Au seuil de 5697, 1' "Univers" nous demande, une fois de plus, de faire la relation des événements qui se sont déroulés dans le courant de l'année 5696 et qui intéressent le judaïsme. C'est peut-être la trentième "revue" de ce genre que nous donnons ici et, pareil à Jacob répondant avec mélancolie à Pharaon, nous sommes tenté de nous écrier : "Nombreuses et douloureuses sont nos revues", et combien les conjonctures, dont elles consignent les récits se ressemblent , hélas, et attristent notre esprit. Il se dégage de ces sortes de chronologies annuelles, je ne sais quelles pénibles pensées et quels sentiments d'amertume. Ce n'est assurément pas encore la physionomie de l'année défunte qui le dissipera.
Palestiniens fouillés par la police militaire britannique à Jérusalem (1936)
|
Affiche républicaine pendant la guerre d'Espagne |
La conscience et la raison finiront-elles par triompher en Canaan, comme nous espérons qu'elles triompheront partout où elles ont subi des échecs troublants ? A l'approche de 5697, c'est la grâce que nous sollicitons de ce Dieu de paix et d'amour que nous invoquons en notre fête de Rosch-Haschanah où se trouve affirmée avec tant d'élan et de ferveur "la souveraineté du règne de Celui qui abolira, sur la terre, la "tyrannie des mauvais penchants ".
De cette foi en la justice réparatrice, les membres du Congrès mondial juif se sont sentis animés récemment aux bords du lac Léman et les circonstances tragiques, au milieu desquelles ils délibéraient, n'ont pu briser leur volonté opiniâtre de lutter sans répit contre le déchaînement des instincts d'iniquité et de violence, dont l'antisémitisme alimente la source empoisonnée. Il a été agréable aux israélites français de lire dans la presse que la France libérale et généreuse a été acclamée par les congressistes genevois.
Certes, la judéophobie n'est pas toujours à l'origine des convulsions sociales, comme le prétend le nazisme allemand. Ce qui se passe dans la malheureuse Espagne le prouve abondamment. Ah, si la presqu'île ibérique était habitée encore par les Juifs qu'elle expulsa en 1492, quel haro sur le pauvre baudet retentirait de nouveau et le pauvre baudet serait, on le devine, ce Juif damné, qu'attire les calamités comme le fer attire la foudre. Mais l'Espagne étant pure de tout élément de contamination juive, l'éternel bouc émissaire n'a pu être incriminé. Cependant, malgré les souvenirs pénibles de leur histoire, les descendants de ce judaïsme espagnol, si florissant durant des siècles, entendent derechef résonner dans les journaux, avec une nostalgie irrésistible, les noms de Grenade, de Cordoue, de Tolède… de toutes ces villes illustrées par la philosophie, la poésie et la science juives du moyen-âge. Remués jusqu'au tréfonds de leur âme ils élèvent vers le ciel, en faveur de leur ancienne patrie, d'une patrie qui fut si ingrate, une prière muette, toute pénétrée de tendre compassion.
Et de l'autre côté de la Méditerranée, le judaïsme algérien ne paraît pas avoir retrouvé, dans l'année qui s'achève, le calme et la sécurité. Des excitations ténébreuses troublent l'esprit de la population indigène. Il est à craindre aussi que les événements du Maroc espagnol contribuent à entretenir cette vague inquiétude et que les passions partisanes, avec leur cortège de violences, s'y infiltrent peu à peu. Toutefois, l'Algérie juive, malgré l'incertitude présente, n'en reste pas moins pour le judaïsme français une réserve précieuse de virtualités spirituelles.
A la vigilance, dont le judaïsme ne devra point se départir dans la protection de sa dignité et la sauvegarde de son avenir, manquera désormais une vaillante sentinelle. Le président de l'Alliance israélite universelle, le professeur Netter, a disparu en 5696. Avec lui s'est éteinte une claire intelligence et cessé de battre un cœur fidèle. La science de l'éminent praticien était ennoblie par sa touchante affection pour le judaïsme et sa bravoure obstinée à le défendre. Sa mort, suivant de si près celle de Sylvain Lévi, a porté un coup sensible, sinon à l'activité, du moins à l'œuvre de l'Alliance. Mais de pieuses et robustes mains vont recueillir leur héritage. La Tradition nous apprend que lorsqu'en Israël un astre se couche, un autre se lève, et qu'à toutes les époques de sa longue et douloureuse histoire sont apparus des défenseurs hardis, des hommes de courage et de foi prêts à lutter pour la vérité.
5696 a été le bimillénaire d'Horace. Quel rapport cet événement peut-il bien présenter avec le judaïsme ? Pourquoi le mentionner à cette place? C'est que le poète latin a parlé des Juifs à trois reprises différentes, dans le premier livre des Satires. Nous ne l'ignorions pas totalement, mais un ami, membre dé la Société asiatique, nous a rafraîchi la mémoire. Lui-même en avait reçu communication d'un de ses confrères. Il ressort de ces divers passages que le prosélytisme juif, au temps des Romains, n'était pas une fiction. La pièce IX du 1er livre des Satires, écrite la 85ème année avant l'ère chrétienne, nous donne, notamment des détails pleins d'intérêt sur les fêtes juives et les sentiments que les Romains moyens professaient, il y a plus de deux mille ans, à l'égard des Juifs. Aux yeux du vulgaire et de l'illettré, à l'époque d'Horace, les Juifs devaient passer pour des êtres un peu ridicules et bizarres par leurs pratiques et leurs doctrines religieuses si profondément distinctes de celles du paganisme gréco-latin. Somme toute, on leur reconnaissait, à ces humbles Juifs de l'antiquité païenne, des vertus fermes et un esprit, de scierie bienfaisante, inconnue des temps de l'Olympe. En notre siècle, soi-disant émancipé de toute prévention, était-il superflu de rappeler, à propos du bimillénaire d'Horace, que s'il arrivait aux Juifs d'être dédaignés par les "gentils", ainsi que le furent d'ailleurs les premiers chrétiens, il ne leur arrivait pas du moins d'être haïs scientifiquement, selon la doctrine de la savante Germanie.
Et maintenant, quelle conclusion tirerons-nous de ce qui précède ? Le judaïsme et l'humanité, dont il est inséparable, assisteront-ils dans l'année qui vient, à la fin de toute cette fermentation nocive des esprits dont le monde semble être trop souvent la victime résignée ? Serons-nous les témoins de la réconciliation des hommes ? L'enseignement biblique de pardon et de bonté, dont notre Fête du premier de l'an est si totalement imprégnée, sera-t-il compris ? Nous voulons l'espérer. La foi juive nous convie à cette espérance, la leçon de Rosch-Haschanah nous y maintient solidement.