Un service d'action de grâce a été célébré en la synagogue de Bâle le dimanche suivant la déclaration officielle de la fin de la guerre, le 13 mai 1945, à 9 heures. La communauté israélite a décidé de marquer la fin des hostilités en même temps que les autres communautés religieuses du pays en remerciant le Tout-puissant d'avoir épargné la Suisse, terre d'asile et de salut pour des milliers de nos frères et sœurs pendant la guerre. Parallèlement, nous nous devions de nous souvenir des innombrables victimes juives, principalement européennes.
Un représentant du gouvernement du canton de BâleVille et le Doyen du Corps consulaire ont assisté à la cérémonie. En ouverture, Monsieur Epstein, premier ministre officiant, a récité plusieurs prières, puis, accompagné du chœur, a chanté le Psaume 16 ; enfin, après avoir ouvert l'arche sainte, M. Epstein a dit la prière des morts.
A la suite du sermon prononcé par Monsieur le rabbin Weil, l'assemblée et le rabbin ont récité un kaddish pour toutes les victimes de cette guerre. Le service d'action de grâce s'est terminé par un dernier chant du chœur de la synagogue (composé par M. Louis Epstein) évoquant la prophétie d'Isaïe (chapitre 2) sur le désarmement et la paix dans le monde.
Le Comité a décidé de publier le sermon de M. le rabbin Weil afin de perpétuer le souvenir de cet office d'action de grâce qui s'est déroulé devant une assistance exceptionnelle.
Mes chers Frères,
Nous souhaiterions revenir, à cet instant de service d'action de grâce et de célébration de la victoire sur quelques versets importants du prophète Malachie :
"Des jours vont venir …" Il est arrivé, ce jour que nous attendions avec impatience et que nous bénissons dans le respect de la tradition religieuse juive : "Béni sois-Tu, Eternel, notre D., qui nous a accordé vie, nous a soutenus et nous a permis d'atteindre ce moment."
La guerre est terminée, les armes se sont tues, la tension mentale que nous subissions depuis près de six longues années s'est relâchée. La peur a fléchi. L'humanité respire et dans le monde retentit à nouveau un hymne triomphal. Chacun d'entre nous a conscience qu'a débuté une ère nouvelle. Nous espérons une ère de liberté et de justice pour tous les peuples, faibles ou forts, une ère où la dignité de l'homme sera respectée et où la vie de chaque être humain sera sacrée. Ce revirement heureux, nous le devons d'abord à D. Tout-Puissant, D. de vérité et de justice. Nous remercions les vaillantes armées alliées qui ont combattu avec les armes, mais aussi avec un moral sans faille.
Mes chers Frères !
Tous les rescapés du monde entier rendent sincèrement grâce à D. et plus particulièrement le peuple juif, qui a été menacé dans sa chair et dans son âme ! Personne n'est plus redevable que nous aux grands hommes d'État qui en ces heures sombres ont hissé et conduit à la victoire le drapeau de la résistance et de la liberté !
En cette heure mémorable, ayons une pensée particulière pour cet éminent homme d'État, l'ancien Président des Etats-Unis, feu Franklin Roosevelt. Nous pensons à lui avec un immense respect mais aussi avec une profonde tristesse. Lui qui a tant fait pour l'humanité et la liberté n'aura malheureusement pas vécu la victoire finale. Comme le Moïse de la Bible, il a dû, si proche du but, confier sa lourde mission à d'autres, mais les élans qu'il a donnés, les voies qu'il a indiquées pour l'avenir de l'humanité, demeurent. C'est pourquoi nous lui devons une reconnaissance éternelle.
Nous ne pouvons hélas pas dissimuler qu'à côté d'un sentiment de gratitude envers les peuples et d'un sentiment de joie à l'heure de la victoire, le peuple juif éprouve en son cœur une profonde tristesse. Nous sommes dans cet état d'esprit étrange qui voudrait que nous pleurions d'un œil et riions de l'autre. Certes, tous les pays d'Europe ont été menacés au plus profond d'eux-mêmes, tous ont versé un lourd tribut au nom de la liberté, tous les peuples libres ont effectivement eu leur part de persécution, de cachot, de famine et de mort pour sauver leur indépendance et leur liberté intellectuelle et spirituelle, mais aucun n'a autant souffert que le peuple juif. Aucun peuple n'a été massacré de manière aussi systématique, jusqu'à voir sa population réduite d'un tiers par rapport à l'avant-guerre. Les Juifs peuvent-ils se réjouir ? Nous avons sûrement subi la plus grande et la plus terrible catastrophe depuis l'aube de notre existence en tant que peuple. Nous qui avons été livrés treize années durant à l'arbitraire
du plus enragé des ennemis des Juifs qu'il nous ait jamais été donné de connaître, un ennemi qui a joué avec nos vies avec plus de cruauté qu'une bête féroce sur le point d'engloutir sa proie. Nous avons été salis et calomniés, bafoués dans notre honneur et dans notre dignité sous les yeux du monde entier comme aucun autre peuple ne l'a jamais été. Nos Saintes Ecritures et tout ce qui nous est sacré ont été bafoués. Non, en dépit du bonheur de la victoire, nous ne pouvons pousser des cris de joie. Trop récente est la blessure et trop vive encore est la douleur.
