Le texte qui suit est particulièrement émouvant. Au-delà de sa charge émotive évidente dans un cadre familial – il s’agit de ma mère et de l’ensemble de ma famille –, il présente également une valeur historique certaine. Témoignage direct, écrit durant la guerre, alors que ma famille avait réussi à passer en Suisse. En quelques pages sobres, il décrit l’exode, la vie à Vichy et Grenoble et enfin le passage en Suisse. Là commence un nouveau combat, celui de la quotidienneté et de toutes ses difficultés, jusqu’au retour en France qui intervient dès fin 1944.
Deux séries de documents sont à la base de ce témoignage dont seul le premier document est présenté ici.
Le premier, rédigé en février 1944, en Suisse, a été présenté à l’appui d’une demande de soutien financier adressée à une organisation charitable (l’Aide aux réfugiés). Ce document de sept pages, dactylographiées recto verso, sans interligne (y compris entre les paragraphes) reflète parfaitement le souci d’économie de l’époque. Ce document est rédigé en allemand (Hochdeutsch), d’un niveau de langue très élevé: comme le document l’explique, ma mère, née en Pologne, était venue à l’âge de cinq ans en Suisse et avait fréquenté l’école en langue allemande, à une époque où la place du dialecte suisse était très faible dans l’enseignement (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui). Ma mère ne sachant pas dactylographier a dû être assistée dans cette tâche soit par un agent de l’Aide aux réfugiés juifs (dont l’en-tête figure dans la lettre d’envoi), soit plus probablement par un membre de la famille qui lui avait assuré soutien pour trois mois (depuis son arrivée en Suisse, en septembre 1943). Ce document exceptionnel retrace admirablement l’exode, la vie des Juifs avant le grand tournant de 1942-1943. Il porte aussi témoignage de l’îlot de lumière que constituait la zone italienne, entre novembre 1942 et septembre 1943. Paradoxalement, il semble que la situation des Juifs y était plus confortable durant cette occupation italienne que durant la période antérieure, lorsque Grenoble, en zone libre, est gérée par Vichy !
Ce document était conservé par l’Aide aux réfugiés à Zurich, laquelle a transmis tous ses dossiers aux archives de l’École polytechnique fédérale (Zurich) où un membre de notre famille l’a retrouvé.
La seconde série est constituée d’un ensemble de documents conservés à Berne. Un dossier avait été constitué pour chaque réfugié accueilli sur le territoire de la Confédération. Ce dossier peut être obtenu sur simple demande d’un ayant droit auprès de l’Office fédéral des réfugiés. Il suit le réfugié depuis son entrée (en général, un rapport d’arrestation à la frontière) jusqu’à son départ. Chaque étape, chaque démarche, chaque lettre a fait l’objet d’un document. Cet ensemble n’est utilisé ici qu’à titre accessoire. Il donne cependant des informations intéressantes qui permettent de mieux reconstituer l’ensemble du parcours en Suisse. Il suit de manière assez précise le séjour en Suisse, depuis l’entrée le 9 septembre 1943 jusqu’au retour en France qui se situe le 27 décembre 1944, soit un peu plus de quinze mois.
Ce témoignage fait ressortir certains éléments de manière particulière. La crainte de la déportation « vers Drancy » se situe à la base de l’ensemble. Aucune allusion cependant à un « après Drancy ». S’agit-il d’un non-dit ou d’un non-su ? Il est difficile de se prononcer, même s’il est clair qu’une terreur sous-jacente est nettement perceptible.
La foi dans la vertu protectrice de la nationalité française est bien soulignée, mais la décision de fuir dès le retour des Allemands (le 8 septembre1943) atteste d’une bonne compréhension de la situation. Dès le 1er décembre 1942 (peu après l’occupation de Grenoble par les Italiens), ma sœur (âgée à l’époque de 14 ans) avait passé la frontière suisse, dans des conditions moins dramatiques dans leur déroulement, mais seule.
On relève, bien entendu, le rôle de certains chrétiens, catholiques et protestants qui ont assisté les Juifs dans leur tentative de fuite.
