KOL NIDRE 5774 (2013)
Allocution de M. le Grand Rabbin René GUTMAN

La vie devant soi

Jonas et la baleine - relief de la cathédrale N-D. d'Amiens
A l'office de Minh'a de Yom Kipour, on lit, dans toutes nos synagogues, le livre de Jonas (Yonah). On pourrait s'interroger sur le pourquoi de cette lecture. Pourquoi, en effet, avoir choisi de lire, au moment le plus saint de l'année, cette prophétie qui était adressée aux habitants de Ninive ? N'y avait-il pas d'autres passages dans les Prophètes incitant les hommes à faire teshouva (à se repentir), qui auraient parfaitement pu être choisis pour être dits à Kipour à la place d'une prophétie, qui, de plus, était destinée à des non-juifs ?

Il est en effet très singulier que Jonas (Yonah) ait été envoyé pour prophétiser auprès des Nations, dans la mesure où la nevouah, la prophétie, est toujours liée, soit par rapport à la terre d'Israël, soit en lien avec le peuple d'Israël en tant que nation, fut-t-elle dite, comme chez Ezéchiel, en Diaspora.

Par ailleurs, pour quelle raison Jonas devait-il s'adresser aux idolâtres pour faire teshouva, alors qu'ils n'étaient astreints à aucun commandement, en dehors et dans des conditions précises, des commandements noahides ?
La question est d'autant plus aigüe, qu'on assiste, dès le début du récit, au refus de Jonas d'aller prophétiser à Ninive, puisqu'il cherche à s'enfuir à Jaffa. La réponse que nos Sages nous donnent sur cet étrange comportement, est que Jonas craignait, au cas où les païens se repentaient, que cela soit considéré comme une honte pour le peuple juif. Les Juifs, qui malgré les nombreux prophètes qu'Hashem leur envoyait, s'étaient rarement distingués par leur zèle à revenir vers D., alors que nous voyons qu'après avoir écouté le prophète Jonas, Ninive, toute entière, fait teshouva.

Comment d'ailleurs expliquer ce phénomène où Jonas parvient à convaincre Ninive en trois jours, ce qu'il ne serait jamais arrivé à faire avec ses coreligionnaires ? La teshouva des Nations serait-elle différente, dans son essence, de celle du peuple juif ?

Il semble que cette fuite en avant n'ait pas laissé D. lui-même indifférent, puisque selon nos Maîtres, D. ordonne à Jonas de ne plus jamais prophétiser car "il a privilégié l'honneur du fils (Israël) sans tenir compte de l'honneur du père (Hashem)". Selon ce midrach, faire faire teshouva aux Nations eut été considéré comme un plus grand honneur à Hashem, que d'y amener son propre peuple ! Chose d'autant plus étonnante que les habitants de Ninive n'ont fait teshouva que pour le vol et l'injustice sociale qui y régnaient, autant de crimes qui leur avait été spécifiquement signalés. Et quant au reste ? N'avaient-ils pas continué à guerroyer contre Israël, comme nous le voyons dans le livre des Rois (2:14-25).

Je dois au Rav Uriel Aviges (Chiourim) le très original développement selon lequel c'est le comportement de Jonas, en opposition à celui des habitants de Ninive, qui peut nous donner, ici, un élément de réponse.
Jonas, nous le savons, demande aux matelots de le jeter à l'eau, assuré d'y périr.
Avalé par un immense poisson, il ne prie même pas vers D. pour qu'il le sauve d'une mort certaine. Selon le Alchikh, il s'était résigné à mourir, mais c'est lorsqu'il sera avalé par une baleine en gestation, que Jonas qui y était très à l'étroit implore D., pour qu'il l'en délivre !
On retrouve le même syndrome lorsque les gens de Ninive se repentent. Jonas n'aspire qu'à mourir, pensant que Ninive n'aurait jamais du être épargnée du sort qu'elle avait mérité. Le voilà désespéré, se laissant mourir sous le soleil brûlant. Mais il faudra que l'arbrisseau, qu'Hashem avait suscité, soit rongé par un ver, et que Jonas ne puisse bénéficier de son ombre, pour que, subitement, Jonas se mette à prier pour échapper à la mort. Et c'est alors qu'Hashem se révèle à lui par la leçon que l'on sait, mais qui éclaire la suite de notre réflexion.
On se rend compte, à travers ces deux épisodes, que Jonah n'est en mesure d'apprécier la vie, que lorsqu'il frôle la mort, même si à deux reprises, c'est lui qui l'avait appelée, voire souhaitée !

