LE DECALOGUE ET LA SOCIETE MODERNE
Extrait de La voix d'Israël, conférences israélites, Fondation Sefer n°2, 1932
Transcription d'une conférence donnée par le grand rabbin Julien WEIL sur Radio-Paris, le 13 février 1931


La célèbre page de la Loi de Moïse connue sous le nom de Décalogue ou Dix Commandements est la pierre angulaire de la Torah et du Judaïsme.Il n'est jamais hors de propos d'en faire le sujet d'une causerie religieuse, mais une occasion particulière d'en parler s'offre a nous dans cette circonstance qu'à l'office sabbatique de demain, le rouleau de la Torah s'ouvrira, dans toutes les synagogues, à la page de l'Exode qui contient Aséreth hadibroth, les Dix paroles. Elles seront, selon la coutume, psalmodiées avec solennité devant les fidèles debout et recueillis en signe de respect pour ces augustes versets, cime de la Révélation divine, sommaire sublime des devoirs et de la foi d'Israël, de tous ceux qui ont adhéré à la religion de l'Esprit.

Voulez-vous qu'avant tout commentaire, je vous les relise, ces versets, en faisant précéder chacun d'eux des premiers mots hebraïques, reproduits généralement sur le motif traditionnel des Deux tables jumelées et arrondies du haut, qu'on voit au fronton de nos synagogues ainsi qu' de l'Aron hakodesch, l'armoire sacrée qui conserve les rouleaux de la Loi ? Voici :

ANOKHI ADONAÏ ÉLOHÉKHO :
Je suis l'Eternel ton Dieu qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte, d'une maison d'esclaves.
LO YIHIÉ :
Il. n'y aura pas pour toi d'autre Dieu que moi, tu ne te feras point d'idole, ni une image quelconque de ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, tu ne les adoreras point, car moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu ,jaloux qui rappelle la faute des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et la quatrième génération pour ceux qui m'offensent, mais qui fais du bien à la millième pour ceux qui m'aiment et gardent mes commandements.
LO TISSA :
Tu n'invoqueras point le nom du Seigneur ton Dieu pour le mensonge, car le Seigneur n'innocente point celui qui invoque son Nom pour le mensonge.
ZAKHOR :
Pense au jour du Sabbat pour le sanctifier. Six jours tu travailleras et feras toute tu besogne, mais le septième jour est une trêve pour le Seigneur ton .Dieu. Tu n'y feras aucun travail, toi, ton fils, ni ta fille, ton serviteur, ni tu servante, ni ton bétail, ni l'hôte qui est dans tes murs. Car, en six jours, le Seigneur a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment et il s'est repose le septième. C'est pourquei le Seigneur a b"ni le jour du Sabbat et l'a sanctifié.
CABBED :
Honore ton père et ta mère, afin que se prolongent tes jours sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donnera.
LO TIRÇA'H :
Tu ne tueras pas.
LO TINAF :
Tu ne seras pas adultère.
LO TIGNOV :
Tu ne voleras pas.
LO TAANÈ :
Tu ne rendras point contre ton prochain de faux témoignage.
LO TA'HMOD :
Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, son serviteur, ni sa servante, son boeuf, ni son âne, ni rien de ce qui est à ton prochain.

J'ai tenu à vous rappeler ce texte, bien qu'il n'en existe peut-être pas, dans toute la littérature, qui ait eu une telle diffusion et qui jouisse d'un tel respect parmi toutes les nations du monde. De la synagogue, il a passé à toutes les églises, il a pénétré plus ou moins tous les codes des peuples civilisés et il n'est pas rare qu'il y soit fait allusion même dans les Parlements et les assemblées les plus laicisés. On ne se lasse pas de le citer, de l'invoquer, de le prêcher, de le commenter, non sans faire subir parfois des modifications à la lettre ou à l'esprit de ces préceptes lapidaires.

Ils sont le patrimoine commun de l'humanité croyantu et même libre-penseuse, mais nourrie cependant, qu'elle s'en rende compte ou non, de l'esprit biblique et guidée par ces grands impératifs qui ont donné à la conscience individuelle, comme à la vie familiale et sociale, sa oliarte essentielle, d'une clarté, d'une simplicité et d'une puissance sans egale.

Dans l'apport de la Bible hébraïque à l'humanité par Moïse et par Israël qui, selon l'expression de nos sages, ont entendu les Dix paroles de la bouche de la Toute-Puissance, il n'est rien de plus considérable. Sur le pectoral du grand prêtre brillaiont jadis douze pierres précieuses. Ces ornements sacrés ont disparu avec tout l'appareil du culte antique, ainsi que l'arche sainte et les Tables de pierre elles-mêmes. Mais ces paroles de Dieu, incrustées dans le cerveau et burinées dans l'âme d'un Israel invaincu et fort contre la mort, sont d'impérissables joyaux.