Le passage de la frontière est évidemment l’élément le plus dramatique (1). On notera cependant que la peur ici évoquée ne provient que de l’un des éléments du passage : le côté français. En effet, si les réfugiés ont souvent craint la police française ou allemande (au départ pour la Suisse), ils craignaient évidemment aussi le refoulement par la police suisse. On sait que les autorités suisses ont refoulé effectivement de nombreux fuyards, les jetant directement dans « la gueule du loup ». La politique suisse, exprimée dans les instructions du chef de la police Rothmund du 13 août 1942, était devenue très restrictive : elle se proposait d’exclure les Juifs de la possibilité de trouver refuge en Suisse (2). Cependant, elle ne s’appliquait pas (ni avant, ni après le 13 août 1942) aux enfants de moins de 16 ans ainsi qu’aux parents les accompagnant. C’est pourquoi, dans le cas présent, mes parents ne craignaient pas réellement un refoulement éventuel : le danger venait des polices allemande et française qui tentaient d’arrêter les fuyards et qui faillirent réussir.
Durant le séjour en Suisse notre famille fut séparée : mon père fut interné dans un camp de travail, duquel il lui était possible de rejoindre ma mère une ou deux fois par mois, pour 24 heures. Ce camp (Birmensdorf) est bien documenté et semble avoir été de bonne tenue (3). Ma mère, quant à elle, fut admise à vivre auprès de sa mère, à Baden : nous vécûmes tous les trois dans une pièce. Ma sœur était dans un camp sioniste près de Genève.
Le dossier détenu à l’Office fédéral des réfugiés retrace par le menu les correspondances avec les autorités : demande de soutien pour une opération de ma mère (obtenue), demande de mon père de lui voir restituer les 40 francs suisses qui lui ont été confisqués au passage de la frontière (demande refusée, mais l’argent fut restitué fin 1944 au moment du retour en France !), etc. Ce dossier est très complet pour chacun des quatre membres de la famille. Il comprend des mensurations et une photo. Il comprend aussi, pour chacun, la mention salvatrice : « Le refoulement n’est pas indiqué pour l’instant ».
Le séjour en Suisse se termine pour chacun par la remise d’un laissez-passer émanant du Commissariat français aux prisonniers, déportés et réfugiés. À la remise de ce document par les autorités suisses, le dernier document de la police suisse se termine par la phrase suivante:
"La Suisse a eu le privilège de vous accueillir dans votre détresse. Il ne nous a pas été toujours possible de donner à chacun des nombreux réfugiés tout ce que nous aurions voulu leur offrir. Nous espérons néanmoins que ce séjour en Suisse vous aura rendu service et nous formons des vœux pour votre avenir et celui de votre pays."
Le bilan de la Suisse est très contesté. Ayant été sauvé, avec ma famille, grâce à la Suisse j’aurais mauvaise grâce à critiquer trop vivement ce pays. Je me contenterai, in fine, de présenter les chiffres avancés dans le rapport de la commission Bergier sous le titre : la Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale (4). La commission écrit :
"Entre le 1 er septembre 1939 et le 8 mai 1945, 51129 réfugiés civils sont entrés en Suisse sans autorisation et ont été internés. Près de 14000 d’entre eux venaient d’Italie; 10400 étaient des Français, 8000 des Polonais, 3250 des ressortissants de l’Union soviétique et 2600 des Allemands. 2200 personnes furent considérées comme apatrides, mais le nombre de ceux-ci fut plus élevé. Il s’agissait de 25 000 hommes, 15 000 femmes et plus de 10 000 enfants. Sur l’ensemble il y avait 19495 Juifs et 1809 personnes persécutées en raison de leurs origines juives" (5).
De même, s’agissant des personnes refoulées le rapport parvient à une estimation d’au moins 20 000 refoulements (6).
