Cette "Remarque" est une réponse à la lettre adressée
au rabbin par S. Hoenel, avocat à Strasbourg, datée du 23 juillet
1956.
Dans sa lettre, Me Hoenel exprimait ses interrogations sur la question de
l'orgue, qui avait été soulevée lors de la Conférence
des Rabbins de mai 1956, sous la présidence du grand
rabbin de France Salomon Ulmann. La conférence avait entériné
l'usage de l'orgue dans les temples consistoriaux, et cette décision
fait l'objet d'un vif débat entre les tenants du judaïsme orthodoxe
et les réformistes. Dans un but de conciliation, ils avaient adopté
un texte qui était manifestement l'objet d'un compromis :
"Toutefois, l'établissement de l'orgue dans les synagogues ne pourra
avoir lieu qu'avec l'autorisation du grand rabbin de la Circonscription, sur
la demande du rabbin communal du ressort." la Conférence proposait
aussi de réduire la récitation des piyoutim (1),
dans le but de raccourcir les offices, car la longueur de ceux-ci risquait
d’entraîner une désertion des fidèles.
Les arguments présentés par Me Hoenel sont pratiquement les
mêmes que ceux du rabbin Dreyfuss ; c'est pourquoi nous ne reproduisons
pas sa lettre.
A la lecture de ce texte, on comprend que l'orgue ne sera pas intallé
dans la synagogue
de Mulhouse du vivant du rabbin. Ce n'est qu'en 1891 qu'il sera installé,
à l'époque où le rabbin Salomon Moock officiera dans
la communauté.
REMARQUE
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(…)
Intérieur de la synagogue de Mulhouse |
Tout en déclarant que les Piutims peuvent être légalement révisés, nous avons dit, et nous le répétons, que pour notre part nous aurions préféré leur maintien, puisqu'ils font partie d'un Minhag universellement adopté, et puisqu'il est toujours dangereux d'opérer des changements dans le rituel d'une manière partielle, sans avoir obtenu l'adhésion générale ; nous aurions donc préféré leur maintien, si nous avions pu parvenir à l'abréviation de l'office par suite de la séparation des deux offices distincts du שחרית et de la lecture de la Thora et du מוסף . De cette manière, nous aurions pu parvenir à l'introduction d'une prédication régulière et obligatoire plus facilement que par la réduction de quelques Piutims seulement, qui ne sont récités que dans certaines occasions de l'année. Voilà en quoi consistaient toutes les observations que nous nous sommes permis de faire au sujet des décisions de la conférence. Mais dans le même article où nous avons exposé longuement ces vues, nous n'avons pas hésité à déclarer, que dans le cas où nos vues ne seraient pas adoptées, loin d'être contraire aux décisions de la conférence, nous préférerions encore la révision des Piutims au statu quo actuel, qui est un obstacle insurmontable à l'introduction de la prédication. Nous ne croyons dont pas être tombé dans une contradiction ou avoir laissé la moindre incertitude sur notre véritable pensée.
Nous disons aujourd'hui la même chose sur la question de l'orgue. Sous le point de vue légal il n'y a nul doute qu'elle ne puisse avoir lieu en toute conscience et en conformité de nos anciens casuistes les plus accrédités, et que, comme la réduction des Piutims, elle ne donne lieu qu'à une question d'opportunité, que nos Grands-Rabbins ont eu mille fois raison d'en réserver la solution à l'autorité spirituelle. Et pour mieux faire comprendre la pensée intime de la conférence qui a réservé uniquement à l'autorité spirituelle locale le droit de résoudre la question d'opportunité, nous nous permettons de communiquer à nos lecteurs un extrait d'une lettre qui nous fut adressée à ce sujet par l'un des Grands-Rabbins les plus hauts placés de France. "Le rabbin communal, y est-il dit, est l'appréciateur le plus naturel des besoins de sa communauté ; il en est l'organe. Dire à la demande du rabbin communal, c'est dire à la demande de la communauté, c'est là suivre, au sujet de Piutims (ainsi que des autres modifications), la vraie coutume israélite ; de plus, c'est la voie par laquelle les Piutims ont été introduits. Il y a donc dans le procédé de la conférence toutes les garanties possibles : déclaration de la conférence que la révision des Piutims et l'introduction de l'orgue sont choses permises, que celle-là est désirable, celle-ci contraire au caractère de simplicité de notre culte ; travail de révision à préparer par le Grand-Rabbin central ; intervention du rabbin communal comme organe de la communauté ; intervention du Grand-Rabbin, comme chef hiérarchique et chargé de la surveillance des ministres de sa circonscription. Il n'est jamais entré dans nos idées d'imposer ; nous déclarons la chose permise au point de vue doctrinal, chacun est libre de s'y conformer ou de continuer les errements du passé."
