Le Grand Rabbin René Hirschler à ses fidèles dispersés
de Strasbourg et du Bas-Rhin
Mes Frères et Soeurs bien aimés,
En ces heures, - les dernières du mois d'Eloul -, qui précèdent l'avènement d'une année nouvelle, à la veille de nos grandes solennités de Tichri, j'éprouve plus particulièrement le besoin de me rapprocher de vous, de vous tous. Depuis la défaite de notre Patrie tant aimée, je sais combien vos coeurs de Français et d'Alsaciens sont brisés, et je sais quelles sont les souffrances que vous supportez. Lorsque commencera Roch Hachana, lorsque viendra Kippour, j'imagine les sanglots qui monteront en vous. Vous penserez à ceux qui ne reviendront plus, parce qu'ils sont tombés au service du Pays. Vous penserez à ceux qui languissent en captivité. Vous penserez à vos foyers abandonnés, à vos synagogues maintenant muettes. Vous pensez aujourd'hui aux tombes que chaque année, pieusement, vous alliez visiter à pareille époque, et vous pleurez doublement vos morts en songeant à leur solitude...
Ma pensée, mes Frères et Sœurs, est toute proche de vous. Mais je voudrais plus. J'aimerais être à vos côtés, dans les villes et dans les villages où le malheur vous a chassés. Je voudrais que Dieu me permît d'être dans les humbles lieux, dans les synagogues de fortune que vous allez consacrer par vos prières et par vos larmes, pour vous dire les paroles de foi, de consolation et d'espoir qui brûlent mes lèvres.
Hélas! Malgré tous mes efforts, il faut m'incliner devant l'inévitable. Au cours des semaines tragiques que nous venons de vivre, en bien des endroits, j'ai vu beaucoup d'entre vous. Ceux que je n'ai pas vus sont plus nombreux encore. Aux quatre coins de notre Pays meurtri, je vous ai cherchés, trop heureux parfois d'apaiser quelques-unes de vos souffrances. Mais votre dispersion est extrême, les transports difficiles et certains problèmes se posent dont la solution exige un temps que je ne puis donner à vous visiter. Et c'est pourquoi je veux confier aujourd'hui à cette lettre les mots que j'aimerais vous dire.
Où sont, mes Frères et mes Soeurs, nos fêtes de naguère ? Elles revivent devant nos yeux en ce moment. Nos familles, dispersées bien souvent par les nécessités de l'existence, se reformaient selon les vieilles traditions. Nous répétions les gestes et les démarches que nous avions appris de nos pères. Nous écoutions avec émotion les vieux chants auxquels nous étions attachés, comme aux pieuses pensées qu'ils transportaient vers Dieu. Nous nous détournions quand s'élevait l'avertissement sonore du choffar. Nous nous frappions la poitrine en disant nos fautes, parfois peut-être sans penser suffisamment à la gravité du moment, mais nous sentions quand même toujours que nous nous rapprochions de Dieu. J'évoque nos cabanes de Souccoth... Ah ! Dans tout cela, il y avait de la joie. La joie de la Mitzva, - du devoir accompli. La joie de la Vie, de cette Vie que nous nous souhaitions cordialement et sortant de la synagogue, de cette Vie que de tels moments rythmaient d'un rythme éternel et si cher à nos cœurs.
De cette joie, nous jouissions alors doucement, sans toujours nous rendre compte du privilège qui nous était accordé. Rentrés au sein de la France, nous nous souvenions de la parole du Président Poincaré, dans notre synagogue de Strasbourg. Il avait rejeté le mot de tolérance. Il avait parlé de fraternité. Notre existence avait retrouvé ses deux buts, ceux-là même que nos pères avaient prescrits pour mots d'ordre au Judaïsme Français : Religion et Patrie. Mais, en vérité, avons-nous donné, comme nous le devions, toute notre mesure, avons-nous servi autant que nous le devions ?
En ces heures sombres de la défaite, tous les Français, humiliés cherchent en eux-mêmes les faiblesses, les déficiences, les fautes qui nous ont conduits là où nous sommes. Juifs, c'est un exercice qui nous est habituel et que chaque année, au moment de nos grandes fêtes, nous répétons, de rentrer en nous-mêmes, de nous mettre à nus devant Dieu. Avec quelle ferveur n'allons-nous pas le faire, cette année ?
