Introduction au Commentaire de Nahmanide
(Moïse ben Nahman) sur le Livre de la Genèse
traduite et annotée par le Grand Rabbin René Gutman


Moïse notre maître a écrit ce livre [de la Genèse] en même temps que tout le reste de la Torah sous la dictée du Saint béni soit-Il. Il l'a écrit au mont Sinaï, car c'est là qu'il lui a été dit (Exode 24:12) : "Monte vers moi sur la montagne et sois-y, là Je te donnerai les tables de pierre, la loi et le commandement que J'ai écrits afin qu'ils soient enseignés." En effet, les "tables de pierre" désignent les tables proprement dites et l'écriture (c'est-à-dire les dix commandements), le "commandement", recouvre tous les commandements, positifs et négatifs, et la "loi" ("Torah") se rapporte aux récits depuis le début de Bereshith. La "Torah" est ainsi appelée parce qu'elle enseigne (1) aux hommes le droit chemin en matière de foi. Lorsque Moïse est redescendu de la montagne, il a écrit du début de la Torah jusqu'à la fin du récit concernant le Tabernacle. Il a écrit le reste de la Torah à la fin de la quarantième année: au moment où il a été dit : "Prenez ce livre de la Torah et placez-le à côté de l'arche de l'alliance du Seigneur votre Dieu" (Deutéronome 31:26).

Cette opinion s'accorde avec celle qui estime que "La Torah a été donnée section par section" (Gittîn 60b). D'après l'avis selon lequel "la Torah a été donnée complète" : elle a été écrite en totalité à la fin de la quarantième année, au moment où a été donné l'ordre : "Écrivez pour vous ce chant et enseignez-le aux enfants d'Israël, mettez-le dans leur bouche" (Dt. 31:19). Et encore : "Prenez ce livre de la Torah et placez-le à côté de l'arche de l'alliance du Seigneur votre Dieu" (Dt. 31:26).

Dans un cas comme dans l'autre, il aurait convenu d'écrire au début du livre de la Genèse : "Dieu dit à Moïse toutes ces choses afin qu'il les transmette." Mais la Torah est écrite anonymement. En effet, Moïse notre maître ne l'a pas composée à la première personne à la façon des prophètes qui parlent d'eux-mêmes, comme par exemple Ezéchiel, qui s'exprime souvent ainsi : "La parole du Seigneur m'a été adressée, disant : fils d'homme" (Ez. 3:4), ou encore Jérémie (Jr. 18:5) : "la parole du Seigneur m'a été adressée en disant". Moïse notre maître, quant à lui, a rapporté à la troisième personne les événements de toutes les générations précédentes, ainsi que sa propre généalogie, son histoire et ses expériences. Il écrit donc toujours (Dt. 3:26) :
"Dieu a parlé à Moïse et lui a dit", comme s'il parlait de quelqu'un d'autre que lui-même. Il s'ensuit que Moïse n'est pas mentionné dans la Torah avant sa naissance, et qu'il est ensuite question de lui à la troisième personne.
Le fait que dans le Deutéronome, il parle de lui-même à la première personne en disant "J'ai supplié Dieu" (Dt. 3:26), "J'ai prié Dieu" Dt. 9,26) ne présente aucune difficulté non plus, car ce livre commence par les mots : "Voici les paroles que Moïse a adressées à tout Israël" (Dt. 1:1). C'est donc comme si lui-même rapportait ses paroles telles qu'elles ont été prononcées.

La Torah a été rédigée anonymement parce qu'elle a préexisté à la Création du monde (2), donc à plus forte raison à la naissance de notre maître Moïse : d'après la tradition qui nous a été transmise selon laquelle "elle a été écrite en feu noir sur du feu blanc" (Talmud de Jérusalem Sheqalim 6:1), Moïse ressemblait donc à un scribe qui copie d'un livre très ancien, c'est pourquoi il a écrit anonymement. Mais nous pouvons être absolument certains que la totalité de la Torah: depuis "Au commencement" jusqu'à "aux yeux de tout Israël" (Dt. 34,12), est passée de la bouche du Saint béni soit-II, dans les oreilles de Moïse, de la façon qui se trouve décrite à un autre endroit : "Il a prononcé toutes ces paroles vers moi, et je les ai écrites dans le livre avec de l'encre" (Jr. 36:18). Dieu l'a d'abord informé de la façon dont le ciel, la terre et toutes leurs armées avaient été créés, c'est-à-dire de la genèse de toutes les créatures célestes et terrestres. Par conséquent, tout ce qui a été dit par prophétie sur le mystère du Char (ma'asseh merkabah) (3) et l'Oeuvre de la Création (ma'asseh bereshith) et ce qui a été transmis aux Sages, y compris l'origine des quatre forces du monde terrestre : à savoir celle des animaux, des végétaux, l'âme motrice qui imprime un mouvement à la créature, et l'âme de l'homme doué de parole, leur création, leur essence, leurs pouvoirs et leurs fonctions: ainsi que la disparition des créatures périssables, tout a été raconté à Moïse, et tout se trouve écrit dans la Torah, explicitement ou en allusion.