Après ces explications toutes les objections de notre honorable correspondant de Strasbourg tombent d'elles-mêmes (2). Nous ne parlons pas de celle relativement à l'intervention d'un non-israélite pour faire toucher l'orgue les samedis et jours de fête. Nous croyons qu'avec un peu plus de réflexion il en aurait vu lui-même l'inanité. Le texte qu'il cite n'a aucune espèce d'application au cas spécial. Ce n'est pas faire d'un non-israélite le bouc émissaire de nos péchés que de lui faire exécuter, pour nous, un travail qui ne lui est pas défendu. Ce n'est pas non plus reprendre d'une seule main ce que sept mains ont accordé car les Grands-Rabbins, comme on vient de le voir, n'ont rien accordé ; ils n'ont fait que des déclarations ; et comme les changements en matière de culte ne peuvent être opérés que par l'autorité spirituelle, ce n'est pas mêler le spirituel au temporel, en leur réservant la solution de l'opportunité de ces changements, car, en définitive, chaque rabbin peut être d'une opinion différente à celle de ses autres collègues, il doit donc avoir et conserver le droit de se décider d'après la sienne propre.
A la vérité, il reste encore l'objection que nous avons faite nous-mêmes dans nos articles précédents : comment le Grand-Rabbin saurait-il s'opposer à la décision du rabbin communal quand celui-ci s'est une fois prononcé, soit pour l'introduction de l'orgue, soit pour la révision des Piutims ? En vertu de quel droit peut-il s'immiscer dans les décisions légales des rabbins communaux, dont il n'a que le droit de surveillance et non pas celui d'infirmer leurs décisions ? Mais à cet égard encore nous avons été rassurés par une déclaration que le vénérable Grand-Rabbin du Consistoire central a bien voulu nous faire dans sa lettre du 13 Août dernier. Nous croyons que nos honorables collègues, MM. les rabbins communaux, qui ont partagé à ce sujet les mêmes craintes que nous, ne liront pas sans satisfaction les ligues suivantes que nous prenons la liberté de transcrire ici : "La conférence, veut bien nous dire M. le Grand-Rabbin central, a dû supposer que le Grand-Rabbin n'opposera pas son veto, par un caprice on par un entêtement à suivre sous ce rapport je ne dis pas sa conviction, mais ses idées personnelles. Il faut supposer que si le cas se présente, le Grand-Rabbin saura qu'il est de son devoir de constater le voeu réel de la communauté et d'agir en conséquence. S'il en était autrement, la voie restera toujours ouverte au rabbin communal de s'adresser au Consistoire central ou au Grand Rabbin du consistoire central lui-même. Ainsi la conférence n'a pas limité les droits des consistoires, ni les miens, elle ne le pouvait pas. Elle l'aurait voulu, sa décision eut été nulle de plein droit. Elle s'est tracé une ligne de conduit, qui doit être suivie franchement, loyalement, et si, ce qui j'espère n'arrivera pas, un conflit s'élevait, il y aurait toujours lieu de recourir à l'autorité compétente. Ce que nous avons voulu c'est qu'un rabbin communal ne puisse pas, de son chef, et malgré le voeu de la communauté, introduire des innovations, mêmes conformes aux décisions de la conférence." Nous remercions du fond de notre âme notre digne Grand-Rabbin du Consistoire central, de cette explication si noble et si généreuse, qui fait tomber la dernière objection qui pouvait encore s'élever contre les décisions si sages et si religieuses de la vénérable assemblée du nos Grands-Rabbins.
