De Pessa'h à Shavouoth, ou le bout du compte
...de l'ômer
Rabbin Claude Lederer
Extrait de ECHOS-UNIR



Calendrier de l'Omer : on tourne chaque jour les
boutons latéraux pour faire apparaître le
nouveau jour qui est compté
Une fois installés en terre d'Israël, les Hébreux auront à faire le lien entre Pessa'h et Shavouoth de la manière suivante : "Hachem parla à Moïse pour qu'il transmette : parle aux enfants d'Israël et dis-leur : une fois installés dans le pays que je vous donne et que vous y ferez la moisson, vous apporterez un ômer des prémices de votre moisson au cohen... Puis vous compterez chacun, depuis le lendemain du Shabath, depuis le jour où vous aurez offert l'ômer... sept semaines... soit cinquante jours" (Vayikra/Lévitique 23:9-16). La Tradition juive nous enseigne que" le lendemain du Shabath" dont il est question ici est la fête de Pessa'h, et la moisson, celle de l'orge.

Cette forme de lien est fondée sur le type de société qu'Israël va constituer sur sa terre, une société sédentaire essentiellement liée à l'agriculture. Aussi, chaque année, au lendemain de Pessa'h, procédera-t-on à la première coupe de l'orge dont on apportera la mesure d'un ômer (environ 2,5 kg) au Temple. A la suite de quoi il est demandé de compter sept fois sept semaines jusqu'à la fête de Shavouoth. On apportera alors une nouvelle offrande sous la forme de deux pains.

Aujourd'hui, ne pouvant plus accomplir ce rite, nous sommes obligés de nous limiter au "compte de l'ômer" chaque jour à la tombée de la nuit, du lendemain du premier soir de Pessa'h jusqu'à Shavouoth.

Les offrandes végétales

Si nous sommes plus ou moins familiarisés avec les sacrifices animaux. on évoque beaucoup moins souvent les offrandes végétales, alors qu'elles tiennent une grande place dans les rituels sacrificiels.
Or de Pessa'h à Shavouoth, tout semble tourner autour des céréales et de leurs produits : interdiction du 'hametz et obligation de la matsa à Pessa'h ; offrande de l'orge et compte de l'ômer ; offrande de deux pains avec du 'hamets à Shavouoth.

Il nous a paru intéressant de relever ce que J.-P. Vernant rapporte de l'importance des céréales dans le monde grec : "…le terme de bios (vie) qu'utilise Hésiode pour désigner l'épi de grains dont l'homme fait sa nourriture spécifique souligne, entre l'aliment céréalier et la forme de vitalité propre aux hommes, une relation si intime qu'on doit parler de consubstantialité : le tissu de la vie humaine est taillé dans la même étoffe dont est faite la nourriture qui l'entretient " (M. Detienne et J.-P. Vernant : La cuisine du sacrifice en pays grec, p. 61. Ed. Gallimard, 1979.).

Pour une lecture traditionnelle de nos textes

Une telle lecture nous semble d'autant plus Importante que nous avons souvent tendance à lire nos textes au premier degré sans passer par l'interprétation qu'en donne le Talmud et ses commentaires qui forment notre judaïsme. On aboutit ainsi soit à une approche historiciste, soit à des explications d'ordre purement agricole. Or s'il est évident que la société hébraïque a été agricole, on ne saurait oublier qu'une telle société développe à travers ses rites, ses rapports à la terre et à ses produits, tout un ensemble de conceptions spécifiques qu'elle a de la vie et qui se traduisent par des comportements particuliers.
En se limitant à l'aspect historique ou agricole, on se limite au descriptif. Et si on applique une telle vision, du coup, la Torah n'apparaît plus comme un enseignement vivant nous concernant toujours encore. Elle devient livre d'histoire ou de géographie. Car que pourrait encore avoir d'actuel un récit descriptif du passé ? Où serait la permanence de la Torah qui forme la mémoire de notre peuple et en assure la transmission ?
L'approche traditionnelle de nos textes n'a pas comme fonction de développer une connaissance par rapport à laquelle nous resterions extérieurs, mais un enseignement dont les principes transcendent le temps, un ensemble de valeurs spécifiques qui nous interpellent et qui nous investissent.

