ces vérités dans une lumière toute particulière. Travaillons tous ensemble, car l'oeuvre est commune. Je me suis quelquefois plu à rêver le jour où l'humanité, reconnaissante envers la Grèce, apporterait à l'Acropole d'Athènes les morceaux que tout le monde lui a volés. — C'est un rêve qui ne se réalisera jamais. — Eh bien je rêverais au moins quelque chose d'analogue pour votre Parthénon. Votre Parthénon, Messieurs, c'est en un sens Jérusalem, cette ville unique et digne du respect de tous ; mais vous êtes idéalistes avant tout, et votre Parthénon, c'est la Bible.
L'étude, l'éclaircissement, l'explication de la Bible, voilà votre oeuvre — à laquelle nous sommes heureux d'avoir été conviés. — Et quel plus bel hommage rendu à l'esprit d'Israël, que ce prodigieux travail de l'exégèse moderne, que ces innombrables recherches critiques, pour élucider, je ne dirais pas chaque phrase, mais chaque mot, mais chaque lettre de vos livres anciens ?
Votre livre est une chose tellement unique dans l'humanité, que chacune
des syllabes que vous avez écrites est devenue un sujet de bataille sans
fin.
Le dictionnaire hébreu décide du sort de l'humanité.
Il y a tel dogme qui repose sur une erreur d'interprétation de certain
passage de votre Bible, sur une faute de vos copistes. Tel de vos anciens scribes,
par l'une de ses distractions, a décidé de la théologie
de l'avenir.
Quand j'avais l'honneur d'être attaché au département des manuscrits à la Biblothèque impériale, — la Bibliothèque nationale aujourd'hui, — je reçus la visite du célèbre docteur Pusey, homme respectable s'il en fut et, comme on sait, très orthodoxe. Lorsque je lui eus remis les manuscrits arabes qu'il désirait consulter, il vit sur ma table le Thesaurus de Gesenius. Aussitôt sa figure se rembrunit, devint sévère, et il me dit : "C'est là un livre extrêmement dangereux, plein de rationalisme et d'erreurs." Le lendemain, je reçus de lui une lettre de plus de dix pages, — que je conserve précieusement, — pour me démontrer qu'il ne fallait que des yeux pour voir les prédictions les plus claires du Messie dans le cinquante-troisième chapitre d'Isaïe.
Eh bien, c'est là votre gloire, Messieurs ; combien ce cinquante-troisième
chapitre a-t-il déjà produit de volumes ? Que n'a-t-on pas écrit
sur un certain pronom contenu dans ce cinquante-troisième chapitre ?
Que de recherches, que d'efforts pour déterminer si ce pronom lamo
doit être pris au singulier ou au pluriel ! La foi d'une foule de gens
a reposé sur la syntaxe de ce pronom lamo.
Ce sont là des subtilités; mais, en même temps, ce sont
autant d'hommages rendus à la grandeur de votre passé.
Travaillez donc, Messieurs, comme vous l'avez fait jusqu'ici et veuillez bien
accepter notre collaboration.
Votre Bible, Messieurs, est le livre de l'humanité tout entière, c'est-à-dire l'histoire des développements successifs de l'idée religieuse dans l'humanité.
Relations judéo-chrétiennes avant 1939 | ||