Nous partageons les souffrances endurées par les hommes les plus vaillants et les plus grands patriotes des peuples libres. C'est vrai, la guerre est terminée, le ciel s'est éclairci, le soleil de la liberté a percé les nuages noirs, mais nos cœurs sont recouverts d'un voile de deuil. Plus jamais, notre génération qui a vécu l'épouvante ne pourra être pleinement heureuse. Les images atroces gravées très profondément dans notre âme, les déportations inhumaines, le cri des mères à qui l'on arrache leurs enfants, les convois de centaines de milliers d'hommes et de femmes acheminés vers une mort atroce, ne nous quittent plus. L'anéantissement de l'être humain réduit à l'état d'esclave portant un numéro, les tortures dans les camps de concentration, l'élimination massive des déportés conduits vers les chambres à gaz pendant qu'un orchestre juif joue pour distraire les candidats à la mort - jusqu'au jour où les musiciens jettent leurs violons et leurs altos pour rejoindre volontairement la file des condamnés, restent en notre mémoire. Personne n'a jamais imaginé une telle danse de la mort, aucun livre juif de Mémoires du Moyen Âge ne rend compte d'une telle inhumanité.
Les mots me manquent pour évoquer ces images d'épouvante sans parler d'Oradour-sur-Glane, que j'ai vu de mes yeux. Les maisons brûlées, les lieux de supplice où des centaines d'hommes ont été massacrés, l'église où les femmes et des centaines d'enfants furent brûlés vifs, la fosse commune où aujourd'hui les rares survivants viennent pleurer et se lamenter. Cette fosse commune est devenue un lieu de pèlerinage et le symbole de la France martyrisée. Aucun témoin ne pourra oublier ce monument funeste qui témoigne de la pire barbarie.
Lors d'une assemblée de jeunes chrétiens où j'étais venu donner une conférence sur les problèmes juifs d'aujourd'hui, on m'a posé la question suivante : "Quelle est la position des Juifs au sujet de la vengeance : les Juifs se vengeront-ils des nazis ?" J'ai répondu que les Juifs s'en remettent à la justice divine, qui appliquera un châtiment mérité, et qu'en cela, nous sommes fidèles au Talmud, qui dit : "Mieux vaut être parmi les persécutés que parmi les persécuteurs". Aujourd'hui, D. frappe les coupables de son châtiment, "ceux qui ont été méchants, leur méchanceté retombera sur eux". Le monde civilisé a jeté son opprobre et son mépris sur nos barbares persécuteurs, marqués au fer rouge, bien qu'ils ne portent pas l'étoile jaune. Israël, bien que grièvement blessé, est tenu en estime.
Il serait hypocrite de ne pas nous réjouir profondément de la chute des arrogants et de leur châtiment. Ce n'est pas une joie maligne - une Schadenfreude - à l'égard de destins individuels, mais la satisfaction du croyant devant la justice immanente qui chasse le mal pour laisser la place à un monde meilleur. Ainsi le prophète Malachie dit-il :
Le Soleil de justice s'est levé. Plus promptement et plus clairement que jamais dans l'histoire de l'humanité, le Tout-puissant a rendu son jugement sous nos yeux, un jugement sévère, mais juste. Après l'énormité de la faute, vient l'expiation, comme le veut la justice de D. Emplis de crainte, nous nous inclinons devant l'Eternel. Tout en nous réjouissant, nous aussi, en ce jour d'action de grâce, avec tous les citoyens du monde libre.
Nous sommes aussi tout particulièrement heureux de la protection dont jouit notre pays. Il s'en est fallu de si peu pour que la Suisse soit elle aussi submergée par un déluge violent, dévastateur, orchestré par ses voisins ! Le général l'a très sérieusement évoqué il y a peu. Il s'en est fallu de si peu pour que les Juifs, et un grand nombre de l'élite de ce pays qui est le nôtre ne connaissent une fin atroce dans l'un de ces camps de la mort de sinistre réputation ! Il s'en est fallu de peu pour que la plus ancienne démocratie du monde, le berceau de la Croix-Rouge, le centre humanitaire de la communauté internationale, ne soit victime de cet envahisseur déchaîné. C'est pourquoi nous avons, nous aussi, accueilli dans la joie les cloches qui sonnaient à la volée pour annoncer la fin de la guerre. Pour les Juifs aussi, elles ont signifié la fin d'un règne de terreur, terrible et abominable, et aussi le retour de la liberté, de la justice et de la sécurité pour tous les résidents de Suisse, dans les montagnes et les vallées, et pour tous les citoyens du monde. Leur son signifie aussi et surtout que nous rendons grâce à D., le Tout-puissant, qui nous a sauvés alors que notre situation était dramatique et périlleuse.