Ah ! Certes, ce n'est pas là où certains veulent les montrer que nous cherchons nos fautes. Notre patriotisme, personne ne saurait le mettre en doute sans nous faire une cruelle injure. J'en atteste devant Dieu ces générations de Juifs d'Alsace et de Lorraine qui, pendant 48 ans, conservèrent l'esprit et l'amour de la France sur une terre où ne flottait plus le drapeau aux trois couleurs.
J'en atteste la mémoire de David Bloch et de quelques autres, martyrs de la Patrie. J'en atteste la mémoire de nos pères et de nos fils qui, au cours des trois guerres au moins, ont donné leur sang au Pays. Non, ce n'est pas cela qui est en cause. Mais à l'égal de tous nos frères Français, n'avons-nous pas trop souvent sacrifié aux divinités du jour? N'avons-nous pas trop souvent oublié l'Esprit pour la Matière? Vous qui fréquentez assidûment et avec amour, nos synagogues, dites combien de bancs étaient vides. Et ceci donnait la mesure de cela.
Mes Frères et mes Soeurs, nous qui croyons en Dieu et qui, en cette
heure, nous refusons à marchander devant Lui, nous savons qu'Il est Juste,
infiniment Juste.
Nous savons par acte de foi, mais aussi par raison que les faits s'enchaînent
et que la faute entraîne inéluctablement le châtiment.
Frappons-nous la poitrine, durement. Nous avons péché par facilité,
par ambition, par aveuglement, par égoïsme. Et quand même
parfois nous avons pu pécher par ignorance, nous devons accepter en quelque
manière la responsabilité de notre ignorance. Frappons-nous la
poitrine à Roch Hachana. Frappons-nous la poitrine à Kippour.
Tremblons au son ou au souvenir du Chofar. Humilions-nous devant Dieu, notre
Père, notre Roi et notre Juge!
Mais cette attitude que nous devons prendre avec une pleine et parfaite sincérité,
à aucun prix, ne doit nous conduire à la faiblesse et au désespoir.
Quand on aime son pays, quand on n'a pas hésité à lui sacrifier
ses enfants et quand il est vaincu, il faut être fort pour participer
à son redressement.
Quand on a tout perdu, quand on n'a plus de foyer, quand les problèmes
de la vie quotidienne deviennent angoissants, il faut être fort pour vivre
quand même.
Et pour être fort, il faut accepter docilement les châtiments de
Dieu, mais garder l'espérance.
Au surplus, je ne vous demande pas de vous leurrer de vains espoirs, mes frères
et mes soeurs. Je vous demande de réfléchir avec sang-froid. Français,
sous savons que la France a subi d'autres malheurs au cours de sa glorieuse
Histoire. Ne s'est-elle pas relevée chaque fois par le labeur et la valeur
de ses enfants ? Notre Histoire à nous, Juifs, ne nous donne-t-elle pas
de semblables certitudes, cent fois répétées ? Quand on
est Français et Juifs par surcroît, on sait que des hommes sont
capables de survivre aux plus grands cataclysmes et de se relever, s'ils savent
vouloir.
Surtout, si Dieu les aide.
Dieu nous aidera si nous sommes prêts à agir comme Il le veut. Dieu nous aidera si nous savons l'en prier, comme Il lui est agréable, d'un cœur pur et sincère.
Qui d'entre vous, en vérité, refuserait de prier ? Ah ! Certes,
c'est plus difficilement que jamais que nous pourrons cette année, nous
rassembler pour prier! Mais peut-être parce que cela nous était
jadis trop facile, priions-nous moins bien que nous sommes prêts à
le faire. Notre synagogue de Strasbourg, que j'ai moi-même si peu connue,
hélas, nos synagogues des villages d'Alsace que tant de générations
ont sanctifiées, sont aujourd'hui pour nous des souvenirs... Prions pour
que Dieu garde nos synagogues que nous ne pouvons plus garder ! Faisons plus,
mes frères et sueurs. Dans notre solitude, si nous sommes isolés,
au milieu des petites ou grandes assemblées, selon les lieux où
nous nous trouvons, sachons fermer les yeux à la tristesse du moment
et recréons par la pensée tout ce qui nous manque. Par la pensée,
transportons nous dans ces temples lointains, retrouvons nos absents, les morts,
les prisonniers, les dispersés, prêtons l'oreille aux échos
des chants que nous aimerions entendre. Et si même des livres de prières
nous manquent, prions dans cette ambiance que nous saurons tous ressusciter,
avec notre coeur, avec notre espérance, avec notre foi.
Extrait de : UNIR septembre 2003 n°205 tichri 5764.