Peut-être l'expression hébraïque qui figure au titre de cette causerie ne vous est-elle pas très familière ? Lag est un petit mot artificiel, sans signification propre, qui unit par la voyelle à deux consonnes ayant pour valeur numérique en hébreu le chiffre de 33 : Lag baomer, cela veut dire le trente-troisième jour de l'Omer. Omer désigne ici une période de sept semaines qui vont du deuxième soir de la Pâque juive, le 16 nissan, jusqu'à la veille du 6 sivan, cinquante jours après, d'où ce nom, venu du grec, de Pentecôte. L'équivalent hébraïque de la Pentecôte, c'est la fête de Chabouot ou des semaines, qui porte d'ailleurs d'autres noms plus évocateurs que cette désignation un peu abstraite. Mais ne nous occupons pas aujourd'hui de cette solennité dont seize jours nous séparent encore et demandons-nous seulement ce qu'est cet Omer qui a donné son nom à la période des quarante-neuf jours, dont le trente-troisième, coïncidant cette année avec le vendredi 16 mai, a revêtu dans les usages surtout populaires de notre culte un caractère semi-férié, nous verrons tout à l'heure pour quelle raison.
Ouvrons la Bible au Lévitique, chapitre 23 (v. 9 et suivants), et lisons quelques versets :
Nous voilà renseignés, mais insuffisamment encore. Cet Omer, prémices de la moisson, balancé par les mains du pontife en hommage à Dieu, semble être une javelle, une poignée d'épis. Ainsi. comprennent quelques interprètes anciens et modernes. Mais comme dans l'Exode, à propos de la manne que recueillaient les Hébreux au désert, l'Omer désigne une mesure de capacité, une sorte de litre, ou le contenu de cette mesure, la tradition rabbinique a donné le même sens à l'Omer dans notre passage, à savoir celui d'une certaine quantité d'orge, ou plutôt de farine d'orge. Selon des souvenirs qui remontent à l'époque du second Temple, des messagers allaient, vers la Pâque, chercher les premiers épis mûrs de l'orge nouvelle, dans un champ désigné, aux alentours de Jérusalem, car le printemps est plus précoce en Terre Sainte et les travaux de la moisson y commencent et s'y terminent plus tôt que chez nous. Les grains recueillis étaient moulus, en une farine tamisée soigneusement, et le pontife offrait sur l'autel une poignée de cette farine sur laquelle il versait de l'huile et de l'encens. C'est seulement après ce rite accompli, en hommage de gratitude à Dieu, que le peuple avait le droit de consommer les produits de la moisson nouvelle.
Aux yeux des anciens rabbins, une importance toute spéciale s'attachait au rite de l'offrande de l'Omer. Il n'exprimait pas seulement la reconnaissance due au Créateur pour le renouveau de la terre fertile, c'était en même temps une action de grâce pour le passé. Car ce rite évoquait plus d'un fait important de l'histoire d'Israël, où l'Omer avait joué un rôle : la manne providentielle du désert, le pain d'orge symbolique du songe du soldat madianite annonçant la victoire de Gédéon, et d'autres événements encore où d'humbles poignées de héros avaient eu raison de puissants adversaires et remporté d'éclatantes victoires.
On pourrait croire, mes chers auditeurs, que toute cette période des sept semaines de l'Omer est demeurée, depuis l'antiquité biblique, sous le signe de la gratitude et de l'allégresse inhérentes aux fêtes d'Israël liées jadis à la vie rurale en un pays "ruisselant de lait et de miel", où les rires et les chants des moissonneurs devaient retentir joyeusement aux époques paisibles.
Il a dû en être souvent ainsi dans les temps qui ont précédé la ruine de l'existence nationale. Mais par la suite, il n'est demeuré des rites de l'Omer que l'usage de compter jour après jour ou plutôt soir après soir, les quarante-neuf jours de la période printanière. Et, d'autre part, de douloureux événements de l'histoire juive ont mis comme un voile de deuil sur la majeure partie de la période de l'Omer. En effet, d'après une tradition accréditée, c'est à cette époque de l'année que périrent, au IIe siècle de l'ère vulgaire, les partisans du héros Barcochba engagés dans un suprême effort pour secouer le joug de la puissance romaine et restaurer la patrie vaincue. Parmi les partisans groupés autour de Barcochba se trouvaient des disciples du rabbin Akiba qui tombèrent presque tous sur les champs de bataille. Une variante ou un complément de cette tradition parle d'une peste qui sévit au printemps et décima les disciples d'Akiba, mais qui prit fin le 18 iyar, le trente-troisième jour de l'Omer, devenu ainsi une date heureuse dans cette sombre période.