Ce texte de sept pages est, de fait, magnifique par sa sobriété même. Il constitue aussi bien un témoignage sur la persécution des Juifs que sur l’aide dont ceux-ci ont pu bénéficier en France, permettant le passage en Suisse. Un simple témoignage avec une manière de happy end minimaliste. L’histoire dans sa quotidienneté et sa simplicité. Sans doute aussi un petit film, traçant l’histoire de l’émigration juive de Pologne vers l’Occident : vers la Suisse d’abord, la France ensuite, suivie de l’odyssée que représente la Deuxième Guerre mondiale, le retour en France. Les deux enfants se retrouvent en Israël.
C. K. Mai 2008
Baden, février 1944
Madame Cécile Klein-Hechel Actuellement à Baden Rue de Zurich 51 À l’attention de l’honorable aide aux réfugiés,
Aux bons soins de M. le Pasteur Paul Vogt (7) Zurich Requête en vue d’obtenir une aide pour le soutien
de la soussignée et de son fils âgé de 4 ans. Le cours de ma vie en Suisse 1910-1927. |
Je suis Cécile Klein, née le 24 novembre 1905 à Ustryzky (Pologne), fille d’Israël et Anna Hechel (née Warscher). En 1910 je suis venue en Suisse avec mes parents. Ceux-ci se sont installés à Baden (8) où ma mère, âgée aujourd’hui de 80 ans, habite toujours (9). Mes parents étaient des Israélites de rite orthodoxe et c’est cette éducation que j’ai reçue. Nous menions une vie modeste, toujours soucieux de vivre en bonne entente avec tout le monde et de ne tomber à la charge de personne : nous y réussîmes.
À Baden j’ai fréquenté l’école publique, l’école commerciale locale et enfin l’école professionnelle du Musée des Métiers de la ville d’Aarau. Après avoir terminé le cycle de l’école publique j’ai entamé et achevé une formation professionnelle de tailleur-coupeur dans l’atelier de madame H. Flury-Maag. J’y ai terminé ma formation à sa pleine satisfaction. Lors des examens de fin d’apprentissage du canton d’Argovie, à Aarau, j’ai réussi à obtenir le quatrième rang parmi 72 apprenties. J’ai continué à travailler chez ma patronne, puis à mon compte, jusqu’à mon mariage.
En 1927 j’ai épousé Charles Klein, né le 20 avril 1899 à Brezsko (Pologne). Nous sommes devenus français par naturalisation. De 1927 à 1939 nous avons habité à Sélestat, en Alsace, où nous étions connus comme dirigeant avec beaucoup d’attention et de soins un magasin de confection (la maison Jägert). Après quelques années nous en devînmes les propriétaires. Nous menions une bonne vie bourgeoise. J’ai participé à de nombreuses activités de bienfaisance, sans jamais tenir compte de la religion des personnes considérées. J’ai souvent hébergé des réfugiés d’Allemagne ou de Vienne, sans me douter que moi-même et ma famille aurions à connaître un sort aussi terrible.
Lorsque la guerre éclata en 1939 mon mari fut mobilisé et je me trouvai seule avec ma fille, alors âgée de douze ans. En novembre 1939 je mis au monde un deuxième enfant.
En juin 1940 l’Alsace fut occupée par les troupes allemandes. Je m’enfuis à Dijon (10), avec mes deux enfants et quelques objets dans un sac à dos ainsi que deux couvertures de laine. Nous y arrivâmes de nuit. Un nouveau choc me frappa ici aussi : la ville était en voie d’évacuation. Je ne réussis pas à retrouver les proches que j’avais l’intention d’y rencontrer: ils étaient partis dans la nuit précédent mon arrivée. Malheureuse et désespérée j’errai dans les rues de cette ville avec mes enfants, parmi des milliers de réfugiés. Pareil à un exode, des convois entiers de réfugiés passaient devant nous. Tout cela me rappelait la sortie d’Égypte. Avec mon fils sur les bras et la petite à côté de moi je regardais les visages défaits de ces gens en fuite, hurlant, persécutés. D’innombrables avions survolaient cette horrible confusion de gens, des coups de feu claquaient et la terre tremblait; des voitures de toutes sortes passaient, chargées des choses les plus invraisemblables, comme si la fin du monde était arrivée. Je me traînai vers la gare, noire de monde et de voitures. Les gens semblaient avoir tout perdu, y compris la raison. Il semblait que chacun avait une question à poser, mais en même temps cherchait à s’assurer en premier lieu un départ.