Ce qui est surprenant, dans la façon dont Ninive est sauvée, c'est la part que les animaux prennent dans le salut de cette métropole "ha'ir hagedolah".
En fait, il semble même que D. sauve Ninive à cause des animaux, comme le souligne le dernier verset du livre. N'auraient-ils pas pu être épargnés, seuls, comme les animaux le furent dans l'Arche de Noé ? Pourquoi Ninive fut-elle donc sauvée par le mérite des animaux ?
De plus, nous voyons qu'à Ninive, les animaux étaient tellement importants aux yeux des gens, que pour les épargner du châtiment divin, les gens de Ninive, non seulement jeûnent pour faire teshouva, mais font jeûner aussi leurs animaux (Jonas 3:7) "Homme et bête, gros bétail ou petit bétail ne goûteront à rien…". Ce que nous ne faisons jamais, même le jour de Kipour !
Comment prièrent-ils - demande Rachi - ? Ils séparèrent les animaux de leurs petits et dirent : "Maître de l'Univers ! Si tu n'as pas de pitié pour nous, nous n'en aurons pas pour eux (Pirkei du Rabbi Eliezer, ch. 43), les animaux ayant été utilisés, ici, pour éveiller la compassion divine.
Dans un certain sens, en intervenant pour le salut de leurs animaux, les Ninivites invitaient, si l'on peut dire le Saint Béni Soit Il, pour qu'il ait pitié de toutes ses créatures. Comme si c'était à travers cette passion pour la vie, pour la préservation de la gente animale, et de la nature, qu'ils accédaient au plus haut niveau de leur "religion", ce que le prophète Jonas était incapable de comprendre. On a remarqué en effet que jusqu'à la fin du livre, il continue à nier l'amour spontané qu'il porte en la vie, l'instinct vital, lui qui affirme même "préférer mourir", refusant d'admettre, jusqu'au dernier moment, son désir de vivre !
Ceci souligne la teshouva spontanée des habitants de Ninive pour lesquels la vie, même animale, prime sur tout, et qui, conscients qu'en continuant de voler et de spolier leur ville risque d'être entièrement détruite, font techouvah et rétablissent la justice.

La différence, entre leur teshouva et la nôtre, explique le Rav Uriel Aviges, ce n'est pas que ni Jonas ni nous, n'ayons pas le même amour de la vie ("veh'ay bahèm"), mais par le fait que nous l'appréhendons à travers le prisme de la mort, c'est-à-dire, de la condition d'étranger qui est la nôtre sur terre, selon le Psalmiste : "je suis étranger sur la terre…". Il peut s'agir de l'étrangeté de l'âme éternelle, exilée parmi les ombres passagères…. C'est-à-dire avec cette conscience que la vie est un don gratuit de D., et cette sensation d'étrangeté et d'absurdité face au monde et à son corps, dont l'homme n'est que le dépositaire. Ce qui fait que, paradoxalement, la teshouva d'Israël est plus difficile, car moins "instinctive" que celle des gens de Ninive. L'homme n'étant pas toujours conscient de l'enjeu du jugement à Rosh Hashana et à Yom Kipour, alors que "la vie et la mort sont devant toi", et ce, malgré son instinct vital qu'il est tenté de relativiser, cherchant, avant tout, un sens qui transcende son existence !

C'est pourquoi si, à Rosh Haschana, nous sommes, disait le Gaon de Vilna, jugés sur le monde à venir, à Yom Kipour, nous le sommes sur ce monde ci.
Et c'est pourquoi, c'est précisément le jour de Kipour que nous devons lire l'histoire de Jonas, car c'est ici, et maintenant, que notre sort se joue….."et tu choisiras la vie !"

Leshana tova tikatevou outeh'atemou !
Bonne et heureuse annnée
Grand Rabbin René Gutman

DISCOURS KOL NIDRE 5774

En répétant, pas moins de 169 fois, le mot "Zakhor - Souviens-toi", la Bible a défini une fois pour toutes la conscience juive par la mémoire !

