Zadoc KAHN, les dernières années
par le grand rabbin Julien WEILL
Extrait de Zadoc Kahn, Paris, Félix Alcan 1912, ch. 5 pp. 216-223

1. Après l'amnistie du capitaine Dreyfus

Zadoc Kahn sur une médaille de
J. Gabowitch

L'amnistie, les fêtes de l'Exposition universelle ramènent un peu de calme en France. Plus de violents orages. A l'agitation fiévreuse de naguère succède chez les défenseurs du condamné de Rennes l'attente patiente d'une reprise nécessaire des débats d'où sortira enfin la réparation. Zadoc Kahn n'en doute pas, la voit d'avance réalisée, et cela console de penser qu'il n'aura point, lui non plus, la joie si méritée d'en être le témoin. L'antisémitisme se meurt de l'Affaire, depuis que les républicains en ont vu le danger. C'est exceptionnellement que certaines attaques, en raison de leur caractère public, font sortir Zadoc Kahn de son silence. Des assertions calomnieuses touchant le Talmud et l'œuvre de l'Alliance israélite ayant été énoncées par le député Lasies en plein Parlement sans rencontrer de contradicteurs, Zadoc Kahn crut devoir lui répondre par lettre et rétablit la vérité dans une réfutation sobre et lumineuse (28 janvier 1901). Ce fut là un incident isolé.

A la promotion du 14 juillet 1901, Zadoc Kahn est nommé officier de la Légion d'honneur. L'événement empruntait aux circonstances récentes une importance spéciale. Cette distinction, venant après une période où sa personnalité avait été parfois mise en cause, critiquée, sans parler d'injures négligeables, réjouit profondément son entourage et lui-même comme un heureux signe des temps. Les sympathies affluèrent des milliers d'amis qu'il comptait dans tous les rangs et dans tous les milieux. Elles eurent une nouvelle occasion de s'affirmer l'année suivante à l'occasion du mariage de deux de ses enfants.

L'horizon éclairci, du moins en France, Zadoc Kahn peut, avec plus de liberté d'esprit, se donner aux grandes tâches de son ministère. La crise dont souffrait le culte israélite avait sa répercussion sur le recrutement même des pasteurs. Il devenait plus difficile qu'autrefois, et l'école qui les formait, peu connue du public, ne recevait pas de lui tous les encouragements nécessaires. Zadoc Kahn n'avait cessé de porter un intérêt empressé à l'école rabbinique, à son enseignement et à sa gestion, comme à son personnel, directeur, maîtres et élèves. Soucieux d'assurer la direction religieuse des communautés dont il avait la responsabilité, il pria ses collègues, par lettre pastorale du 25 janvier 1901, de rechercher dans leur ressort les jeunes gens doués par les études sacrées et de leur faciliter la préparation à l'école rabbinique.

D'autre part, il fit appel quelques mois après à tous les israélites de France pour éveiller leur intérêt en faveur d'un établissement indispensable, seul foyer en France de l'étude intégrale de toutes les sciences juives, littérature biblique, langues sémitiques, Talmud, théologie, histoire et littérature juives, traditions et rites. Il leur demandait d'aider le Consistoire de Paris, qui complétait seul jusqu'alors la subvention de l'État à faire face aux dépenses de la maison (1). Outre cet appel, qui ne resta pas infructueux, Zadoc Kahn, reprenant une coutume abandonnée, fit publier un rapport annuel du Séminaire accompagné de mémoires scientifiques. Il fit aussi procéder à des distributions solennelles de prix aux élèves méritants, et procura ainsi à l'établissement des amis nouveaux et d'utiles concours.

A côté de l'École rabbinique, les questions d'Algérie demeurent toujours à l'étude. L'antisémitisme officiel y est à peu près vaincu en 1902, comme en témoigne l'échec des députés antijuifs de la précédente législature, mais il y a bien des difficultés à résoudre dans les communautés. Avec ses collègues du Consistoire central, Zadoc Kahn s'applique à parer notamment aux troubles et aux inquiétudes résultant des décrets qui réorganisent les consistoires algériens en portant leur nombre de trois à neuf et paraissent devoir mettre en péril l'administration du culte et surtout celle de la bienfaisance. Ces dangers sont à peu près conjurés. Grâce au personnel de l'Alliance, et à son instigation, les œuvres d'éducation et de patronage se développent en Algérie. Zadoc Kahn suit avec un intérêt particulier leur organisation et se fait donner les détails les plus circonstanciés sur leur fonctionnement et leurs progrès. Plus d'une fois il avait eu le dessein de visiter ces communautés pour y porter une parole d'entente et de paix. Le temps lui fit toujours défaut pour cette tournée d'inspection qui eût été très profitable.