On se précipita dans les wagons d’un train à quai, sans acheter de billet, mais personne ne savait où ce voyage mènerait. Mais avant tout partir, parce que les Allemands arrivent. Nous roulâmes trois jours et trois nuits sans connaître la destination finale. Très vite les petites provisions emportées furent épuisées. Dès le deuxième jour, il n’y avait plus rien à manger ou à boire, pas de lait pour le petit, âgé de sept mois. Au quatrième jour le train s’arrêta. Nous étions à Vichy. Il me semblait que nous étions sur le point de mourir de faim et surtout nous voulions boire. Une jeune fille de la Croix Rouge prit gentiment mon fils dans ses bras et nous mena à la salle d’attente de la deuxième classe. Là mon fils reçut un biberon de lait et ma fille et moi-même une assiette de soupe. Après nous être un peu reposés, alors que nous voulions aller en ville, nous dûmes, à notre grand effroi, reconnaître qu’ici aussi tout le monde était en fuite. La même image de désolation qu’à Dijon. Je voulus revenir à la gare et continuer notre fuite, mais on nous empêcha de le faire.
Je dus rester à Vichy. Nous pûmes rester quelque temps dans un appartement abandonné par des locataires en fuite. Ceux-ci revinrent et je me mis à la recherche d’un appartement que je réussis à meubler quelque peu. Après quelques jours le va-et-vient du gigantesque courant de réfugiés s’équilibra. De Vichy ils allaient à Bordeaux et de Bordeaux à Vichy. Il y avait de quoi perdre la raison à la vue de ce malheur incessant et de ces fuites en tout sens et moi-même j’étais proche du désespoir. Après ces journées et ces nuits terribles dans les gares et les trains, j’étais heureuse de pouvoir enfin dormir dans un lit, auprès de mes enfants, car nous étions absolument épuisés.
Puis Vichy fut occupée par les Allemands. La ville devint tranquille. Ensuite, survint l’armistice et les Allemands quittèrent la ville. Je ne savais toujours pas où se trouvait mon mari. Je me rendis au bureau de la Croix Rouge et à ma grande surprise il fut possible de le trouver. À la chute de la France il s’était enfui et il était arrivé à Vichy. Nous nous retrouvâmes dans cette situation sans espoir et il nous apparaissait clairement que nous étions ruinés. Nous avions tout perdu en quelques jours. Originaire d’une maison religieuse, je m’étais toujours efforcée de ne pas m’en remettre à l’argent (Mamon) (11). Cependant, je voyais clairement que nous ne pourrions pas subsister sans argent. Nous pûmes rester environ huit mois dans notre appartement de deux pièces installé très primitivement.
Soudain vint l’ordre de quitter Vichy en quelques jours. Cet ordre était adressé à tous les Juifs (12). Une nouvelle traque s’installait dans les rues. Après plusieurs tentatives et diverses déceptions, il nous revint que Montfleury, près de Grenoble, était une possibilité pour les réfugiés juifs (13). Nous partîmes avec un nouvel espoir au cœur et avec les enfants nous nous rendîmes à notre nouveau lieu de résidence. De nouveaux soucis et de nouveaux problèmes apparurent. Pas de gaz dans l’appartement et tout le reste ne pouvait être obtenu qu’au prix de grandes difficultés, sans parler de la nourriture. Toutes sortes de tourments, liés aux formalités légales, étaient édictées. Chaque jour de nouveaux réfugiés apparaissaient et tous les jours il fallait faire tamponner des papiers (14).