Certes, elles ne constituent pas le tout de la religion, ni des règles morales, ni des préceptes sociaux. Bien des choses restent à statuer aux diverses parties de la législation mosaïque ; la parole de Dieu sera portée par d'autres encore au "peuple du Livre" ; bien des leçons et des exhortations sont réservées aux prophètes, aux sages, aux interprètes ultérieurs du  judaïsme, concernant la conduite de la vie, l'obéissance faite de respect, d'arnour, de confiance, au pacte scellé entre le Créateur et la créature, et tous les devoirs qu'implique la noble mission formulée dans la préface du Décalogue : "Vous me serez un royaume de pontifes et un peuple saint", mais un lien étroit unit le Décalogue à toute la Loi tant morale que cérémonielle, et le judaïsme n'a jamais admis et ne saurait adinettre que la Torah ne soit qu'une préface et une préparation à une loi plus haute et plus sainte. Tel quel, en son libellé limpide, le Décalogue est la base intangible de l'institlution humaine, applicable à tout état de civilisation ; il a fondé ou sauvegardé le culte pur envers un Dieu libérateur, un Esprit souverain, que rien ne doit matérialiser, ni profaner, il a réalisé la sanctification du labeur et du repos qui permet à l'âme de s'élever au-dessus des horizons terrestres, qui favorise l'amour conjugal, enseigne la sollicitude envers les enfants, envers les faibles, envers l'hôte accueilli au foyer, envers l'animal. domestique ; il est l'école de la piété filiale, du respect de la vie, de la pudeur, de la propriété, de l'honneur du prochain, il purifie enfin le coeur de toute convoitise coupable, associant ainsi la correction extérieure de la conduite à l'innocence de l'être intime.

On pourrait, chers auditeurs, prendre pour thème de causerie, sans en épuiser l'intérêt, chacune des dix mémorables paroles, auxquelles bien des commentateurs , depuis Philon d'Alexandrie et de hautes autorités du Talmud jusqu'à certains de leurs disciples modernes, se sont ingeniés à rattacher la somme de la foi d'Israël, de son dogme, de sa morale et de ses rites essentiels. Nous aurons, sans doute, à y revenir. Je me bornerai aujourd'hui à quelques considérations sur le rôle que doit jouer le Décalogue dans la société de nos jours.

Si connu dans son texte que plus d'un d'entre vous qui voulez bien m'écouter l'a récité avec moi de mémoire, ce Décalogue universellement adopté et vénéré, qu'il est loin encore d'être appliqué comme il le faudrait !

Les rabbins du Talmud, en maintes paraboles expressives, ont marqué l'éternelle et universelle signification de cette suprême Loi de Dieu. Ils racontent, entre autres, que la Révélation s'est faite au Sinaï, dans un lieu désertique (un no'mans land, diraient nos voisins), parce qu'elle n'appartient pas à une seule nation, mais à tous les habitants de la tetre. Ils racontent aussi que la Voix divine s'est divisée en soixante-dix langues pour que tous les enfants des hommes entendent et cornprennent ce que leur Père céleste leur demande. Et ce voeu, certes, s'est en pantie réalisé. Si le principe du monothéisme n'a pas été préserée chez tous les héritiers de la Bible dans sa rigoureuse pureté, adoration sans images, adhésion directe, immédiate, de chaque serviteur de Dieu à son Maître invisible, cependant ce Dieu régit assez de coeurs et de consciences pour que le judaïsme se réjouisse des homrnages que lui rendent ceux même qui n'aperçoivent pas toute la portée de ses exigences. Il n'est pas jusqu'aux regrets, aux remords, au trouble qu'éprouvent parfois ceux qui contreviennent à ces commandements qui ne soient des signes précieux de l'empire exercé par une législation souveraine que rien ne saurait suppléer pour assurer la sante morale de l'individu et de la société.

C'est une de ses victoires encore que la loi du repos hebdomadaire. De ce bienfait social le monde est débiteur à l'hébraïsme, Bien que le sabbat biblique immémorial, auquel Israël se doit de demeurer fidèle, ait été décal& d'un jour par les autres confessions bibliques.

La piété filiale, qui ne fut pas inconnue des païens, a reçu une telle auréole du fait du cinquième commandement ainsi que d'autres éléments de la législation
juive qu'elle a cimenté l'édifice de la famille partout où la morale biblique s'est imposée et a fait briller les vertus dites patriarcales.

Mais on sait hélas ! combien en notre vingtième siècle cet édifice subit d'assauts, combien a fléchi la moralité en général, par suite de causes diverses que tous les bons esprits s'accordent à dénoncer : individualisme outré, egoïste désir de vivre et de jouir en rejetant tout ce qu'on peut des freins importuns, diffusion inopportune de psychologies audacieuses qui favorisent l'épanouissement d'instincts dont le refoulement fait la dignité humaine et concourent ainsi à affaiblir et à désarmer les volontés. Nous vivons dans une sorte de chaos moral, dont la secousse de la terrible guerre est en partie responsable, et que nous n'avons garde de croire irrémédiable, mais en présence duquel il importe de rappeler et les vérités et les commandements éternels.

