Un
enfant dans la tourmente Ces pages ont été écrites en août 1943, dans une colonie de vacances, à la Bollène-Vésubie. Elles ont été conservées dans un fond de tiroir par Mère, et refont surface ces derniers temps. Il sagit dun simple cahier décolier, comme on les faisait à cette époque. Le texte est accompagné de dessins, de cartes géographiques simplifiées et de plans. Il a été recopié pour le site internet du Judaïsme alsacien par les soins de Michel Rothé. Lintérêt de ce texte, cest quil permet de saisir sur le vif les impressions et les pensées dun enfant de 9 ans (je suis né le 7 mars 1934). En général, les récits des survivants sont le fait de "grandes personnes", qui ne peuvent pas faire abstraction de leur mentalité dadultes. Ce cahier de souvenirs est beaucoup plus proche des événements, mais il reflète tout de même un regard rétrospectif. Le texte est également empreint de littérature scolaire, notamment sous linfluence du roman dHector Malo, Sans Famille, et des poésies de Charles Péguy. Malgré les dizaines dannées qui me séparent de lécriture de ces mémoires, jéprouve une certaine gêne pour les présenter au public, car jai terriblement le sentiment dêtre un rescapé alors que tant dautres enfants de cette époque ont disparu dans la tourmente, notamment mon cousin, dont il est question dans ces pages. Nous étions du même âge et liés dune fraternelle amitié. Des mémoires denfants déportés après la rédaction de cahiers semblables au mien ont été publiés ou sont conservés dans les archives. Jai beaucoup de mal à dominer lémotion et la perplexité qui me hantent à ce sujet. En juillet 1943, je vivais dans des conditions paradoxales : jétais au courant des dangers, auxquels nous étions exposés, mais, à titre provisoire, nous vivions dans un cadre magnifique et localement paisible. Mais dès novembre 1943, la situation a changé. Les Juifs réfugiés en Provence ont été "raflés" par milliers et déportés. Des réseaux clandestins ont été organisés pour évacuer les enfants vers le centre de la France. On ma "placé" dans un collège rural à La Souterraine, dans la Creuse. La personne qui sest occupée du convoi de dix enfants, dont je faisais partie, a été arrêtée au retour de sa mission. Elle fut responsable du sauvetage des enfants dans la région centre du réseau Garel. Elle convoya régulièrement des enfants vers de nouvelles cachettes et leur procura de faux papiers. En Juin 1944, elle fut arrêtée à Limoges et torturée par les miliciens. Refusant de parler, elle fut laissée pour morte et réussit à s’enfuir. Elle gagna alors le maquis. Tragiquement, elle fut prise par les résistants pour une espionne et fusillée. Elle n’était pas juive. Le Mémorial de Yad va’Shem lui a décerné le titre de Juste parmi les Nations en 1976. Elle sappelait Pauline Gaudefroy. Elle avait 25 ans. Elle était étudiante en médecine. Si elle avait parlé, mon cahier ferait partie de la série documentaire évoquée ci-dessus. Jai donc eu le privilège de devenir une "grande personne". Avec ma mentalité dadulte, jai repris tous ces souvenirs et les ai remis sur le chantier dans un roman en hébreu, intitulé Hésed Neuraïch, paru à Jérusalem, aux éditions Reuven Mass, en 1990.
Le style de l'enfant de neuf ou dix ans qui a écrit ce texte ci-dessous a été intégralement respecté. Seules, l'orthographe, et quelques rares tournures de style, ont été corrigées (Note de l'éditrice). |
Ce dernier était situé directement sur la frontière au Nord du pays de la Lorraine, dans une plaine fertile où poussait beaucoup de blé et où paissaient en bonne intelligence un grand nombre de bufs. Merlebakh était une ravissante petite ville que seules des mines assombrissaient.
Aussitôt que ma mère fut guérie, on me transporta dans une maison où travaillait mon père comme commerçant.
Ma mère s'appelait de son nom d'enfance Germaine Lévy, mon père Marcel Kahn et moi, Jean-Georges Kahn.
Quand j'étais petit, on me parlait toujours de fantômes, de diables, etc. Aussi, souvent j'en rêvais et quand j'ouvrais à nouveau les yeux, j'étais épouvanté. Quand j'ai été plus grand, j'ai remarqué que c'était impossible.
Un jour, pour ma Noël, j'avais reçu une auto dans laquelle je pouvais
monter. Un jour, au printemps, il m'arriva un accident. Je butai dans le mur
et le volant s'était rompu. J'avais trois ans à cette époque.
J'échangeai l'auto contre un chien. Je savais que ma mère dirait non
si je lui en parlais.