Le 26 août 1942 restera pour tous ceux qui étaient concernés de sinistre mémoire (15). En l’espace de quelques jours, la gendarmerie française, sur l’ordre des Allemands, devait rassembler tous les Juifs se trouvant encore en France (16). La chasse à l’homme commença à 5 heures du matin. Les malheureux furent cueillis là où ils habitaient et transférés dans des camions ouverts vers des lieux de rassemblement : casernes, etc. Ils s’y tinrent toute la journée, assemblés tels qu’ils avaient été trouvés, surtout des femmes et des enfants, mais aussi des vieillards. Ils ne s’étaient pas cachés dans les forêts ou chez des connaissances car ils n’imaginaient pas que leurs persécuteurs fussent aussi terribles et pensaient qu’ils auraient pitié d’eux et ne seraient pas déportés. On n’entendait ni pleurs ni plaintes. Toute la journée, le soleil brûlait sans pitié cette masse humaine ainsi assemblée, aux visages pétrifiés. Ces malheureux, abandonnés de Dieu, attendaient leur destin. D’après ce que l’on en a su, ils furent transférés par camions jusqu’à Lyon, puis de là à Drancy. Chaque jour, de nouvelles victimes arrivaient. Cependant, pour se soustraire à la traque, ils étaient nombreux à s’être cachés chez des chrétiens de leurs connaissances ou dans les forêts. Puis, poussés par la faim ils durent sortir pour retrouver les humains et furent cueillis par les gendarmes (17).
Cette terrible chasse à l’homme, nous l’avons nous-mêmes ressentie dans d’autres villes. Il suffisait de jeter un coup d’œil par la fenêtre pour être saisi par la terreur. Ici, à Montfleury, comme juifs français nous n’étions pas censés être en danger de déportation. Dans la rue, la Gestapo ne cessait de hurler après nous et il fallait sans cesse faire tamponner les papiers de rationnement et les autres de la marque « Juif ». Nous étions livrés à la haine et au mépris du monde entier. Il fallait toujours se « déclarer » ; on nous posait les questions les plus curieuses et impossibles : on nous renvoyait et peu après il fallait revenir, pour être à nouveau renvoyés comme si l’on voulait nous empoisonner l’existence. Cette terreur aussi bien que cette folie, jointe à la traque des malheureux agit sur moi de telle sorte que je craignais que mon âme ne dérive vers la folie. Bientôt je ne savais plus qui j’étais réellement, étais-je en train de rêver, étais-je éveillée ? Un paquet de nerfs incontrôlables s’agitait en moi, menaçant d’engloutir ma conscience. Que nous veulent donc ces gens, c’était ce que nous nous demandions sans cesse. Bientôt je fus incapable de parler. Je commençai à apercevoir des choses qui m’apparurent comme des énigmes et je commençai à craindre de devenir aveugle. Je me décomposais et je croyais entendre des choses, je pensai perdre l’ouïe et la raison. Je ne savais pas ce qui allait advenir de moi, car l’existence ne me paraissait plus supportable.
Toutes ces choses horribles ainsi que ma situation ne manquèrent pas d’avoir un effet négatif sur ma fille, âgée de 16 ans (18) qui avait eu à souffrir sa part de cette humiliation générale. Je cherchai une issue quelconque. Finalement, je parvins à une pensée salvatrice grâce à une organisation de scouts chrétiens. J’avais entendu que des enfants avaient pu ainsi fuir illégalement vers la Suisse. C’est avec ce groupe de scouts chrétiens emmené par un scout chrétien très avisé que ma fille, au travers d’innombrables difficultés, parvint – de manière certes illégale – à franchir la frontière suisse (19). Actuellement elle se trouve dans un camp sioniste où elle est formée au travail agricole pour se rendre en Palestine comme travailleuse sioniste, à la fin de la guerre. Elle y est heureuse et cela me satisfait.
Vint le jour où Grenoble fut occupée par les Italiens (20). La situation s’améliora pour les Israélites. Il n’y avait plus de chasse à l’homme, on se sentait mieux, même si nous restions des étrangers sans véritable chez soi, mais nous étions à nouveau des hommes parmi les hommes. De tous les territoires occupés par les Allemands de nombreux coreligionnaires affluaient pour chercher protection et sécurité. On ne comprenait que trop bien ces malheureux. À travers leur peur, ils ne cessaient de nous demander s’il était bien vrai qu’ici on était tranquille et qu’il était possible d’obtenir un « permi séjour (21) ». Il faut vraiment reconnaître que les Italiens étaient très bons envers nous, les Juifs persécutés. Au cœur de cette période de privation absolue ce fut comme une période de détente qui nous permit de nous reposer des journées de souffrance nerveuse que nous venions de traverser.