Aux souvenirs de cette époque douloureuse se sont joints, près de dix siècles plus tard, ceux des massacres que subirent entre Pâque et Pentecôte, les communautés juives des bords du Rhin, lors du passage des croisés des deux premières croisades. Ces souvenirs ont créé des usages de deuil en cette période qui eût dû participer comme jadis à la joie de la nature en fête. Les communautés strictement attachées à ces traditions, qui n'ont qu'une ancienneté relative, ne célèbrent point de mariage dans tout le mois d'iyar notamment. Un jour fait exception, et c'est le trente-troisième de l'Omer. Le voile de mélancolie est soulevé ce jour-là. Dans les communautés juives d'Orient, où se créent et se développent aisément maints usages populaires qui se greffent, autour de l'histoire, sur les grandes traditions ancestrales, le trente-troisième jour de l'Omer est une fête des écoliers surtout, un jour de liesse et de congé : où les enfants, échappés à la férule des maîtres, vont aux champs s'ébattre en libres jeux, non sans s'être munis de provisions et de friandises de toutes sortes qu'ils sont allés quêter, de maison en maison, pour mettre ensuite en commun et se partager cette manne accordée libéralement; c'est d'ailleurs en ce jour, selon une légende, que la manne est tombée une première fois.
Pourquoi le trente-troisième jour de l'Omer est-il jour de liesse ? C'est, pour les uns, en mémoire de la cessation d'une épidémie. Mais cette petite fête, avec les usages qu'elle comporte, reconnaîtrait, selon une autre explication, une origine mystique et devrait sa popularité en Orient à la Cabbale et aux Cabbalistes. Les partisans de la doctrine mystique juive appelée Cabbale, en font remonter l'origine à un célèbre docteur du
IIe siècle, Siméon bar Yohaï. Le trente-troisième jour serait l'anniversaire, selon les uns, de la mort, selon d'autres du mariage de Siméon bar Yohaï. Mais c'est de toute façon un jour faste, car le jour de sa mort, ce grand esprit aurait révélé à ses disciples maints sectes incorporés ensuite dans la Bible de la Cabbale, le livre lumineux (lumineux pour les initiés) du Zohar.
Le trente-troisième jour de l'Omer, le monde fut rempli d'une belle lumière, et marqué par l'union harmonieuse de tous les mondes. Un hymne hébraïque en l'honneur du saint docteur est chanté dans mainte communauté d'Orient. Près du village de Méron se trouve la tombe de Siméon bar Yohaï, et, ce jour-là, depuis des siècles, les juifs de Safed viennent en pèlerinage sur cette tombe, puis s'adonnent à toutes sortes de réjouissances.
Dans nos pays d'Occident, le jour du trente-troisième de l'Omer n'est pas paré du même prestige qu'en Orient. Rien de spécial dans le rituel journalier, sinon qu'on y supprime quelques prières de contrition. Mais en bien des communautés, par suite des abstentions qui pèsent sur les jours qui précèdent et qui suivent le lag baomer, on voit célébrer de nombreuses unions en Israël, et l'allégresse y abonde.
Faut-il, mes chers auditeurs, n'attacher qu'un intérêt anecdotique à la célébration du trente-troisième jour de l'Omer, qui se présente, entouré d'un halo de légendes mêlées à l'histoire et égayé en Orient de réjouissances populaires où là superstition joue un rôle ?
Je crois qu'il comporte pour nous-mêmes un enseignement propre à toucher nos cœurs et qu'il illustre à sa façon des aspirations et des espérances qui doivent nous demeurer chères.
D'une part, la renaissance de la vie paysanne en Israël en divers lieux du monde, et spécialement sur la terre des ancêtres, pourvu qu'il lui soit donné de connaître désormais une ère paisible et féconde, rendra aux jours radieux du printemps, joignant l'orge de la Pâque au froment de la Pentecôte, l'éclat et l'allégresse qui paraient cette période au temps où l'histoire n'avait pas donné un sinistre démenti à la gaîté de la nature, et le trente-troisième jour de l'Omer pourra n'être plus dans l'avenir qu'un jour entre d'autres jours de moissons heureuses, de labeur enthousiaste et béni.
Et je crois aussi qu'un temps viendra où le crime d'ensanglanter la parure du sol par la guerre, de remplacer par de cruelles moissons d'hommes jeunes et beaux la récolte des blés mûrs ne se reverra plus, en nos pays au moins, qui ont mis la guerre hors la loi, et c'est une des tâches sacrées d'Israël d'aider partout à rayer désormais ce crime de l'histoire,
Je ne sais si, comme le croient les cabbalistes, l'harmonieuse union de tous les mondes s'est produite à la mort de Siméon bar Yohaï. Cette croyance ne fait que traduire, sous une forme mystique et cristallisée autour du souvenir d'un docteur vénéré, l'antique aspiration d'Israël vers l'unité du genre humain, l'harmonie des intelligences et des cœurs, et la lumière que les couleurs changeantes du prisme réfractent mais recomposent aussi. Les petits enfants juifs d'Orient qui fêtent le trente-troisième jour de l'Omer agitent, paraît-il, un jouet aux couleurs de l'arc-en-ciel. Ce jouet symbolise une prière mystique demandant qu'apparaisse au firmament l'arc qui doit y briller avant la venue du Messie.
Qu'il symbolise aussi pour nous le flamboiement pacifique de toutes les couleurs des drapeaux des peuples, qui composeront un jour le grand pavillon de l'humanité réconciliée sous le signe du Dieu-un, lumière et espérance d'Israël !