Prélèvements automatiques

En parlant plus haut des offrandes végétales, nous nous référions notamment aux céréales. Parmi ces dernières, seules celles qui fermentent entrent dans la définition que la tradition juive donne du pain : le blé, l'orge, l'épeautre, l'avoine et le seigle. L'orge étant
la première à mûrir, c'est elle qui sera offerte dès le lendemain de Pessa'h ; alors seulement on pourra procéder à la récolte des autres céréales.

Mais là où l'ethnologie ne percevra que la levée des interdits de la récolte, la Torah y voit l'abolition de toute continuité entre l'homme et la nature. Car situer l'homme dans le prolongement de la nature et en fusion avec elle, c'est se placer au cœur même de l'idolâtrie. Aussi toute première production sera-t-elle remise à D.ieu : le premier-né humain deviendra le cohen et sera consacré au service de D. ; les premiers-nés des animaux ou les premiers fruits seront offerts au Temple ; il en est de même des céréales.

La Torah introduit ainsi une fracture et une distance entre la nature et l'humain, pour éviter à la fois la divinisation de cette nature ou celle de l'homme. "La relation privilégiée de l'homme biblique s'établit ainsi contre l'ordre de la nature et non plus à partir de lui " (Maurice Blin, Le travail et les dieux, p. 71. Aubier Montaigne, 1976.)

Sortie d'Egypte, naissance et récolte

La Sortie d'Egypte est considérée comme une véritable naissance. La Torah et les commentaires ne présentent-ils pas D. comme une sage-femme retirant Israël du ventre de l'Egypte, sa mère ! A Pessa'h, Israël vient au monde. Or toute naissance est de l'ordre de l'instant, elle est intemporelle. Elle situe d'emblée l'être sur un plan supérieur, d'où à Pessa'h, la référence au thème de la précipitation, à ce qui est en dehors du temps.
Aussi à Pessa'h, l'élimination de toute nourriture fermentée - le 'hamets traduisant dans la mentalité juive la durée et la transformation - donne plus que toute autre fête, l'image de l'abolition du temps et donc la possibilité d'une nouvelle naissance.

Le juif "revit" à Pessa'h, à travers les récits de la Hagada et les mitsvoth, la destruction de l'idolâtrie et de l'esclavage. L'aspect historique de la Sortie d'Egypte rejoint le thème de la renaissance de la nature et la venue du printemps ; les deux se conjuguent pour marquer de façon fondatrice le principe de la naissance.

De la nourriture animale à la nourriture humaine

La naissance du petit de l'homme conserve pourtant quelque chose d'animal. Tout est encore potentiel, les facultés déjà existantes ne peuvent pas encore s'exercer. La tradition juive marquera cet aspect des choses à travers les rites qui vont de Pessa'h à Shavouoth. En effet, elle établit une différence fondamentale parmi les céréales entre l'orge et le blé : le premier est qualifié de nourriture animale, le second, de nourriture humaine.

Aussi le lendemain de Pessa'h, c'est l'orge qu'on va offrir au Temple, non seulement parce qu'elle est la première céréale à mûrir, mais parce qu'elle est représentative de la nourriture animale. Et on demandera au juif de compter 49 jours au bout desquels ce sera Shavouoth, et là il devra amener une nourriture humaine, deux pains faits de blé et de 'hamets. De Pessa'h à Shavouoth, il y a donc comme un parcours initiatique menant l'individu de l'animalité à l'humain par le biais de la nourriture. Ainsi le 'hamets expulsé à Pessa'h est réintroduit à Shavouoth.
Le blé est en effet considéré comme la nourriture spécifique de l'homme, il en est sa représentation. Comme on l'a déjà vu pour la cacherouth, la différence dans les comportements alimentaires marque un changement de statut et de situation des individus ou du groupe social.

