Le premier courage consiste à voir le danger et à nommer lennemi, car le lâche préfère ne rien voir afin de ne pas avoir à dire. Le premier jour de Pessah, le 12 avril 1933, le rabbin Kaplan prêche sur ce texte de la Haggada: "A chaque génération on tente de nous exterminer, et le Saint, béni soit-il, nous sauve de nos ennemis" (4). Il dénonce dune voix solennelle les premières persécutions des Juifs dAllemagne. "Votre vieux Dieu allemand (... ) na rien de commun avec le Dieu dIsraël. Le Dieu dIsraël dit: "Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne convoiteras pas » et vous, vous élevez au rang dun véritable devoir national, le meurtre, le vol, le mensonge, la convoitise. Le Dieu dIsraël dit : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", et vous, ceux qui ne partagent pas vos doctrines de haine, vous les livrez aux brutalités de vos bandes déchaînées. Le Dieu dIsraël dit: "Tu nopprimeras pas létranger », et vous, vous mettez votre gloire à devenir les bourreaux officiels de pauvres êtres que vous dépouillez de leurs droits de citoyens pour en faire des hommes sans patrie.(...) Oui, en vérité, vous ne connaissez pas lÉternel. Il est tout lopposé de lidole barbare devant laquelle vous vous prosternez. Mais si vous ne connaissez pas lEternel, le Seigneur, lui, vous connaît bien et il saura vous infliger le châtiment de vos forfaits". Tout est dit, dans la lumière dune foi inébranlable. Pharaon, Aman et ses fils ont été anéantis. Disparus, les Egyptiens, les Grecs, les Romains, et "Israël, dépossédé de son sol, dispersé dans toutes les régions du globe, Israël a vu par une suite de prodiges, toutes les tentatives danéantissement échouer contre lui". LEternel, fidèle à son Alliance, affirme Jacob Kaplan, nabandonnera pas son peuple. Ce jour-là, Il a donné à son serviteur Jacob, la force dune parole prophétique.
Il faut souligner que la prédication de Jacob Kaplan, dans ces années, ne se limite nullement à réclamer la justice pour les persécutés dAllemagne, de Pologne, de Roumanie. Elle ne se borne pas à proclamer leurs droits, si chèrement mérités, de citoyens. Elle appelle aussi Israël à considérer lépreuve sous langle religieux, sous langle des fautes commises et à "revenir à Dieu" (5). "Vous serez pour moi un peuple de prêtres et une nation sainte" avait dit lEternel. A ceux qui se sont trop confiés au culte de la science ou à la séduction des honneurs, il pose la question : nest-ce pas là une forme didolâtrie ? Il cite Jérémie : "Que le sage ne se glorifie pas de sa science, que le vaillant de ne se glorifie pas de sa force, que le riche ne se glorifie pas de sa fortune, mais que lhomme désireux de se glorifier se glorifie de me comprendre, de savoir que je suis lEternel exerçant la bonté, le droit, la justice sur la terre" (IX, 22). Tant il est évident pour la foi vive du rabbin Kaplan, que, hors lEternel et la fidélité au pacte quil a noué avec les Pères, il nest point de salut pour Israël, ni pour lensemble de lhumanité dont Israël porte, en vertu de son sacerdoce, la responsabilité morale. La qualité sacerdotale dIsraël est un point que Jacob Kaplan ne perdit jamais de vue.
Et voici quarrive la guerre, la défaite,douloureuse pour le combattant de Verdun, et linsupportable condition qui est brusquement imposée à son peuple.
Jacob Kaplan avait été nommé en 1939 lauxiliaire du Grand Rabbin de France, Isaïe Schwartz. Démobilisé, il rejoignit le Grand Rabbin auprès du gouvernement, cest à dire à Vichy. Cest à Vichy, puis à Lyon, quil exerça jusquà la libération son ministère.
Javoue que jai du mal à évoquer ces années, tant elles sont remplies de choses honteuses. Je trouve un grand réconfort dans les paroles mêmes de Jacob Kaplan.