Mais cela ne devait pas durer longtemps. Survint la chute de l’Italie (22). Grenoble fut à nouveau occupée par les Allemands. La ville grouilla à nouveau d’Allemands et l’on vit réapparaître les fonctionnaires de la Gestapo que tout le monde craignait et dont la seule évocation vous transperce le corps. Le pillage des appartements était à l’ordre du jour. On apprit que de faux agents de la Gestapo procédaient aussi à ces pillages, mais on pillait et nous étions sans défense. On n’osait plus sortir de chez soi, car on risquait de ne plus pouvoir rentrer, alors que votre domicile pouvait être pillé en votre absence.
La situation devint insupportable et nous décidâmes de tout abandonner pour essayer de passer illégalement en Suisse. Mon mari et moi, ainsi que notre fils (âgé de trois ans) nous nous préparâmes pour la fuite. Nous prîmes quelques objets et quelques aliments et nous fermâmes l’appartement laissant la clef à une voisine qui nous promit de faire suivre nos vêtements en Suisse, si toutefois nous devions y parvenir. Et de fait, cette famille catholique de grand cœur tint sa promesse (23). Le matin à 6 heures nous partîmes pour Évian (24). Nous avions déchiré nos papiers juifs, car les Allemands traquaient les Juifs dans les trains. Les personnes tant soit peu suspectes étaient jetées sans pitié hors du train. Elles étaient ensuite envoyées à Drancy.
Malheureusement notre train ne put continuer au-delà d’Aix- les-Bains car la ligne avait été sabotée au cours de la nuit. Il fallut descendre à Aix-les-Bains. Il était 9 heures du matin, une heure très dangereuse pour nous. Nous nous éloignâmes rapidement et cherchâmes un parc isolé où nous restâmes avec la peur d’être trouvés et déportés. La Gestapo était partout exécutant sa misérable tâche. À la tombée de la nuit nous nous hasardâmes à la gare pour continuer la route. Nous achetâmes des billets pour Évian mais décidâmes de quitter le train une station avant cette ville (25) pour ne pas tomber dans les bras de la Gestapo. Il était minuit et nous longions la voie ferrée, je portais mon fils sur mes bras. À notre stupéfaction de partout surgissaient des réfugiés sur ce chemin que nous pensions isolé ; nous étions dès lors près de 70 personnes dont beaucoup d’enfants orphelins dont les parents avaient été déportés. Tous portaient des symboles catholiques, croix et crucifix ainsi que l’insigne bien connu des scouts catholiques. La plupart étaient des Juifs allemands ou viennois qui avaient déchiré leurs papiers dans la forêt.
Par petits groupes nous louâmes des camions pour parvenir à notre but commun. Nous allions vers notre destin inconnu. Le camion avançait sans bruit, les visages de pierre. Des gens qui avaient été déclarés gibier et qui ne cherchaient qu’à sauver leurs vies. Le voyage continuait et personne ne savait où l’on allait. Mais soudain... Un projecteur éclaire le camion à l’arrêt. Quelque chose de terrible semble se produire. La peur s’installe. Les chauffeurs des camions ont disparu. Nous étions tombés entre les mains des gendarmes. « Papiers! ». Les voyageurs sont muets. Les gendarmes font descendre les gens, hurlant des questions. Les enfants orphelins appellent leurs parents, les femmes les plus faibles ont des crises de nerfs. Ceux qui le peuvent fuient dans la forêt, des deux côtés de la route. Les policiers essaient de rattraper les fuyards qui s’enfuient à nouveau. Je fus attrapée. Je retrouvai mon mari qui portait l’enfant au poste de police, mais j’avais perdu mon sac avec quelques-uns des objets les plus indispensables. Les policiers durent nous laisser seuls pour rechercher d’autres fuyards. Nous en profitâmes pour nous enfuir, mais bientôt on nous pourchassait à nouveau. Une femme avec un nouveau-né tomba et le policier s’occupa d’elle, ce qui nous permit de disparaître dans la forêt. Nous trouvâmes refuge dans une vieille hutte de bois où nous nous cachâmes. On entendait les cris des personnes poursuivies et les pleurs de celles, malheureuses, qui avaient été rattrapées. Les gendarmes cherchaient avec des lampes de poche et passèrent devant notre abri. Le calme s’installa dehors, beaucoup avaient été arrêtés. Nous changions de position, tantôt debout, tantôt accroupis, pour résister au froid jusqu’à l’aube qui nous trouva tremblants.