La voix d'Israël reconnaissante s'élève des quelques synagogues encore debout et s'associe aux carillons de la liberté retrouvée. Le son des cloches et les chants dans les synagogues : c'est la voix et le recueillement de la Suisse qui s'élèvent à l'unisson vers D. pour lui rendre grâce, Lui qui nous a protégés toutes ces années durant, en maintenant une paix intérieure et extérieure.
Une seule pensée nous oppresse. Nous sommes quelque peu inquiets, à l'instar de notre père Jacob, qui s'interrogeait en ces termes : "Je suis indigne de toutes les faveurs et de toute la bonté que tu as eues pour ton serviteur." De fait, en quoi avons-nous mérité ses faveurs ? Nous l'ignorons. Seul D., qui connaît le passé et l'avenir, le sait, Lui qui sonde le cœur des hommes. C'est justement parce que nous en ignorons la raison que nous ressentons une énorme culpabilité mêlée de gratitude dont nous devrons nous libérer - en tant que Juifs, en tant que Suisses et en tant qu'êtres humains. Les années à venir nous en donneront abondamment l'occasion. Dès demain, "venir en aide" devra être notre devise pour aider à guérir les plaies et à reconstruire les ruines, à sécher les larmes et à reprendre courage, pour réjouir et susciter l'espérance dans un avenir meilleur et plus pacifique.
Les Juifs ne pourront pas faire si facilement le deuil de l'innommable dont ils ont été victimes. Longtemps encore, les êtres chers que nous avons perdus maintiendront notre douleur en éveil. Mais nous ne voulons pas oublier le bien et la générosité que nous avons rencontrés pendant toutes ces années, ni perdre notre foi en l'humanité. Nous ne voulons pas oublier combien d'enfants juifs, d'adultes aussi, ont été sauvés par des prêtres catholiques et protestants, par des familles chrétiennes en France, en Belgique et en Hollande, et ailleurs aussi probablement, souvent au péril et au prix de leur propre vie. Cette solidarité de toutes les religions associées contre l'injustice et la violence portera certainement ses fruits dans les temps de paix à venir. La solidarité humaine, j'en suis convaincu, régnera au-delà des différences confessionnelles, comme le plus noble triomphe des religions.
Rappelons une fois encore que la Suisse a été une terre d'asile pour beaucoup de nos coreligionnaires, hommes, femmes et enfants, comme pour tant de fugitifs promis à une mort certaine. En ce jour d'action de grâce et pour l'avenir, nous ne devons pas l'oublier.
A cet égard, grâce soit rendue à M. le Président du Conseil et chef du département de la police qui est parmi nous aujourd'hui, et qui a toujours fait montre d'une grande compréhension de l'être humain et d'un sens aigu et sincère de la justice à l'égard de nos réfugiés.
Nous prions D. que la Conférence de la paix rende enfin justice et apporte la paix au peuple d'Israël qui a souffert depuis deux mille ans sur les plans religieux, économique, mystique et racial. La première justice est le droit à une patrie, le droit à un sol pour tous les déracinés, les apatrides et les orphelins, ainsi que pour tous ceux qui veulent vivre sur la terre de leurs ancêtres.
Il n'y a pas si longtemps, un homme d'État a déclaré "il ne saurait y avoir de liberté et de justice dans le monde sans liberté et justice pour Israël". La solution à la question juive sera un critère parmi d'autres pour mesurer le niveau de la civilisation actuelle. Puissent les prochains temps nous apporter la solution et la délivrance.
D. de bonté, nous élevons humblement vers Toi notre cœur. En ces temps de péril extrême, Tu as posé ta main protectrice sur notre pays. Dans le monde entier, Tu as conduit le droit et la liberté vers la victoire. Nous te remercions de tout notre cœur.
Père des veuves et des orphelins. Réconforte l'épouse qui reste seule sans son époux, réconforte les parents qui pleurent leurs enfants et les enfants qui se trouvent privés de l'amour de leurs parents, et tous ceux qui éprouvent douloureusement, dans leur famille, l'absence ou la perte d'êtres chers.
Apporte-nous la paix et le salut, là où aujourd'hui la terre n'est que ruines.
Puisse arriver le jour où la guerre sera bannie sur terre et où seront fondues les épées pour en faire des charrues et des serpes selon la parole de nos prophètes.
Puisse le monde rester vigilant, afin que l'amour et la justice se répandent sur terre, pour la joie de tous les hommes.
Que tous les peuples sanctifient Ton nom et que s'accomplissent les paroles du prophète Zacharie : "L'Éternel sera roi de toute la terre ; en ce jour-là, l'Éternel sera Un, et son nom Un."