Les colonies palestiniennes cédées, depuis la fin de 1899, par le baron Edmond de Rothschild à l'I. C. A. entrent dans une phase nouvelle. C'est sur les instances de Zadoc Kahn que l'I. C. A. en a assumé la gestion. Il continue à s'occuper spécialement de ces fondations, qui lui sont chères malgré beaucoup de mécomptes, et défend leurs intérêts au conseil d'administration de la grande Société. A la même époque, il fait enquêter sur la situation morale des colonies juives de la République Argentine. Il encourage les missions d'études relatives aux juifs de Chine, aux Falachas d'Abyssinie. La propagande sioniste de Herzl ne le laisse point indifférent. Il en parle en chaire avec sa bienveillance accoutumée : le sionisme est peut-être bien une chimère, mais on ne peut pas ne pas s'intéresser à la recherche du lieu d'asile, que certains croient pouvoir trouver alors dans la presqu'île du Sinaï ou dans l'Ouganda.

Aussi bien, la question juive se posait dans l'Est avec plus d'acuité que jamais lors des nouvelles explosions du fanatisme slave. En mai 1903 éclatent, en effet, les terribles événements de Kichinev, en Bessarabie. A la suite des excitations de la presse antisémite locale, massacres, pillages et autres violences viennent soudain décimer et ruiner une communauté paisible, soulevant à nouveau l'émotion générale en Europe. Comme en 1891, comme en 1881, il faut de nouveau un vigoureux effort de solidarité charitable. On s'empresse dans toutes les communautés juives d'aider les comités de secours locaux. En France, une lettre publiée par Zadoc Kahn dans le Temps et quelques autres journaux, produit à elle seule plus de trente mille francs, somme vite accrue par des souscriptions sollicitées par lui auprès de nombreux amis qu'il sait ne jamais importuner. Il a aussi le réconfort de trouver dans son courrier bien des lettres de non-juifs qui, en envoyant leur obole, expriment leur surprise indignée que de tels attentats soient encore possibles au XXe siècle. Certains de ces billets, signés d'inconnus, d'une pauvre femme, d'un ouvrier, le touchent profondément.

L'inepte accusation de crime rituel est un des prétextes les plus fréquents de ces soulèvements contre les juifs. C'est l'honneur de bien des membres de la chrétienté d'avoir eux-mêmes à toutes les époques (2) combattu énergiquement contre l'absurde préjugé. Les grands prélats anglais notamment prirent la noble initiative, à propos de l'affaire de Polna en 1900, de solliciter de Léon XIII une déclaration formelle à ce sujet. Mais ce pape, quoique éclairé, avait trop mollement désavoué les excès de l'antisémitisme pour déférer à leur requête. Au reste, l'Église ayant béatifié au moyen âge plusieurs des prétendues victimes des juifs, le Saint-Siège se trouvait embarrassé pour consentir une déclaration de ce genre. C'est ce que répondit Zadoc Kahn à une de ses correspondantes qui lui demandait si l'on ne pourrait provoquer une nouvelle démarche, et cette fois par l'intermédiaire des évêques français, auprès de Pie X, successeur de Léon XIII depuis le 4 août 1903 (3). Hélas l'auguste parole du chef de la chrétienté eût-elle réussi à enrayer la propagande de haine meurtrière qui devait faire suivre les excès de Kichinev de ceux de Homel, au mois de septembre de la même année, et bientôt des pogromes de 1905. Ce sera le grand tourment de la fin de sa vie que cette situation perpétuellement sombre et menaçante en Russie, comme aussi en Roumanie, où une législation de plus en plus tracassière enlève à la masse juive presque tout gagne-pain.