Que faire ? Si nous nous montrons, nous sommes perdus. C’était ce que nous nous disions. Nous observions l’inconnu. Au loin, je vois le clocher d’une église, un village. Un vieux paysan, portant une cruche de lait passe devant notre cachette. Les larmes aux yeux j’aborde ce vieil homme, lui confiant notre destin. "Venez avec moi, nous allons voir le curé du village dit-il. Ne craignez rien, les gendarmes ne sont pas dans notre village." Nous lui faisons confiance et reprenant nos sacs à dos, nous le suivons, l’enfant qui manque de tout dans mes bras. Nous sommes accueillis amicalement par le vieux curé et nous lui confions notre histoire. Le curé, âgé de 80 ans, était au courant des événements de la nuit. On lui avait apporté les sacs et les valises dont les fuyards s’étaient débarrassés pour ne pas être rattrapés.
Ce n’est pas la première fois que le curé vit de tels moments et il avait déjà caché des fuyards. Il va parler à ses amis du village pour nous proposer une solution. En aucun cas il ne faut retourner à Grenoble, car des combats de rue s’y déroulent entre Allemands et Italiens, ce que nous avons vu nous-mêmes (26). Nous trouvâmes abri pour la journée auprès d’une charmante famille de paysans, heureux de nous reposer après ces aventures et d’être à nouveau considérés comme des humains parmi les humains ; nous regardions ces aimables personnes comme de bons samaritains, miséricordieux. Outre la bonne nourriture et la boisson, on essaie de nous consoler. Cette bonne famille va nous procurer un « passeur » dont les champs jouxtent la frontière suisse et qui nous promet de nous y amener. Nous entreprenons notre deuxième voyage vers la frontière suisse après avoir pris congé de nos chers hôtes.
Cette nuit nous marchâmes 25 kilomètres jusqu’aux barbelés de la frontière suisse (27). Nous y mettons nos dernières forces, car il faut échapper à nos bourreaux. Nos corps sont épuisés et nos jambes nous portent à peine. Nous étions complètement hors de nous, tout s’agite dans nos têtes. Nous voici aux barbelés, il s’agit de les franchir ! Le passeur était encore avec nous. Mon mari était déjà passé avec l’enfant. Pour moi c’était plus difficile, car je ne pouvais me baisser assez et je restai toujours accrochée. Il fallait utiliser ces minutes au mieux pour nous sauver. J’étais couverte de sueurs froides. Comme frappé de stupeur et à demi-conscient, mon mari me regardait de l’autre côté, observant mes vains efforts. Je constatai qu’il était impossible de passer avec mes habits et me décidai à me déshabiller, sauf mes sous-vêtements. Enfin, j’y parvins et comme sonnée par ce passage je me mis à courir car la véritable frontière était encore à 40 mètres, comme on nous le dit. Le passeur me rappela et me dit de me rhabiller, ce que je fis en hâte. À nouveau réunis, nous nous dirigeâmes vers la frontière suisse tant espérée. Des montées, des descentes rendent notre progression nocturne difficile. Il semble qu’il y ait des abîmes et que la forêt soit une forêt vierge, car nous étions proches de l’épuisement total.
Soudain nous voici sur un champ plat. Des lumières apparaissent et revigorés par l’espoir nous marchons vers ces lumières. À notre effroi nous voyons que nous avons tourné en rond dans la nuit et nous voici à nouveau devant des barbelés. On entend des coups de feu. Comme des furies nous courons vers la forêt. Nous nous asseyons, proches de l’évanouissement, nous nous reposons sur la mousse humide. Nous nous décidons à attendre le matin ici. Ma tête est fiévreuse, agitée par ce que nous venons de vivre et par tout ce que nous avons connu récemment. À nouveau des coups de feu. C’est ici que nous passons la nuit jusqu’à l’aube du prochain jour, allant de droite à gauche, l’enfant sur les bras. Au loin, on entend un battement de tambour suisse, mais aussi des trompettes.