L'orge et la manne : un prêté pour un rendu

Le Midrash souligne le parallélisme entre le don de la manne et l'offrande du ômer d'orge. Installé dans son pays, le juif à Pessa'h, devra avoir, mais en sens inverse, le même comportement que D. a eu envers lui autrefois.
La manne était une nourriture céleste, elle se situait au-delà du domaine de l'humain. Reçue tout au long de son séjour dans le désert, elle était octroyée au quotidien, un ômer chaque jour, sauf la veille du Shabath. Dans le même ordre d'idées, le juif donnera à D. un aliment non encore parvenu à maturation, c'est-à-dire, encore en deçà de la possession humaine, et sous la forme d'une mesure identique, un ômer.

Cette nourriture fut donnée de façon à faire ressortir l'importance accordée au quotidien. Cette notion se retrouve quand, après avoir offert l'orge à Pessa'h, il doit se mettre à compter chaque jour pendant sept fois sept semaines jusqu' à Shavouoth.

De même que la matsa avait comme fonction, lors de la sortie d'Egypte, de préparer le peuple à la consommation de la manne, de même, le passage par l'orge et par le compte de l'ômer doivent permettre l'accès au blé, c'est-à-dire à l'humain. Car cette dimension lui est nécessaire pour devenir le partenaire de l'alliance avec D. au Sinaï.

Compter-raconter

Il est alors intéressant de se pencher sur cette obligation de " compter l'ômer". Pourquoi compter ? Qu'est-ce compter?

La recherche de l'étymologie des mots se révèle, une fois de plus, fort instructive. En français, en allemand aussi bien qu'en hébreu. le fait de compter est lié au récit.
"Compter", dit le dictionnaire étymologique, est une variante orthographique de "conter ". En allemand, erzählen, raconter, est bâti sur la même racine que zählen , compter. En hébreu, le verbe lisspor ", compter est de la même racine que le verbe lessaper, raconter. Rabbi Na'haman relie la notion même du nombre à celle du récit de la Création. En effet, dans le premier chapitre de la Genèse, la création et son organisation sont une énumération de jours à l'intérieur desquels sont décrits les événements qui s'y placent. S'il n'y avait pas eu la création, il n'y aurait rien à compter / raconter.

Le récit est lié au nombre et au temps. Il est de l'ordre de la création, donc de la naissance qui se transforme progressivement par la mise en place d'un cycle dont le premier jour est le Shabath.

Aussi le fait du compte est-il inhérent à la notion même de la création et de son déroulement dans le temps. Compter, c'est structurer un ensemble à partir de ses éléments. Et son aboutissement, c'est l'entrée dans le domaine humain qui est celui du rapport à l'autre.

De l'accès à l'être à l'accès à l'autre

Aussi paraît-il logique que toute naissance, toute création, toute situation nouvelle soit suivie par la mise en place d'une structure temporelle ouvrant le chemin vers une rencontre, une relation, une alliance, qui ne sont jamais donnés dans l'immédiat.

La berith mila n'est faite que le huitième jour après la naissance, le deuil et son envers, le mariage, impliquent sept jours. La rencontre conjugale ne se fait pas après la fin de l'écoulement du sang menstruel, il faut encore compter sept jours.

L'événement de toute sortie se fait généralement dans l'instant, ainsi en est-il de celle d'Egypte. Il en est de même pour la création, mais ni l'une ni l'autre ne sont capables d'assurer l'humanité de l'humain.

L'alliance, la rencontre ne s'acquièrent qu' "en fin de compte", qu' " au bout du compte". Cette alliance, c'est celle du Sinaï où Moïse reçoit deux tables du témoignage. Ces deux tables côte à côte, ce sont celles du partenariat entre D. et Israël. Cette rencontre, Rabbi Na'haman la nomme " shidou'him ", les fiançailles.

En d'autres termes, nous pourrions conclure en disant que le fait de compter permet le passage de l'accès à l'être vers l'accès à l'autre. Peut-être est-ce là l'un des sens du verset : " Apprends-nous à compter les jours, afin que notre cœur ait accès à la sagesse" (Psaume 90:12).


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