Une restauration s'impose de la simple, mais stricte morale individuelle, familiale, sociale du Décalogue. Ah! quel bienfait ce serait, si tous les educateurs, d'où qu'ils viennent, à condition d'adhérer à une affirmation religieuse qui donne au règne humain un fondement, divin et une garantie divine, pouvaient s'cntendre pour inculquer aux enfants cette charte essentielle des devoirs de l'homme, digne pendant à la charte de ses droits.

Le Décalogue a été et demeure l'antipaganisme par excellence et l'armature de la moralité. Ecoutez comment àce propos une allégorie familiere du midrasch talmudique met en lumière le rôle dévolu à Israël dans la compétition des peuples antiques :

"Quand le Saint, béni soit-il, eut prononcé la parole "Je suis l'Eternel, ton Dieu", le sol frémit jusqu'en s"s profondeurs et tous les peuples de la terre, dans leur émoi, allerent consulter le devin Bileam. Mais lorsqu'ils apprirent de lui que Dieu voulait donner la Torah à son peuple, ils s'en retournèrent chacun en son lieu. Or, les peuples avaient été conviés afin qu'ils n'eussent point prétexte de dire: "Si on nous avait proposé la Torah, nous l'eussions acceptée", car elle leur fut offerte, mais ils la refusèrent, ainsi est qu'il est dit au Deut"ronome dans la bénédiction de Moïse : "L'Eternel est apparu du Sinaï, il a brillé sur le Seir pour eux. I1 s'est révélé sur le mont Pharan : dans sa droite, une loi de feu, - pour eux !"
Dieu apparut d'abord aux fils d'Esaü le violent et leur dit : "Voulez-vous accepter la Torah ?" Ceux-ci demandèrent : "Maître du monde, que contient-elle ?" Il leur dit : "Tu ne tueras point !"
"Nous ne l'acceptons pas, dirent les fils d'Esaü, car l'héritage que nous reçûmes de notre père, c'est : "De ton glaive tu vivras." —
Dieu s'adressa alors aux Arnmonites et aux Moabites : "Voulez-vous accepter la Torah ?" - Eux demandèrent : "Que prescrit-elle?"
- "Tu ne seras pas adultère !" - Eux dirent : "Comment l'accepterions-nous? nous qui sommes nés de l'adultère."
Dieu se révéla aux fils d'Ismaël, disant : "Acceptez,vous la Torah ?" - "Maître du monde, que prescrit-elle ?"
- "Tu ne déroberas pas." - "Comment, dirent-ils, l'accepterions-nous, nous qui vivons de rapine ? N'est-il pas dit dans la prédiction de noire ancêtre : Il sera un homme sauvage, sa main sera contre tous et la main de tous contre lui."
Mais quand Dieu arriva près d'Israël, tenant en sa droite la Loi de feu pour eux, ils s'écrièrent d'une voix unanime : éTout ce qu'a dit l'Eternel, nous le ferons et nous l'écouterons."

L'ingénieuse légende, homélie bâtie sur divers passages de l'Ecriture, enferme un sens profond : elle met en valeur la vocation et la responsabilité de ceux auxquels le Maître du monde conférait un grand honneur, mais lourd de charges, celui de combattre le bon combat contre l'erreur idolâtre, centre la violence, la débauche, la cupidité, contre tous les bas instincts, et d'organiser, sous le nom et sous l'égide d'un Dieu de vérité, de justice et d'amour, .une sociéte done la sauvagerie fut éliminée.

La demande divine demeure posée devant un monde dont le progrès moral est lent et connaît de tristes régressions : "Voulez-vous accepter le Décalogue et le réaliser?"

Mes frères en Israël, est-il besoin de dire que, sacrés pour tous les hommes, ces préceptes doivent l'être particulièrement pour vous, descendants des lointains ancêtres qui, pour eux et pour leur posterité, ont adhéré à l'alliance du Sinaï et à ses clauses. Si jamais famille eut le devoir d'illustrer la Torah par ses actes, d'être un vivant commentaire du Décalogue, c'est la vôtre. On vantait jadis, même au temps, heureusement révolu, des restrictions et des exclusions légales, votre attachement inflexible et fervent au Dieu-Un et l'intégrité de votre vie de famille. Ces vertus, certes, ne se sont point éteintes sous le régime de la liberté. Mais tout le Décalogue vous est-il également cher et sacré ? Interrogez-vous loyalement. Etes-vous en règle avec ses prescriptions ? Ne vous êtes-vous point asservis des idoles qui, pour n'être pas celles qui séduisaient les Hébreux d'autrefois, n'en sont pas moins des égarements et des infidélités à la religion du Dieu-Un? Ah! puissent celles des vertus qui ont pu fléchir, dans une atmosphere de scepticisme et de matérialisme, reprendre leur force et leur ascendant ! Les maintenir et les transmettre, c'est votre meilleur titre à l'estime du monde.
Et puisse la voix divine du Sinai etre pelvic, (etre aimée, etre obeie de plus en plus par toutes les families de la terre !

JULIEN WEILL,
Grand rabbin.
Radio-Paris, le 13 février 1931


Rabbins Judaisme alsacien Histoire
© A . S . I. J . A .