2. La séparation des Églises et de l'État

Zadoc Kahn emploie ses libres moments à pousser activement la traduction du deuxième tome de la Bible promis depuis longtemps (derniers Prophètes et Hagiographes). Pressé de donner quelque satisfaction au public, il détache de l'œuvre en préparation et édite en un élégant petit volume la traduction des Psaumes, qu'il a tenu à établir lui-même, serrant de près le texte original et s'efforçant d'en rendre toutes les nuances dans une langue aisée et harmonieuse. Il traduira encore Esther et l'Ecclésiaste et révisera avec le plus grand soin les manuscrits de ses collaborateurs pour les autres parties restant à traduire.

Un vaste dictionnaire de science, de littérature et d'histoire hébraïque et juive se publie à New-York depuis 1901 sous le nom de Jewish Encyclopedia. Il accorde volontiers son appui aux auteurs de cette importante publication et ne dédaigne pas, à l'occasion, d'y collaborer (articles Cahun, Isidore Loeb).

La Société des Études juives qu'il a tant aidé à naître et à prospérer maintient son bon renom scientifique, et il ne cesse de prêter à ceux qui la dirigent, aux auteurs, aux conférenciers, son actif patronage moral et littéraire. Il en fêtera bientôt, avec une fierté joyeuse, le vingt-cinquième anniversaire.

Une de ses dernières occupations d'ordre littéraire fut d'associer le judaïsme français à l'hommage rendu à Rachi, l'illustre rabbin de Troyes du 11ème siècle, à l'occasion du huit-centième anniversaire de sa mort, par le savant hébraïsant Salomon Buber. Il invita tous ses collègues, par une circulaire du 18 avril 1905, à souscrire et à faire souscrire leurs communautés au fonds constitué pour publier des manuscrits encore inédits de Rachi et les consulta sur la façon d'honorer cette grande mémoire. Il fut heureux de pouvoir faciliter par une large contribution l'œuvre de science et de piété que Buber avait entreprise.

A l'égard des choses religieuses, en dehors des questions générales à l'ordre du jour, Zadoc Kahn eut, à la fin de sa vie, deux objets surtout à quoi appliquer sa pensée : la création du tribunal rabbinique et la loi de séparation des Églises et de l'État.

Le grand nombre de juifs étrangers résidant en France et régis pour beaucoup d'actes de la vie civile par leur statut personnel faisait constamment surgir des questions, d'ordre matrimonial surtout, dont la solution incombait au rabbinat. Zadoc Kahn était fréquemment consulté et rendait des décisions arbitrales, tantôt seul, tantôt avec le concours de rabbins étrangers. Il présida maintes fois à des cérémonies de répudiation. Il lui parut opportun de créer à Paris un Beith Dîn ou collège rabbinique de trois membres qui serait chargé d'étudier et de trancher ces questions ressortissant à l'autorité religieuse. S'étant fait renseigner sur l'organisation d'un Beth Dîn analogue qui fonctionnait déjà à Londres sous la direction du Chief ­Rabbi M. Adler, de concert avec l'administration consistoriale, il élabora un projet de règlement instituant un tribunal rabbinique de trois membres présidé par le grand rabbin de Paris : le règlement entra en application par arrêté du 31 janvier 1905.

Dans le même temps où se fondait par ses soins une institution qui devait le décharger, s'il eût vécu, de bien des tracas, commençait de se débattre au Parlement la séparation des Églises et de l'État. On sait comment cette ancienne formule du programme radical, dont on entendait parler pour mémoire chaque fois qu'on votait le budget des cultes, était redevenue à l'ordre du jour avec le réveil de l'esprit laïque et en présence des dangers de la campagne cléricale mis en évidence par l'affaire Dreyfus. L'effort du gouvernement pour maintenir le clergé éloigné des agitations politiques s'était traduit par des mesures contre les congrégations que l'Église jugea provocatrices. Ses protestations passionnées ne pouvant plus être modérées efficacement par les lois concordataires, on songea, dès 1902, à la transformation de ces lois, sinon à leur abrogation.

Les événements politiques, l'attitude du nouveau pape, entraînèrent bientôt la rupture des relations diplomatiques entre Paris et le Vatican. Le divorce entre l'État et l'Église était désormais probable. Tandis que les législateurs compétents préparaient des projets de réglementation nouvelle concernant les cultes, la presse et les revues s'occupaient avec un vif intérêt des conséquences de la situation actuelle. Bien que ni protestants ni juifs n'eussent jamais suscité de difficultés au gouvernement et ne demandassent rien d'autre que le statu quo, il était à prévoir que les liens qui les attachaient à lui se dénoueraient aussi et qu'une législation commune viendrait régir toutes les confessions reconnues en France.