La mémoire peut manquer d'ampleur, n'embrasser qu'une faible partie du passé, le rebut, ce qui reste du tissu et du tissage de la mémoire, mais la mémoire est là ! Ou bien alors elle n'y est pas. Or, une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, laisserait la place, à l'inconscience, voire à l'insouciance !

Mais qu'est-ce que la conscience, en tant que mémoire du passé dans le présent, si elle n'est pas, déjà, anticipation de l'avenir ? Si elle n'est pas attente, attention à la vie, si elle n'est pas, déjà, l'avenir ?
Car l'avenir est là, il nous appelle, ou plutôt, il nous tire à lui.
Et cette traction ininterrompue - qui nous fait, depuis 2000 ans, avancer sur la route du temps - s'inscrit comme un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, tel un pont jeté entre le passé et l'avenir, entre ce monde-ci et le monde à venir.

En ce sens, le judaïsme est un voyage vers le futur ! C'est d'ailleurs la seule religion dont l'âge d'or n'est pas encore venu !

En conséquence, nous regardons beaucoup plus vers l'avenir que vers le passé. Ainsi, lorsque Sarah mourut, Abraham, déjà très âgé, la pleura, mais son premier acte, fut d'acquérir un lopin de terre en Israël, et, ensuite, de trouver une épouse pour son fils Isaac. Il porta le deuil pour le passé, mais sans délai, se mit à construire l'avenir.
De même, à la fin de sa vie, Moïse rassembla le peuple, et lui rappela, brièvement, l'histoire des quarante ans passés, mais en même temps, il délivra une extraordinaire série de prophéties visant les horizons ultimes de l'Histoire Sainte. Tout le monde sait aussi que le soir de Pessah, si nous célébrons la sortie d'Egypte, nous commençons, et nous finissons le Seder, non pas en pointant l'année passée, mais en insistant sur l'année à venir : "leshana habaah benei h'orim - l'an prochain libres !" et "leshana habaah biyerouchalaïm - l'an prochain à Jérusalem".

Au point que lorsque D. apparaît à Moïse, dans le buisson ardent, Il se présente, d'abord, comme "Le D. de ton père, le D. d'Abraham, d'Isaac et de Jacob", allusion au passé. Mais lorsque Moïse l'interroge sur son nom, Il lui répond : "Ehyé acher Ehyé - Je serai qui Je serai" comme pour lui dire : Je suis un D., dont le nom se conjugue au futur !

Etre juif, c'est garder la mémoire tout en construisant l'avenir, et tel est le secret de notre capacité inébranlable, à nous relever, à travers des siècles de souffrances, en tant que peuple. Quel est le secret, à la fois de cette endurance, et de cet optimisme foncier ? Nos maîtres l'ont qualifié de "Kidoush Hashém" ; littéralement, la Sanctification du Nom.
Trop souvent, ce terme se référait, surtout dans le passé, au destin tragique des Juifs qui mourraient, précisément, "'Al Kidoush Hashém", pour la Sanctification du Nom. Mais, en vérité, le sens premier de cette dénomination, concerne le fait de vivre, de telle sorte que notre manière de vivre inspire autour de nous le respect pour le judaïsme.
Et lorsque le prophète Isaïe dit, au nom de D. : "Vous êtes mes témoins", il veut dire par là que nous avons été choisis par D., pour être Ses ambassadeurs dans le Monde, et comme référence morale aux yeux des Nations.