Nos Sages ont affirmé (Rosh-hashanah 21b) : "Cinquante portes de la connaissance ont été créées dans le monde, et toutes leurs clés ont été données à Moïse à l'exception d'une seule, ainsi qu'il est dit (Psaume 8:6) : Tu l'a fait à peine moins haut que les créatures célestes". Dire qu'il y a dans la création cinquante portes de la connaissance signifie que, par exemple, il y a une porte qui révèle la création des minéraux ; une autre qui révèle la force et l'origine de la création de ce qui jaillit de la terre ; une pour celle des arbres ; une pour celle des animaux terrestres ; une pour celle des oiseaux, et ainsi de suite de la création des créatures rampantes et des poissons. Cette série mène à la création de ceux qui possèdent une âme humaine (s'exprimant par la parole), afin qu'il puisse contempler le secret de l'âme, en connaître la nature et les pouvoirs dans son palais (4), jusqu'à parvenir au degré de connaissance où l'on reconnaît un voleur, un adultère, un homme suspect de rapports avec une femme en état d'impureté à leur aspect (5) (Heikhaloth raboth 1:3) ; le plus grand degré de discernement consistant à reconnaître les maîtres en sorcellerie.
A partir de là, [Moïse] s'est élevé dans la compréhension des sphères, des cieux et de leurs armées. Car en chacune de ces créatures il existe une porte d'intelligence qui n'est semblable à aucune autre. La tradition transmise par nos Sages veut que ces portes soient au nombre de cinquante moins une. Il est possible que cette dernière concerne la connaissance du Créateur. qui n'a été transmise à aucune créature. Si les Sages se sont exprimés en disant "cinquante portes ont été créées dans le monde", ils partaient de façon générale, mais l'une d'elles n'a pas été créée.
On trouve des allusions à ce nombre dans la Torah à propos du compte de l'Omer (6) et de celui de l'année du Jubilé (7), dont je dévoilerai les secrets en arrivant à ces passages, si Dieu le veut.

Tout ce qui a été transmis à Moïse notre maître par les portes de la sagesse est écrit dans la Torah, explicitement ou par allusion, en mots ou en guematrioth [valeur numérique des lettres] ou dans la forme spéciale de certaines lettres écrites normalement ou avec des modifications, par exemple celles qui sont ponctuées, renversées, recourbées ou autrement, ou bien dans les ornements des lettres et leurs couronnes, ainsi que le racontent nos maîtres (Menahoth 29b) : "quand Moïse monta aux cieux, il trouva le Saint: béni soit-Il en train de fixer des couronnes aux lettres. Il lui dit : 'A quoi servent-elles ?' Dieu lui répondit : 'Il viendra un jour un homme qui en déduira des lois dans leurs moindres détails." (...) [et quand on lui a demandé] (8) : 'D'où sais-tu tout cela ?' il a répondu : 'C'est une loi qui a été donnée à Moïse au Sinaï'." Ces allusions ne peuvent en effet être comprises que par une tradition de bouche à oreille qui remonte à Moïse et au Sinaï (cf. Nombres 12:8). C'est pourquoi le Shir hashirim Rabbah dit à propos d'Ezéchias (9) : "Il leur a montré le livre des couronnes". Ce livre est connu et se trouve en possession de tout le monde. Il explique combien il y a de alef avec couronnes dans la Torah, combien de beth et ainsi de suite pour toutes les autres lettres, avec le nombre de couronnes de chacune. Les éloges qu'on fait de ce livre et le dévoilement des secrets d'Ezéchias n'étaient pas dus aux couronnes elles-mêmes mais au fait qu'elles contenaient beaucoup de secrets très profonds. Le Midrash Shir hashirim dit (10) : "Il est écrit (Dt. 4:13) : Il vous a déclaré son alliance (11) (bérito) : cela signifie qu'il vous a dévoilé le livre de la Genèse: qui est au commencement de sa création (beriato) du monde. 'Et il vous a commandé d'accomplir les dix commandements', ce sont dix commandements écrits et dix oraux." En effet, d'où Elie, le fils de Berakhel le Bouzite (12), aurait-il pu révéler à Israël les récits concernant les Béhémoth (13) et le Léviathan, et comment Ezéchiel aurait-il pu venir révéler les secrets du Char ? (14) L'explication se trouve dans le verset (Cantique des cantiques 1:4) : "Le roi m'a menée dans ses chambres "secrètes", c'est-à-dire que tout peut être appris à partir de la Torah. Le roi Salomon à qui Dieu avait donné la sagesse et la science l'a tirée entièrement de la Torah, qu'il a étudiée jusqu'à connaître le secret de tout ce qui constitue le monde, y compris la force enclose dans les herbes et leurs dosages, si bien qu'il a écrit un livre de médecine à ce propos, ainsi que nous l'apprenons du verset (1Rois 5:13) : "Il parla aux arbres, depuis le cèdre du Liban jusqu'à l'hysope qui surgit des murs."