Zadoc Kahn eut plus d'une fois comme ses collègues à donner son avis sur la séparation. A vrai dire, jusqu'au moment où elle fut sérieusement discutée au Parlement, il ne la crut pas possible. L'événement lui paraissait trop gros de conséquences. Pour son culte, sans la redouter, il ne la jugeait pas désirable. C'est ce qu'il expliqua entre autres à M. Léon Parsons, qui lui avait demandé comme à un grand nombre de notabilités du clergé, de la politique, de la littérature, s'il était partisan de l'abrogation du Concordat et, dans l'affirmative, quel régime nouveau il préconisait.

Dans la lettre qu'il lui adressa (4) Zadoc Kahn observe que la société est laïque et que la séparation est déjà à peu près réalisée, aucun culte n'étant plus représenté dans les grandes administrations, au Conseil de l'Université, etc. Pour le judaïsme, la séparation aurait son bon et son mauvais côté. Montrant ce que le judaïsme français a obtenu de l'État depuis Napoléon, qui, dit-il, fut, pour ainsi dire, notre pape", jusqu'à l'époque actuelle où le culte israélite ne lui coûte que deux cent mille francs, il estime que la perte ne sera pas immense et que les communautés fortunées payeront pour les autres. Le moment lui paraît loin où la foi serait assez diminuée pour qu'on ne pût trouver pareille somme. Il croit même qu'il y aurait plus d'animation, plus de vie dans la synagogue si le culte est livré à lui-même. Le principal inconvénient, à ses yeux, est le suivant : sa propre autorité sur les consistoires et sur les communautés étant maintenue par le gouvernement lui-même, il craint, — modestie bien exagérée, — que la dénonciation du concordat israélite n'amène une crise, que les communautés ne se désintéressent de leur organisme central. Il conclut : "Nous ne demandons pas la dénonciation, car nous faisons bon ménage avec l'État, mais si elle se produit, nous ne serons pas désespérés.

La dénonciation eut lieu. Les événements marchèrent plus rapidement qu'on n'aurait cru. En quelques mois, le projet de loi élaboré par la commission fut discuté, amendé, enfin adopté par la Chambre le 3 juillet 1905. On ne pouvait douter que le Sénat l'adopterait à son tour. La loi était en somme très acceptable pour le culte israélite. On l'a vu, la suppression de la part contributive de l'État ne causait pas de vives inquiétudes à Zadoc Kahn. Il ne serait pas difficile de percevoir une somme équivalente sur les fidèles. Mais certaines dispositions de détail appelaient des réserves. Les unions des associations se trouvaient fort limitées dans leurs droits. Sur ce sujet, Zadoc Kahn eut des entretiens avec quelques hautes personnalités du culte protestant (5), qui avait des intérêts analogues à défendre. Et il contribua par ses démarches auprès de MM. Étienne et Thomson à obtenir des facilités pour ces unions.

D'autre part, la loi, qui semblait viser principalement l'Organisation du culte catholique, ignorait la situation particulière des communautés juives. Par exemple, les avantages consentis par elle aux ministres du culte dans les communes de moins de mille habitants ne pourraient profiter aux rabbins des petites communautés, qui toutes, même les plus infimes, se trouvaient dans des communes de plus de mille âmes. Le lien de proportionnalité établi entre les membres des associations cultuelles à former et le chiffre des populations des communes n'était pas non plus très équitable eu égard à la minorité juive. Le ministre, M. Bienvenu Martin, ayant assuré Zadoc Kahn que, dans la pratique, l'administration se montrerait très libérale et aussi soucieuse que possible des intérêts légitimes du culte israélite, il fut d'avis qu'il fallait s'accommoder de la loi telle quelle, sans s'émouvoir à l'excès de ses rigueurs.

Cependant, il étudia avec ses collègues du Consistoire central les moyens d'obtenir quelques modifications s'il en était encore temps. Un de ses membres nouvellement élu, Isaïe Levaillant, fut chargé de faire un rapport qui pût être soumis tant aux sénateurs et aux ministres qu'aux membres de la future commission sénatoriale. On croyait que cette commission ne serait nommée qu'en octobre, après la rentrée des Chambres ; en réalité, elle le fut dès juillet. Cette hâte faisait présumer qu'elle ratifierait purement et simplement l'ouvre des députés. C'est ce qui advint, en dépit de quelques réclamations légitimes. Il n'y avait qu'à s'incliner et à préparer l'adaptation au régime nouveau.