Maintenant voudrait-on prétendre encore que par suite de l'introduction partielle et locale de telle ou autre innovation permise par la conférence, ce serait détruite l'uniformité qui a toujours régné dans notre culte, et créer deux rites différents, quelquefois dans une seule et même circonscription ? Nous ne le croyons pas. D'abord il y a toujours eu des diversités dans le culte, et cela dans les communautés les plus saintes et les plus importantes, où dans tel oratoire on suivait tel Minhag et dans tel autre un Minhag différent, sans que cela tirât à conséquence. En tous temps on a cherché à améliorer la forme extérieure du culte selon les besoins de l'époque et la différence des circonstances. Les progrès qui y ont été faits sont nombreux, à commencer par la prescription du marteau qu'on avait fait retentir autrefois à la lecture de certains mots du livre d'Esther jusqu'à l'abolition de la vente des honneurs religieux et l'introduction du sermon en langue nationale et du chant choral. Tous ces progrès, qui ne s'étaient pas non plus accomplis ans réclamation, se faisaient lentement, peu à peu, et par esprit d'imitation de la part des petites communautés qui aimaient à suivre l'exemple des grandes. L'introduction du Piut n'a même pas eu lieu autrement que par imitation ; il en sera de même quant aux améliorations exigées par l'opinion publique d'aujourd'hui. Les chefs du culte ont, à une autre époque, cru devoir interdire l'usage de l'orgue par des motifs alors plausibles, quoique dans les plus anciennes communautés il fût déjà adopté ; ceux d'aujourd'hui peuvent être d'une opinion contraire, et il serait puéril de leur contester le droit de déclarer permis, pour l'usage permanent du culte, ce que les casuistes loi plus rigoureux , tels que le רמ"א (3), et le מ"א (4) ont permis pour des usages profanes.
A nos yeux, l'introduction de l'orgue n'a pas plus de valeur que l'adoption d'une partition nouvelle de tel ou tel compositeur pour les morceaux chantés dans les synagogues ; l'uniformité du culte traditionnel n'en est pas plus altérée que par un morceau de musique nouveau. Toutes ces discussions de détails, pour rendre les offices plus beaux, plus imposants, n'ont donc aux yeux de l'homme raisonnable qu'une valeur très secondaire ; car là n'est pas l'avenir, le salut de la synagogue.
Nous venons d'assister à deux offices divins, de nature tout à fait différente, dans une des villes les plus importantes de l'Allemagne, à Francfort le vendredi soir dans la synagogue du Grand-Rabbin Stein l'un des chefs du parti réformateur, et le samedi matin dans celle du Grand-Rabbin Hirsch, le chef du parti orthodoxe de l'Allemagne, et nous avouons que l'impression qu'a faite sur notre esprit cette assistance à des offices, si essentiellement différents, nous a laissé plus indifférent encore sur la question d'opportunité de l'adoption de l'orgue dans les synagogues de France. Nous y avons vu qu'un service purement orthodoxe pourrait parfaitement bien s'adapter au jeu de l'orgue qui non-seulement se prête à toutes les modulations de notre liturgie traditionnelle, mais sert encore parfaitement à rendre la participation au chant récitatif des fidèles infiniment plus facile. Pendant ce court office de vendredi soir nous avons entendu l'orgue, non pas comme à Paris, où il n'est jusqu'à présent qu'un hors d'oeuvre, un moyen facile de prédisposer à la somnolence les assistants fatigués de leur longue course pour se rendre au temple, mais comme le principal facteur de l'office, jouant du commencement jusqu'à la fin, accompagnant l'officiant dans son petit לך דודי raccourci et rendu en quelques vers allemands, mais aidant aussi les fidèles à prendre la part la plus active aux chants récitatifs composes pour la prière du soir מעריב, récitée en hébreu, d'après l'usage talmudique. Quoique nous ayons été un peu dépaysé dans ce petit oratoire, à moitié vide, où le service divin est célébré d'une manière qui nous paraissait si étrange, nous qui assistions pour la première fois à un de ces offices si diversement réformés en Allemagne, néanmoins nous nous sommes dit, qu'il y aurait là quelque chose à emprunter pour nos offices orthodoxes en France, qui aujourd'hui sont si coûteux dans nos grandes communautés, sans servir à autre chose qu'à nous faire endormir ou à nous ennuyer, tandis que là le petit nombre d'assistants prend véritablement part à la célébration de l'office comme cela devrait se faire partout, en vertu du verset des psaumes si souvent cité : "כל עצמותי תאמרנה" (5).
