Quand les médias à longueur de journée distillent des mauvaises nouvelles, est-il étonnant que les hommes soient de plus en plus persuadés que le monde s’achemine vers sa perte ? D’aucuns vont peut-être jusqu’à s’imaginer qu’une partie de ce chemin de malheur a déjà été parcourue. C’est comme l’étudiant qui est persuadé d’échouer à son examen. D’ores et déjà, il a gaspillé lui aussi ses atouts de la chance qui, dans son jeu, font partie de ses cartes maîtresses. Il ne compte que sur ses connaissances. Celles-ci lui paraissent insuffisantes pour réussir. Cartésien, il veut ignorer l’aspect négatif de son pessimisme. Pour se convaincre combien il se trompe, il suffirait qu’il observe la foule à Lourdes ou à Jérusalem devant le Mur des Lamentations. Il n’existe rien qui peut se comparer avec ce qui se passe en de tels lieux. En appelant cela un souffle mystique, on n’y a certainement pas complètement répondu. Le plus incrédule sent qu’au-dessus des lois mathématiques qui nous régissent, il existe quelque chose d’inexplicable qui les domine. Une force qui échappe au raisonnement.
Cette façon de voir les choses de la vie nous conduit logiquement à mieux comprendre l’importance des fêtes de Rosch-Hachanah et de Yom-Kippour. Elle explique un malaise confus qui nous hante. Souvent à notre insu, nous supportons mal le poids écrasant d’un sentiment de culpabilité. C’est une douloureuse étreinte. Un complexe qui est pour notre organisme plus nuisible que l’invasion d’un virus. Ces fêtes nous donnent l’occasion d’oser reconnaître nos fautes, de les assumer sans tricher. Ceci est de loin mieux que de fuir dans la maladie. Une prière exprime ce miraculeux remède : "les transgressions dont j’ai pu me rendre coupable, efface-les dans ta miséricorde mais non par le moyen de souffrances et de maux physiques".
Dans ces propos, nous avons simplement reconnu l’incomparable puissance de la parole. A chaque instant on pourrait prendre conscience de cette incroyable force. Un de nos grands Sages, Rabbi Akiba dit : "que nul ne goûte à quoi que ce soit avant d’avoir prononcé une bénédiction". Cette prescription devient l’équivalent d’une technique d’hygiène mentale préventive. Pavlov n’a rien inventé. Ici, la parole évoque dans l’esprit une image, une représentation chargée d’énergie accomplissant son œuvre. On ne fonce pas comme l’animal sur la nourriture. La parole ménage un temps d’arrêt et donne ainsi à nos pulsions et à nos appétits une dimension humaine.
Aujourd’hui on ne nous montre et on ne parle que de ce qui va pas. Ce comportement est criminel. Se faire le porte-parole de toutes les tares serait en effet une coupable erreur pouvant conduire, dans la réalité quotidienne, à une vraie catastrophe. Catastrophe, que nous pensions éviter en dessinant le diable au mur. C’était avant la guerre, le résultat qui a été atteint par les journaux racistes, antisémites, comme Gringoire, Rivarol, l’Action Française. Les propos négatifs que nous tenons sont un poison mortel.
En outre, toute la jeunesse n’est pas pourrie… Toutes les injustices et prévarications ne sont pas tolérées et sont poursuivies... Ce ne sont plus seulement les lampistes qui passent en jugement… Une plus grande exigence d’équité et de justice croît dans les consciences… Le pape est allé devant le Mur des Lamentations pour demander pardon… Les sujets d’espoir sont en effet plus nombreux qu’on ne le suppose. Les colporter dans nos conversations serait un moyen plus efficace que l’énumération débilitante de tout ce qui ne va pas, pour ouvrir la voie à une ère de vie plus équilibrée, plus harmonieuse.
