UN SCANDALE À DIJON
par Yvonne Lévy-Picard

"Encore un scandale à Dijon : la mairie protège et favorise les Juifs." Voici le titre d'un article publié le 7 mai 1942 par l'hebdomadaire parisien L'APPEL. Le journaliste était bien informé : les Juifs favorisés c'était nous, la famille Picard.


Madame Yvonne LEVY rue Élisabeth
68100 MULHOUSE

Paris, le 12 Février 2003

Reconnaissance du titre de "GARDIEN DE LA VIE" Dossier N° 7/113
Madame,
Nous avons le plaisir de vous informer que la Commission chargée d'étudier les dossiers de candidatures au titre de
"Gardien de la vie"
a reconnu que
      Monsieur Louis PICARD
      Monsieur Charles MALDANT
      Monsieur J.-J. STORZ

sont dignes d'être honorés de cette qualité, pour leurs actions de sauvetage et leur dévouement pendant les douloureuses années d'occupation se situant entre 1940 et 1944.
En conséquence, leur nom sera inscrit dans le Livre d'Or pour l'Hommage et la Reconnaissance de la communauté juive de France, afin que soit conservé. pour les générations futures, le souvenir de leurs nombreuses et courageuses actions.
En vous assurant de la gratitude que nous devons avoir envers ces Hommes et ces Femmes qui ont permis à des Juifs de survivre à la persécution, nous vous adressons, Madame, l'expression de nos sentiments très reconnaissants.


Signé :
Gérard BLUM
Le Secrétaire général de l'Association Française pour l'Hommage aux Justes
Jean KAHN
Le Président du Consistoire Central
Nous avons habité Dijon de août 1940 à juin 1942 et ce que nous avons vécu mériterait de figurer dans un livre comme le Livre des Justes de Lucien Lazare ou La Force du Bien de Marek Halter.

Comment sommes-nous arrivés à Dijon ? Nous habitions à Wintzenheim (Haut-Rhin). Le 15 juin 1940 on entendait tonner le canon; c'était Shabath. Mon père, juif très pratiquant, a décidé de partir en taxi ; c'est ainsi que nous sommes arrivés à Gerardmer où une dijonnaise, Suzanne Privat, passait ses vacances. Elle s'est préoccupée de notre sort et nous a trouvé, dès son retour à Dijon, une petite maison meublée, entourée d'un jardin. Et c'est ainsi que nous sommes arrivés là.

Mademoiselle Privat a été une amie fidèle durant nos deux ans de séjour; elle nous consacrait un après-midi par semaine. Notre propriétaire était Monsieur Louis Picard (non-juif) ; le nom Picard est très répandu à Dijon. C'était un haut fonctionnaire, inspecteur général du réseau ferroviaire PLM ( Paris-Lyon-Méditerranée). Il avait démissionné pour ne pas être en contact avec l'occupant, et était adjoint au maire de Dijon.

Monsieur et Madame Picard ont fait de nous leurs amis; ils nous rendaient visite, nous invitaient chez eux et nous présentaient à leurs relations. C'est ainsi que nous sommes devenus les amis de la famille de Charles Maldant, qui était, lui aussi, adjoint au maire.

Deux traits permettront de donner une idée de ce que fut pour nous la famille Picard. Dès que Monsieur Picard eut connaissance du "Statut des Juifs", il est venu nous voir et a dit : "C'est bien simple, je vais dire que vous êtes mes cousins." Nous avons refusé cette proposition, trop dangereuse pour lui. Un jour Madame Picard vient nous voir : "Pourriez-vous me rendre un service ? Nos amis ont un grand jardin, ils sont en vacances et il faudrait cueillir leurs haricots." Ces légumes étaient une denrée précieuse en cette période de pénurie. Bien sûr nous étions d'accord, mes deux soeurs et moi, et nous avons rempli un sac à provision de haricots. Mme Picard a alors eu un geste que je n'oublierai jamais : elle a pris une poignée de haricots pour elle, et, désignant le grand sac, a dit : "Tout cela, c'est pour vous."

Le frère de mon père, Armand Picard, était réfugié à Agen en zone libre, et nous informait que tout était prêt pour nous recevoir près de lui ; il ne comprenait pas que nous restions en zone occupée; mais nous étions trop choyés par nos amis.

L'Appel

Le 7 Mai 1942, L'APPEL a publié l'article dont le titre est cité plus haut ; mon père y était traité de "parasite", il en a souffert. Mais les parasites, on s'en débarrasse... et on entrevoit ainsi la "Solution finale". Notre ami, Monsieur Picard, était violemment attaqué :

"Nous portons ces faits à la connaissance de M. le Ministre de l'Intérieur. En conclusion, ce n'est pas seulement le maire qu'il faut remplacer, c'est le Conseil Municipal tout entier !"
écrivait le journal. Il y a eu un deuxième article le 14 mai 1942,et un troisième le 21 mai dans le même journal. Quelques jours après, en rentrant de l'Université, j'ai vu un papillon collé sur le mur de la maison : "Cette maison est réquisitionnée par la Wehrmacht". Il fallait la quitter dans un délai de quelques jours à peine ; mais nous savions où aller : à Agen. Seulement il fallait traverser la "ligne de démarcation" en fraude. C'est notre ami, Monsieur Maldant, qui nous a fourni des faux papiers d'identité et un"passeur".

Lorsque nous avons quitté la maison, nous avons été hébergés par nos voisins, la famille Urban, réfugiée de Mulhouse ; ils n'étaient pas juifs et nous ont reçus chez eux à leurs risques et périls. Quelques heures avant de prendre le train, nous avons appris par la radio que le port de " l'étoile jaune" allait devenir obligatoire en zone occupée. C'est ainsi que nous avons été sauvés!

Mulhouse, 1997.

 

 

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