Pour ne prendre que quelques exemples de la sanctification de la vie : la dignité de la personne humaine, les deux impératifs indivis de "Dîn" et de "Hessed" - de justice et de compassion, l'idée du mariage comme alliance, et du foyer comme un sanctuaire, de la Communauté comme une société à responsabilité illimitée, l'importance de l'éducation, le respect pour les personnes âgées, et bien d'autres idéaux encore que l'on trouve, dès l'aube de notre Histoire, dans la Torah, et chez les prophètes d'Israël, dont la liturgie de ce jour s'inspire, et que le prophète Isaïe a clamé à travers ce saisissant passage que nous lirons demain dans la Haftarah : "Vous jeûnez, tandis que la discorde et les querelles règnent parmi vous… est-ce là un jeûne que je dois agréer, un jour de mortification pour l'âme ?
Quand l'homme courbe sa tête comme un roseau, et se couvre d'un cilice et de cendres, appelles-tu cela un jeûne, un jour agréable à D. ? Non ! Le jeûne que je préfère, le voici : libérez-vous des liens du mal, rompez les faisceaux de l'impiété, rendez la liberté aux opprimés, et brisez toutes les entraves. Partagez votre pain avec les nécessiteux, et donnez l'hospitalité aux sans-logis.
Et si tu vois ton prochain sans vêtements, couvre-le, et ne te cache pas devant celui qui est comme ta propre chair…"

La "dignité morale" écrit Levinas "ne se joue pas en tête à tête avec D., mais parmi les hommes ! Et le judaïsme ne devrait pas être seulement sollicité le jour de Kipour, à l'heure de la Prière des Morts, mais tous les jours et par les vivants. Or, nous sommes trop longtemps restés fidèles à cette religion des heures confortables, et avons oublié l'ampleur de la vie intérieure qu'un temple ne saurait, en aucun cas, fut-il aussi vaste que le nôtre, contenir".

C'est en se comportant ainsi, mes chers Amis, que se vérifiera, ce que D. attend de nous, dans le monde qu'il a créé. D. qui attend de nous, d'être Ses collaborateurs dans l'œuvre de la Création : "Shoûtafim Lemaassé Beréshith". Il veut que nous combattions la violence que l'homme exerce sur son prochain. Que nous dénoncions celle qu'un peuple inflige à un autre. Il veut que nous utilisions notre libre-arbitre. Il veut que nous partagions avec les autres, notre aspiration à la spiritualité. Contrairement à Noé, contrairement à Loth qui, dans le récit de la Genèse, n'étaient concernés que par leur propre salut, Abraham lui, n'eût de cesse, de se battre pour libérer des otages et de prier même pour les gens de Sodome. Sa renommée fut telle que lorsqu'il voudra acquérir un caveau pour y enterrer Sarah, les Hittites le qualifieront d' "Ambassadeur de D. !" Nous avons, ici, le premier exemple de ce qui et de ce que devrait être, un "Kidoush Hashém" selon la Torah. L'idéal étant, non pas, d'être un Tsadik pour soi, mais de l'être pleinement "dans la cité - Betokh Ha'ïr" comme le dit avec précision Abraham lorsqu'il plaida pour sauver Sodome en disant : "peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville ?". Le défi n'étant pas d'être juste tout en étant en dehors de sa communauté, ou de ses concitoyens, mais bien d'être juste dans la cité "Betokh Ha'ïr", dans la communauté, œuvrant, et agissant, pour le bien de la collectivité ! Telle fut la voie qu'Abraham nous a tracée, vivre sa foi, tout en étant pleinement engagé dans la société, car le judaïsme ne se réduit pas entre les murs de la Synagogue.

Certes, la Torah ne méconnait pas non plus la vulnérabilité de l'homme. Elle sait que face à des événements imprévus, des tentations inopinées, une grave maladie, une blessure morale, l'homme devient une créature fragile, et qu'il serait incapable d'y résister, n'était-ce l'aide d'Hashém. C'est pourquoi, le judaïsme exige de nous, un effort constant de sincérité à l'égard de nous-mêmes, d'honnêteté vis-à-vis de notre prochain, et par là-même, de probité envers D. Le salut qui vient d'Hashém ne tardera pas… soudain, il fera apparition ! Cette foi en D., et cette confiance en l'homme, se complètent et trouvent leur expression ultime, dans cette solennité de Kipour qui rappelle, à chacun, qu'il est responsable de lui-même et de tous ceux qui l'entourent, de la Communauté et de l'humanité, auxquels il appartient. Un tel homme est alors en droit de demander ce soir à D. : "Sela'h na - Pardonne-nous !".

C'est sur cette prière, que j'appellerai maintenant sur vous tous la bénédiction des Cohanim : Que l'Eternel vous bénisse et vous protège, qu'Il vous inscrive et vous scelle dans le livre de la vie !

Grand Rabbin René GUTMAN    


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