Bien des questions devaient dès lors se poser à l'esprit de Zadoc Kahn. Quel serait dorénavant le rôle du Consistoire central et en particulier celui du grand rabbin ? La hiérarchie instituée par Napoléon, la fonction de surveillance générale du culte, en cessant d'être officielles, ne perdraient-elles pas en grande partie leur raison d'être ? Déjà, la vieille organisation commençait à s'ébranler d'elle-même. Le président du Consistoire central, le baron Alphonse de Rothschild, était mort le 26 mai. Zadoc Kahn avait vu avec mélancolie disparaître l'homme éminent qui avait personnifié pendant un demi-siècle l'administration supérieure du judaïsme en France et avec lequel il avait collaboré en toute confiance et amitié depuis de longues années. Peu de mois avant, il avait pris l'initiative dune cérémonie en l'honneur du cinquantenaire de l'entrée d'Alphonse de Rothschild au Consistoire central. Dans l'hommage qu'il lui rendit lors des obsèques et qu'il renouvela en présidant désormais, mais pour bien peu de temps, les séances de ce corps, il fit valoir combien son entente des affaires, son intelligence et son habileté auraient été utiles à la veille d'événements aussi graves.

2. Les derniers mois


Portrait de Zadoc Kahn, reproduit dans le Calendrier Joseph Bloch à l'occasion du 100ème anniversaire
de son décès.
L'époque des vacances arrive au milieu des soucis que cause à Zadoc Kahn la transformation prochaine des conditions d'existence des communautés. Il part en juillet pour les eaux de Wiesbaden accompagner sa femme fort souffrante depuis longtemps de vives douleurs rhumatismales. Il correspond de là avec Le vaillant sur les questions à l'ordre du jour et prépare avec lui la marche à suivre dans les discussions de la rentrée. La cure terminée, Zadoc Kahn et sa femme vont rejoindre une partie de leurs enfants au bord de la mer, à Paramé. Jours de délassement goûtés avec bonheur. Toujours dispos et d'humeur enjouée, Zadoc Kahn donne cependant quelques signes de fatigue. Il a toute sa vivacité d'esprit et sa capacité de travail, mais il semble un peu moins alerte que de coutume.

Rappelé à Paris plus tôt qu'il n'eût voulu dans le courant de septembre pour assister une famille en deuil, il est repris par son labeur, labeur particulièrement sérieux, vu la situation nouvelle. Dans la séance du 3 octobre au Consistoire central, la dernière qu'il ait présidée, il fait nommer une commission mixte formée de membres des deux Consistoires pour étudier ensemble la formation des associations et rédiger des statuts-modèles. Et il prend part à quelques-unes de leurs délibérations. En outre, il se 'prépare à entretenir ses auditeurs au prochain Kippour de la situation des communautés sous le régime nouveau et des devoirs qui s'imposeront à ses membres. Mais le froid début de l'automne le saisit dans son cabinet de travail. Il se sent mal à l'aise. Simple indisposition passagère, croit-il, et dont il n'y a pas à se soucier.

Le 8 octobre au soir, il se rend au temple, vêtu de blanc pour le solennel office de Kol Nidré qui introduit le grand jeûne. Il songe au lendemain et à l'important sujet qu'il veut traiter. Ouand l'office s'achève, le malaise a singulièrement augmenté ; il rentre en hâte, défaillant, le visage altéré. Au premier examen, son fils, le docteur, reconnaît avec anxiété la gravité du mal. Une sorte de grippe infectieuse se déclare, qui se porte sur le cœur, l'organe si surmené de cette constitution d'ailleurs robuste. Il ne peut être question de quitter le lit le lendemain. Ce contretemps l'afflige à l'extrême. Il a tant de choses à dire. Une inquiétude plane le jour de Kippour sur les rangs des fidèles privés pour la première fois d'une parole toujours si attendue. Mais ce n'est sans doute que partie remise.