J'ai vu également la traduction araméenne de La Sagesse de Salomon, où il est écrit (7:1-22) : " La naissance d'un roi ou d'un gouvernement ne diffère absolument en rien d'une autre. La venue au monde de chacun et sa mort sont rigoureusement égales, c'est pourquoi j'ai prié et il m'a donné un esprit de sagesse. j'ai appelé et un esprit de connaissance est venu sur moi, que j'ai choisi de préférence au sceptre et au trône. Le même ouvrage dit (ibid.) que : "Dieu seul donne une connaissance qui ne trompe pas pour savoir comment le monde est apparu, quelle est la structure des constellations, au début, à la fin et au milieu de leur apparition dans le ciel, et la façon dont les saisons se produisent ; les trajectoires des cieux et la régulation des astres, le tempérament calme du bétail et farouche des bêtes sauvages, la force du vent et les pensées des hommes, la diversité des plantes et les vertus des racines, j'ai su tout ce qui est caché et tout ce qui est révélé." Il a appris tout cela de la Torah, où il a tout trouvé, que ce soit dans le sens littéral, le détail de l'expression ou les lettres et leurs ornements, comme je l'ai déjà dit. L'Écriture aussi parle de lui en ces termes (15) : "La sagesse de Salomon était plus grande que celle de tous les enfants d'Orient", ce qui signifie qu'il était plus versé qu'eux dans la divination et les incantations magiques, en quoi consistait leur sagesse. ainsi qu'il est dit (16) : "Car ils sont remplis de l'Orient, et de mages comme les Philistins." Les Sages ont également dit (17) : "Quelle était la sagesse des habitants de l'Orient ? Ils possédaient parfaitement l'art de la divination […] et toute la sagesse de l'Égypte", parce qu'il était versé dans la magie, qui était la science de l'Égypte, ainsi que dans la nature des plantes, or on sait du livre De l'Agriculture Égyptienne que les Egyptiens étaient extrêmement experts dans les plantations et les greffes. Les Sages ont également dit (18) : "Salomon a même planté du poivre sur la terre d'Israël". Comment y a-t-il réussi ? Il connaissait les racines de la fondation du monde. Pourquoi ? Parce que "De Sion, qui englobe toute beauté, Dieu s'est montré" (19) c'est-à-dire que c'est à partir de Sion que le monde entier a été perfectionné. Pourquoi est-elle appelée la "pierre de fondation" ? Parce que c'est de cette pierre que le monde a été fondé. Salomon savait quelle veine minérale s'étendait vers l'Éthiopie, il y a planté du poivre, et celui-ci a immédiatement porté fruit. En effet, il est dit : "Et j'y ai planté des arbres de toutes sortes de fruits" (20).

Nous possédons encore une véritable tradition selon laquelle la totalité de la Torah est composée de noms du Saint béni soit-Il. En effet les lettres formant des mots peuvent se séparer de diverses façon Ainsi dans le verset commençant par "Béréshith bara Elohim" (Au commencement, Dieu créa…), on aurait pu autrement, par exemple : "Bérosh itbara Elohim" (à savoir "Au commencement, Dieu se créa lui-même). Toute la Torah peut se lire de cette façon, en dehors des combinaisons et des guematrioth des noms divins. Dans son commentaire du Talmud (21), Rabbi Salomon [Rachi] a déjà écrit comment le "grand Nom de soixante-douze lettres" ressort des trois versets commençant par les mots : "Vayissa" (il éleva), "Vayavo" (il vint) (22), "Vayeth" (il étendit) (23). C'est pourquoi un rouleau de la Torah qui comporte une faute sous la forme d'une lettre en plus ou en moins à l'intérieur d'un mot ne peut pas être utilisé. C'est ce qui nous oblige à invalider un rouleau où manque un seul vav dans le mot "otam", qui est écrit trente-neuf fois avec vav, ou bien qui comporte un vav dans un des autres cas où devrait être défectif, et ainsi de suite, encore qu'apparemment, cela ne semble n'avoir pas d'importance. C'est également la raison qui a poussé les Maîtres de la Massora du texte à compter chaque mot écrit de façon "pleine" ou "défectivee" dans toute la Torah et les Écritures, et de composer des ouvrages concernant la tradition du texte, laquelle remonte à Ezra, scribe et prophète, afin que nous y prêtions attention, comme ils l'ont déduit du verset : "ils lurent dans le livre, dans la loi de Dieu, distinctement, en donnèrent le sens, et firent comprendre la lecture" (24).