Au lendemain de la parution du statut des Juifs, Jacob Kaplan prêcha le 15 novembre 1940 sur Abraham, particulièrement sur son intercession en faveur de Sodome et de Gomorrhe (6). Il dit : "Quand je relis le récit biblique, jai honte pour notre époque. On en est venu, dans un pays aussi civilisé que le nôtre, à adopter une règle de justice diamétralement opposée à celle dAbraham. La solidarité qui existe entre tous les hommes et plus particulièrement entre les membres dune même collectivité, cette solidarité invoquée par Abraham pour sauver des coupables, on linvoque également de nos jours, mais cest pour nuire à des innocents ". Il conclut : "Quant à nous, nous sommes fiers dêtre les fils dAbraham, fiers de nous réclamer de sa race, fiers dappartenir à sa religion. Nous ne renoncerons pas à notre qualité de juifs pour échapper aux rigueurs dun statut qui, aux yeux du vulgaire seul, peut sembler déshonorant
Je ne veux pas non plus raconter tout au long les tribulations et les épreuves que subit la famille Kaplan pendant la guerre. Je crois que le Grand Rabbin, tel que je pense le connaître, me ferait observer quil ne fit que subir le sort commun de son peuple, et que lui, au moins, avec sa famille proche, survécut, comme survécurent près des trois-quart des juifs français, par un mélange inextricable de hasard, de providence, et dactions justes, courageuses et bonnes de ses compatriotes, quils fussent ou non chrétiens, de droite ou de gauche. La France, pour lui, cétait eux. Deux épisodes, pourtant.
En décembre 1943, lors de loffice synagogal, deux hommes entrent pour jeter des grenades dans la foule. Mais cétait juste le moment où les fidèles se tournent vers la porte dentrée, selon le rituel, pour dire "Viens fiancée, viens fiancée" - la "fiancée" étant le Sabbat lui même. Les hommes, stupéfaits de faire face à une assemblée qui les regarde sans crainte, lâchent leurs grenades par terre, qui ne font pas grand mal. Un instant plus tard, lassemblée étant tournée vers lArche sainte, ils eussent lancé les grenades, et ceût été le massacre. Un miracle, commente brièvement le rabbin Kaplan (7).
Assumant par intérim depuis janvier 1944 la charge de Grand Rabbin de France, Jacob Kaplan est arrêté le 1er août, alors quil vivait depuis quelques mois dans la clandestinité, par des auxiliaires français de la police allemande qui se mettent en devoir de le conduire à la Gestapo. Mais cela prend du temps, et Jacob Kaplan lemploie à leur parler. Dans sa sacoche, il porte un châle de prière et les Tephilîn, ces petits cubes qui contiennent des textes de la Thora. Les policiers veulent les ouvrir le rabbin le leur interdit. Ce geste majestueux du rabbin qui protège lobjet sacré, les Rouleaux de la Loi ou les Tephilîn, et qui est obéi, je lai lu dans dautres récits de ces années. Dans le café où ils attendent la voiture de la Gestapo, Jacob Kaplan ouvre son livre de prières et prie à haute voix. Puis - je raccourcis lhistoire - il sadresse au "Chef", lui parle de ses titres militaires, et comme il a remarqué sur lui une médaille de piété, lui dit : "Vous êtes un homme religieux et pourtant, vous qui savez que je suis un père de cinq enfants, vous me conduisez à la Gestapo". Finalement, mus par diverses craintes, les unes très basses, les autres peut être moins, les policiers le relâchent, moyennant rançon (8). Un peu plus tard ils furent arrêtés. Comme rabbin, comme juif, Jacob Kaplan ne voulut pas les reconnaître afin de ne pas être un dénonciateur. Mais comme lun deux insistait pour être reconnu, il le fit et témoigna ensuite en sa faveur. Lhomme sauva sa peau. Remarquons ici une séquence caractéristique. Jacob Kaplan, en situation extrême, commence par se mettre en présence et sous la protection du Maître de lUnivers. Puis il sadresse à ladversaire en le mettant clairement en face de sa responsabilité morale, en tant quil est un être capable de raison. Nous retrouverons ailleurs cette séquence.
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