Nous marchons un quart d’heure et nous rencontrons un soldat suisse. Celui-ci nous salue aimablement et nous conduit au poste de garde le plus proche. Après avoir donné tous les renseignements, nous recevons à manger. Un groupe de soldats nous conduit amicalement au premier camp d’accueil, les Charmilles près de Genève (28). Nous y rencontrons près de 400 personnes ayant passé les mêmes épreuves. Chacun raconte ses aventures à l’autre et je constate que la mienne est loin d’être la seule. Nous sommes restés quatorze jours aux Charmilles, de là au camp de réfugiés de Champel, puis à Belmont. De là mon mari fut transféré au camp de travail de Sierre et plus tard à Birmensdorf (canton de Zurich). Mon fils alla au camp d’enfants de Carleton, près de Genève. Je restai seule au camp de Belmont.
Tout ce que j’ai vécu de terrible a pesé gravement sur moi et je me trouvais dans une situation de désolation dans cette vie de camp, mon moi déchiré, ne sachant plus qui j’étais et n’envisageant pas de me remettre jamais nerveusement. J’étais une personne brisée, un rebut de la société des hommes, une existence annihilée. Je m’apparaissais comme un néant. Et cependant j’étais là.
Le désir de revoir ma vieille mère à Baden me saisit avec force. La nostalgie de Baden, où j’avais passé ma jeunesse. De chers vieux souvenirs m’apparurent. Je pensais avec nostalgie à ma maîtresse de couture, madame Flury à Baden, sous l’influence éducatrice et bienveillante de laquelle j’avais passé certaines des plus belles années de ma vie. Cela faisait quatre ans et demi que je n’avais pas vu ma vieille mère. Je ne savais que trop que ma mère était dépourvue de tous moyens et qu’elle ne pouvait prendre en charge une réfugiée. Je ne supportais plus guère ma vie dans le camp, me sachant si proche de mon cher Baden, ma véritable patrie. Dans ma peine, je m’adressai à madame Flury, lui demandant de rechercher des voies pour ma libération du camp et pour me permettre de rentrer à Baden.
Madame Flury me répondit de suite et m’exprimant des consolations maternelles me promit de me prendre en charge pour la nourriture, pour une période de trois mois, avec mon fils (29). Ainsi étaient obtenues les conditions de ma libération provisoire du camp. La demande formelle fut déposée et vite approuvée. Depuis le 3 décembre 1943 je suis dans ma vieille ville de Baden. Mon fils à Genève me fut aussi rendu. Dans ces rencontres journalières avec la famille Flury je trouve une aimante consolation. J’habite chez ma mère dont je suis devenue la garde-malade. Elle s’est cassé le bras récemment et ne peut plus se passer de moi. Je sens que je suis à nouveau un être humain, même si selon les moments, les horreurs passées me saisissent et prennent la forme d’un cauchemar. Je pense au foyer abandonné en Alsace, la patrie de nos deux enfants. J’y trouve une consolation, ce qui est une nécessité dans cette période de folie qui est la nôtre.
Le 1er mars cela fera trois mois que mes bienfaiteurs m’ont prise en charge. Cela signifie que la période de mon entretien prendra fin. C’est pourquoi, je m’adresse à l’organisation d’aide aux réfugiés pour bénéficier à cette date d’un soutien permettant ma subsistance.
J’ai obtenu de l’aide aux enfants, début février, un soutien de 30 francs. Mon mari, comme je l’ai indiqué, est au camp de travail de Birmensdorf (Zurich). De temps à autre il vient nous voir, du samedi midi au dimanche soir.
Dans l’attente d’une réponse positive à ma requête, je tiens à vous remercier par avance pour vos efforts,
Avec ma considération,