Il apparaît que la Torah, qui a été écrite "feu noir sur feu blanc" se trouvait sous la forme que nous avons évoquée, à savoir que les lettres se suivaient sans espace entre les mots, et que quand on les lisait il était possible, soit de les lire comme des noms divins, soit de la façon qui nous est familière de les lire comme des récits et des commandements. La Torah a été donnée à Moïse notre maître divisée de telle façon que nous y lisions les commandements, mais oralement elle lui a également été transmise en tant que lecture des noms divins ! Ainsi le "grand Nom de soixante-douze lettres" que j'ai déjà évoqué pouvait-il être écrit d'un seul bloc, puis divisé en mots de trois lettres chacun ou de toute autre façon, comme c'est la coutume chez les Maîtres de la Kabbale

Et maintenant, voici ce que je réponds à ceux qui me demandent de les instruire en écrivant un commentaire de la Torah. J'adopterai l'usage des générations précédentes, afin d'apporter la paix de l'esprit aux disciples, fatigués de l'exil et de ses tribulations, qui parcourent la Sidra le Shabath et les jours de fête, et de les attirer par des explications littérales et agréables au lecteur, agrémentées de certaines observations plus profondes pour ceux qui sont versés dans la tradition mystique [Kabbala]. Puisse le Dieu miséricordieux "avoir pitié de nous et nous bénir" (25) afin que nous trouvions grâce à Ses yeux et à ceux des hommes.

Quant à moi, j'impose une alliance sincère et de bon conseil à quiconque parcourt cet ouvrage qu'il ne tente pas de saisir par sa propre saison ni par la puissance de sa pensée quoi que ce soit des allusions qu'il rencontrera dans mon commentaire sur les secrets de la Torah, car il doit savoir en toute certitude qu'il n'y parviendra pas, car aucune intelligence ne peut en percer le mystère si elle n'est pas guidée par un Maître de la Kabbale, rempli de sagesse, qui parle dans les oreilles d'un disciple intelligent. Dans ce domaine tout raisonnement logique serait folie, une pensée sacrilège qui ferait grand tort et n'apporterait aucun profit. "Qu'il ne croie pas en une vanité trompeuse" (Job 15:31) car ses pensées ne lui attireront que du mal, en le poussant à exprimer des sentiments de révolte envers le Seigneur, ce qui ne peut être pardonné. En effet il est dit (Pr. 21:16) : "Un homme qui se détourne de la voie de la compréhension demeurera dans l'assemblée des ombres." Et aussi (Ex. 19:15) : "qu'ils ne se frayent pas un chemin vers Dieu pour voir", ou encore (Ex. 19:24) : "car le Seigneur votre Dieu est un feu dévorant", et il montrera à ceux qui lui plaisent les merveilles de Sa Torah. Mais qu'on recherche plutôt dans ce Commentaire de nouvelles explications sur le sens littéral du texte et sur les interprétations rapportées, en se souvenant de ce qu'ont dit nos saints Maîtres (Genèse Rabba 8:2) : "Dans ce qui est plus grand que toi, ne cherche pas, et de ce qui est caché à tes yeux, ne t'enquiers pas ; mais pense à ce qui t'est permis, car tu n'as rien à voir avec les choses cachées."

Notes
  1. Torah vient de la racine YRH : "enseigner"
  2. cf. Shabath 88b
  3. dans la vision du prophète Ezechiel (ch.1)
  4. A savoir le corps cf. Ibn Ezra sur Dt. 32:2
  5. cf. Otsar hagueonim, éd. Lewin, p. 12
  6. Lévitique 23:15
  7. Lévitique 25:8
  8. il s'agit de Rabbi Aquiba
  9. cf. Isaïe ch. 39
 
  1. Midrash Shir hashirim 1:28
  2. Dt. 4:13
  3. cf. Job 31:2
  4. Job 40:15
  5. Ezéchiel ch.1
  6. Proverbes 5:1
  7. Proverbes 2:6
  8. Bemidbar Rabba 19:3
 
  1. Koheleth Rabba 2:5
  2. cf. Psaume 50:2 et Yoma 54b
  3. Koheleth (Ecclésiaste) 2:5
  4. Soukka 45a
  5. Soukka 20
  6. Soukka 21
  7. Néhémie 8:8
  8. cf. Psaume 67:2


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