Pendant ce temps, on avait déménagé dans une autre maison.
Six mois après, j'allais avec la bonne appelée Joséphine chez la petite fille qui m'avait promis le chien. On le reçut, puis on redescendit à Merlebakh. Le chien, qui s'appela plus tard Fidel, tenta de mordre, mais il ne put : il n'avait encore guère de crocs.
A mon cinquième anniversaire, je reçus comme cadeau un train électrique, et ce fut le 30 septembre que je dus tout abandonner, car une misérable guerre vint m'arracher tous mes plaisirs.
2. Exode
Vers une
heure, une lourde détonation se fit entendre. Des avions piquèrent
vers le sol, lâchant des bombes. Des mitrailleuses crépitaient.
La compote de pommes était justement sur la table. Mes deux frères,
Claude et Paul, rangeaient les bagages avec mon père. Pendant ce temps,
moi je terminai mon dessert.
La sirène sonna justement tandis que les cloches de l'église sonnaient
le tocsin.
On m'appelait, je descendis l'escalier au pas de course.
Plusieurs autos et un camion étaient devant la porte, chargées par mon père, Paul, Claude et plusieurs amis appelés Marry Mulaire, Tiny, Mathilde, Louis Muler, amis de mes parents.
Ma mère jeta un dernier coup d'il sur la maison où elle avait
passé tant de beaux jours. On entendit le ronflement des moteurs, on était
en route.
L'auto exécuta gracieusement les virages, puis ce fut l'entrée en
plaine, avec un paysage agréable à la vue, partout, aux 4 points cardinaux,
c'était la moisson qui se terminait. Si on était passé avant,
on aurait eu sous les yeux un paysage monotone d'un jaune clair à perte
de vue. On se serait cru en bateau, dans un océan de blé. Bientôt,
on quitta les moissons pour des vergers dans lesquels se trouvaient des arbres
fruitiers, en particulier des pommiers qui se penchaient sous le poids de leurs
fruits. Mon père m'en désigna un du doigt qui était par terre.
Son tronc avait craqué sous le poids des fruits. On fit une halte d'une
demi-heure pour arranger les bagages. Pendant ce temps, mes frères et moi
nous nous régalâmes de pommes. On quitta bientôt les pommes pour
trouver des prés à larges étendues et un ruisseau qui serpentait
entre eux et où paissaient des bufs.
Bientôt on arriva à un vieux château. Là, mon grand frère
Claude avec le camion, Tiny et Mathilde, retourna à Merlebach et il nous
envoya une lettre que voici :
"Mes bien chers tous," |
En effet, quand il revint, j'entendis les aboiements joyeux de Fidel. Le camion était chargé de ravitaillement et d'objets indispensables.
Deux jours après, nous continuâmes la route. On arriva bientôt
à Tonnerre en Bourgogne. On passa la nuit dans un internat inactif. Je
voyais des robinets, les chambres nombreuses et les classes.
On passa la nuit dans le dortoir. Au milieu de la nuit, la sirène sonne
"Ur ! Ur !". Je tends les bras puis je m'étire.
"Imbécile ! Tu veux t'habiller ! Oui ou non ! Si tu ne te
dépêches pas, gare !"
Évidemment, comme j'étais petit, je ne comprenais pas le danger qu'il y avait à voir les avions au-dessus de nos têtes, qui pourraient décharger leurs bombes pour semer la mort et la ruine. Heureusement, en sortant dans la rue je voyais cette plaque :
Se dissimulent dans les tranchées un ami de mon père, Monsieur Cremer, sa femme, et son fils Jean (qui) virent par une ouverture 9 avions en escadrilles et derrière il n'y en avait guère. "Tant pis, remontons ! Disparaissons d'ici, si jamais une attaque se propage, nous sommes sûrs de mourir sur place" disait Cremer avec rire.
Le lendemain nous arrivâmes à Bourges. Cette fois, on longeait un aérodrome. 28 avions décollèrent encore, l'un après l'autre. Force fut donc de s'arrêter. Fidel, étourdi par le bruit, décampait à toutes jambes à travers champs. Paul le rattrapa par sa laisse qui s'était dénouée.
Le convoi reprit sa route pour un château féodal sur les bords de la Loire. On vécut dans le donjon. Un jour, nous nous baignâmes dans la Loire. Fidel marchait sur un jet naturel.
On se retira sur Poitiers, chef-lieu de la Vienne. Puis on se
retira sur la Charente, dans une ville productrice où nous restâmes
trois ans et d'où je garderai toujours un excellent souvenir. Cette ville
dont je viens de vous parler s'appelait Cyvray.
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