Zadoc Kahn se confie, sans s'alarmer, aux soins de sa chère femme, la plus vigilante des gardes-malades, de son fils, qui ne quittera pas son chevet, de l'éminent docteur Netter. Mais plus que la souffrance et la fatigue, c'est l'inaction forcée qui lui pèse. Il demande avec sa bonne humeur habituelle qu'on le remette sur pied le plus vite possible. Il n'a pas le temps d'être malade ! Une lutte de tous les instants s'engage contre une affection insidieuse. On cherche à lui éviter toute commotion morale. Mais on ne peut lui dérober la nouvelle des nouveaux massacres de juifs en Russie dans les premiers jours de novembre, des effrayants pogromes de Kiev, de Kichinev, d'Odessa et de beaucoup d'autres localités. Les détails qu'on lui donne sur ces forfaits, défis perpétuellement renouvelés à la civilisation, lui arrachent des larmes de douleur. Il mande auprès de lui M. Bigart, le secrétaire de l'Alliance israélite, organise un comité de secours, dicte un appel, dresse des listes de personnes à solliciter au profit des victimes, délègue son gendre, M. Israël Lévi, auprès des uns, accrédite auprès d'autres par une lettre, — la dernière qu'il ait écrite, — M. Alphonse Ochs, qui lui avait offert de recueillir des souscriptions. Son dernier acte aura été ainsi un geste secourable en faveur de ceux pour qui il a déjà tant agi, tant imploré.

Mais un tel choc a compromis l'amélioration réelle qui avait commencé à se manifester dans son état. Il faut recommencer à lutter. Quelques semaines se passent. Il semble enfin que la fièvre cède. Les bulletins communiqués chaque jour au public anxieux se font rassurants. Mais c'est quand le mal paraît conjuré que le dénouement se produit soudain. Le vendredi 8 décembre au matin, une syncope a raison de ce cœur vaillant. L'esprit était resté parfaitement lucide, et Zadoc Kahn n'avait jamais paru songer à sa fin. Il s'éteint doucement à quatre heures de l'après-midi, devant les siens consternés, devant sa chère compagne jusque-là si pleinement heureuse, et qui n'aura plus désormais pour l'aider à supporter de cruelles souffrances morales et physiques que la joie amère de se souvenir d'une union et d'un bonheur exceptionnels.

La nouvelle funèbre se répand au dehors. Les fidèles, venus au temple pour l'office sabbatique, la commentent douloureusement. A la commission des statuts, réunis dans une salle voisine de la maison, on a la sensation, selon l'expressive parole du président, M. Rodrigues-Ely, que "le gouvernail du navire est arraché brutalement en pleine tempête". L'émotion est grande dans la communauté parisienne vite informée, bientôt dans tout le judaïsme. Le deuil est dans tous les cœurs, dans tous les foyers où le nom de Zadoc Kahn est vénéré. D'imposantes funérailles sont préparées par les administrations de la communauté. Le jour des obsèques, lundi 10 décembre, une foule émue, où chacun pleurait comme un parent cher, escorte au cimetière Montparnasse la dépouille de l'homme de bien qui s'en va, et la douleur commune souscrit aux éloquentes paroles qui, à la synagogue et sur sa tombe (6), expriment ce que le culte, l'éloquence, la science, l'humanité ont perdu en lui.

Avec Zadoc Kahn disparaît le caractère officiel de la fonction de grand rabbin de France, puisqu'au lendemain même de sa mort était promulguée la loi de séparation. Cette coïncidence achève de donner à cette grande existence une valeur histo­rique. Zadoc Kahn avait eu l'ambition d'ajouter, avec l'aide de ses collaborateurs, "une page digne d'estime" aux annales du judaïsme français. C'est plus qu'une page, c'est tout un chapitre, un glorieux chapitre qui se clôt à l'heure marquée par une volonté suprême.

Notes :
  1. Elle était de 22 000 francs. L'établissement coûtait près de 100000 francs.    Retour au texte
  2. Voir en dernier lieu Revue du clergé chrétien, 1er août 1911.    Retour au texte
  3. Mgr. Marsden.    Retour au texte
  4. Voir Grande Revue, avril 1904.    Retour au texte
  5. M. Lacheret.    Retour au texte
  6. Voir la brochure contenant les discours prononcés aux obsèques, Paris, Durlacher, 1906. Des oraisons funèbres furent prononcées également, en trop grand nombre pour que nous puissions les citer, dans toutes les synagogues de France et d'Algérie, et en bien des endroits à l'étranger.


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