Deux fêtes qui au départ accomplissent la même démarche. L'année qui s'en va, passe le témoin de relais à celle qui vient. La différence entre ces deux, est significative dans la façon de le transmettre. Le nouvel an est célébré dans l'allégresse. Farandoles, danses et réjouissances diverses sont attendues avec impatience et tiennent des foules en haleine toute une nuit, alors que le Rosh Hashana ouvre une période appelée redoutable. Le tribunal céleste commence sa session. C'est dans une grande solennité et une grande crainte que son verdict est rendu. Autour de nous, tout se conjugue pour créer une ambiance d'insécurité. Les feuilles qui tombent dénudent les arbres et leur donnent un aspect squelettique. Le pèlerinage sur les tombes des proches met en évidence la vanité des ambitions terrestres. Le son déchirant du shofar souligne notre angoissante fragilité. Tout autour de nous se ligue pour nous engager à nous mettre en question et devenir accessible aux injonctions divines. Et enfin, donner suite à son invitation bienveillante : revenir dans son giron sous sa sécurisante houlette
L'origine de cette différence remonte loin dans le temps. C'est la façon d'interpréter dans le premier livre de la Bible, le péché originel qui la détermine. Pour le Juif la chute n'a rien d'irrémédiable. C'est précisément à ce niveau, que se situe le clivage entre le christianisme et le judaïsme. Pour assurer notre salut, il nous appartient d'assumer pleinement et entièrement nos fautes, personne n'est habilité à le faire pour nous, pas même Dieu. Créés à l'image de Dieu, nous sommes ses égaux. Nous pouvons aussi bien obéir que désobéir à ses ordres. Quand Moïse au Sinaï a témoigné devant Dieu de l'enthousiasme de son peuple en présence de la promulgation de la Loi, Dieu a formulé le voeu qu'il reste dans cette disposition d'esprit. Ce qui prouve bien que tout est entre les mains de Dieu hormis la crainte de Dieu : "Hakol bideï Shomayim hutz miyirath Shomayim". Avant le péché, l'homme est transparent. Il discerne avec clarté ce qui est juste et bien et ce qui ne l'est pas. Après le péché, il devient opaque. Sous l'emprise des pulsions il ne possède plus cette faculté avec la même rigueur. Une multitude d'influences diverses le troublent. Sa conscience devient plus fragile et ferme ses yeux aux conséquences de ses errements.
La racine du mot Torah signifie "flèche, direction". Elle nous a été donnée au Sinaï pour retrouver le chemin de la transparence et de l'harmonie universelle, le chemin de l'Eden. Et c'est précisément là l'origine de notre anxiété propre à cette période de notre calendrier. Nous nous demandons où nous en sommes sur ce chemin terrestre émaillé d'épines et de ronces. Avons-nous acquis plus de discernement face aux choix de notre conduite ?
Que décidera la providence divine ? Ce n'est pas une question qui nous invite à danser et à festoyer. Serons-nous inscrits pour une bonne année : une année de vie, une année de santé, une année de paix ? Tous ces souhaits sont formulés dans nos échanges entre parents, amis et connaissances. Cette année sera-t-elle pour nous aussi douce que le morceau de pomme trempé dans le miel ? Autre voeu récité en mangeant celle-ci et qui accompagne la bénédiction sur le vin et le pain, avant le repas du soir. Comme à l'accoutumée nous compterons sur sa bonté et sa patience infinies Aussi rassurante que soit cette pensée consolante, elle ne nous dispose pas à fêter Rosh Hashana comme on fête le nouvel an du 1er janvier. Cependant ce serait une grossière erreur de conclure que le Chrétien, lui, peut se contenter de la grâce et qu'il serait libre de se conduire à sa guise. Loin de là : la grâce lui étant d'emblée acquise comme prix de son credo, celle-là doit le disposer à agir sans cesse avec droiture, justice et charité.
Que soient prioritaires les Oeuvres ou la grâce, Juifs et Chrétiens se rejoignent dans un but ultime à atteindre : une vraie fraternité entre tous les hommes.