Ce soir, si l'on nous avait demandé notre opinion sur l'opportunité de l'adoption de l'orgue, nous nous serions peut-être prononcé pour l'affirmative. Mais quand le lendemain matin nous eûmes assisté à la synagogue dite Beith Tefila Shoreq, dirigée par M. le Grand-Rabbin Hirsch, à un office qui n'a pas duré moins de deux heures et demie et vu le recueillement le plus soutenu de la part des fidèles qui y étaient encombrés, sans un moment de relâchement ; sans l'assistance de l'orgue, malgré le maintien absolu de l'ancien rite, et malgré un sermon qui a duré au-delà d'une heure entière, nous avons été forcé de nous écrier "la véritable maison de Dieu n'est que là".
Il y a d'abord un ministre officiant, qui, tout en ne brillant pas par l'ampleur l'agrément de sa voix récite cependant les nombreux psaumes avec onction et de manière à les faire comprendre mot à mot par les assistants. Là encore la communauté n'est pas forcée d'observer un silence absolu, et de n'être présente qu'en qualité de spectatrice ; au contraire elle participe aussi à la récitation alternative de toutes les prières, au moyen d'un excellent chœur, très nombreux, qui donne le ton et qui supplée admirablement au jeu de l'orgue. Les assistants qui ne viennent là que pour s'édifier, s'instruire, et ce qui est beaucoup plus encore, pour s'acquitter du devoir obligatoire de la prière telle qu'elle est prescrite par nos codes sacrés, n'ont pas un moment de reste, leur temps est utilement employé, et les heures s'écoulent sous le charme des prières, d'un chant véritablement religieux et imposant, d'un recueillement qui n'est troublé par personne, et de ce qui est plus que tout cela, d'une parole prononcée du haut la chaire, d'une manière régulière tous les quinze jours, sans parler des fêtes, et qui ne manqueraient pas, dans l'assemblée la plus froide et la plus impie, de remuer les coeurs et de les gagner au véritable judaïsme antique, qui a planté 1à de nouveau sa tente plus belle et plus sainte que jamais. C'est là que nous avons vu que l'efficacité du culte dépend essentiellement des qualités transcendantes du rabbin, du guide spirituel, et non des choses accessoires servant de mise en scène, qui ne plaisent que par leur nouveauté, mais non par leur valeur intrinsèque. Aussi la synagogue ne commençait-elle à se désemplir qu'après le chant récitatif entre l'officiant d'une part et le chœur et la communauté d'autre part de la prière de "אין כאלוהנו" (6). Le même empressement se remarque encore jusqu'à l'office du soir de Shabath, où le psaume de "לדוד ברוך" (7) est chanté de la même manière en chœur par la communauté et l'officiant. Loin de paraître honteux de fréquenter le temple, même pendant la semaine, ou de coopérer à l'office, les fils des meilleures maisons ne manquent pas n'assister aux offices de tous les jours et de faire partie du choeur gratuitement, et ils y trouvent plus de jouissance que dans la fréquentation des meilleurs opéras. Ils se sont constitués en société de chant et ont même fait imprimer leurs partitions à leurs propres frais.
Heureux le peuple qui renferme encore de telles communautés. Que ceux qui sont mécontents de notre système du culte aillent dans le temple de Jeschurun et ils y apprendront la véritable manière de réédifier les ruines d'Israël. M. le rabbin Hirsch à côté de ses prédications semi-mensuelles, consacre en outre deux heures par jour à l'enseignement de la jeunesse, qu’il cherche à initier dans les études les plus élevées de notre littérature rabbinique. Son plan d’étude mériterait de servir de modèle à toutes les écoles israélites. Il n’a pas dédaigné non plus, de faire construire dans les bâtiments mêmes du Temple et de l’école un bain à l’usage des dames מקווה. Tout ce qui touche à la religion forme pour lui et ses adhérents des besoins réels, il n'est donc pas étonnant qu'on trouve les moyens de les satisfaire quelque coûteux qu’ils soient.
Laissons donc chez nous aussi de côté toutes ces stériles discussions sur des objets plus que secondaires, et associons-nous tous, tant laïcs que rabbins, nous qui sommes encore fermement israélites, pour nous occuper de choses plus sérieuses, savoir de la propagation des sciences religieuses, du maintien scrupuleux de toutes nos anciennes institutions, qui seules renferment le salut d’Israël et l'avenir de notre culte.
Les notes sont de la Rédaction du Site.