Bloch Eugène

Extrait de "Saisons d’Alsace, 1969"

            La petite ville de Soultz voisine de Guebwiller, qui se blottit sous la colline du Vieil Armand et sous le profil plus lointain du Grand Ballon, devait être, dans l’après midi du samedi 31 août 1968, le lieu d’une émouvante cérémonie.         
À l’occasion de l’inauguration du collège d’Enseignement Secondaire du canton de Soultz, on allait évoquer la mémoire de deux illustres enfants de l’Alsace, nés à Soultz: les frère Léon et Eugène Bloch qui travaillèrent ensemble au laboratoire de physique de l’École Normale Supérieure à Paris, consacrant leur vie au développement de la physique et à la formation de nos jeunes élites scientifiques. Après la bénédiction du nouvel établissement scolaire par le R.P. Hasler, le Dr Goetschy, vice-président du Conseil Général, retraça les péripéties du magnifique effort accompli par l’Éducation Nationale et le canton de Soultz, en vue de créer ce collège moderne capable d’accueillir et de former 850 élèves.
Le professeur Alfred Kastler, prix Nobel de Physique évoqua ensuite la vie et l’œuvre des deux savants dont il eut le privilège d’être l’élève à l’École Normale Supérieure et à la Sorbonne.
Après le discours dont l’auteur a bien voulu nous remettre le texte in extenso aux fins de publication dans "Saisons d’Alsace", M. le sous-préfet Terlez coupa le traditionnel ruban tricolore tendu par des Alsaciennes en costume, et les autorités gagnèrent l’étage scientifique où fut dévoilée la plaque de marbre qui rappellera désormais aux jeunes élèves des titres essentiels d’Eugène et Léon Bloch. En présence de Mme Eugène Bloch, de jeunes écoliers récitèrent les deux poèmes de Léon Bloch dont nous reproduisons le texte. Le Dr. Goetschy, au  nom du Conseil Général, et M. Louis Fouilleron, au nom des sections du Haut-Rhin de la Fédération nationale des déportés, internés et résistants, déposèrent ensuite des gerbes devant la plaque commémorative. Au cours d’une émouvante minute de silence, les drapeaux de la fédération des déportés s’inclinèrent pour rendre hommage à ceux qui avaient consacré leur vie à la science et qui avaient souffert et étaient morts pour la France.

Deux savants qui honorent l’Alsace: Léon et Eugène Bloch
par Alfred Kastler, prix Nobel de physique

            À l’occasion de l’inauguration de ce nouveau collège, nous sommes réunis pour rendre hommage à deux grand savants français nés à Soultz, les deux frères Léon et Eugène Bloch.
La plaque de marbre que nous allons dévoiler tout à l’heure nous indiquera dans sa sobriété et sa sécheresse les dates qui marquent la vie terrestre et les titres essentiels de ces deux enfants de Soultz. Permettez-moi d’essayer de faire revivre devant vous leur carrière et leur œuvre scientifique. Ils étaient d’âge peu différent. Ils sont nés, en effet, à moins de deux ans de distance, en 1876 et en 1878, Léon étant l’aîné et Eugène le cadet. L’Alsace avait été annexée par l’Allemagne peu de temps avant leur naissance et leur père, industriel, tenait absolument à donner à ses enfants une éducation en France. C’est la raison pour laquelle il vendit la petite usine de tissage de soie qu’il possédait ici pour s’installer à Paris où ses fils firent de brillantes études au lycée Montaigne d’abord, au lycée Louis le Grand ensuite, dans ce quartier latin où s’est écoulée toute leur vie si l’on excepte les année d’exil.
Tous deux furent reçus et entrèrent à l’École Normale Supérieure, Léon dans la section des Lettres, Eugène dans la section des Sciences. Reçu 1er de sa promotion à l’École et trois années plus tard reçu 1er au concours de l’agrégation de Physique, Eugène Bloch se sentait attiré vers la physique moderne que des découvertes retentissantes venaient alors de révolutionner: découverte de l’électron  et des rayons X, ces derniers étaient découverts par Roentgen à Wurtzbourg en Allemagne, découverte l’année d’après, à Paris, de la radioactivité par Henri Becquerel suivi de la découverte du radium par Pierre et Marie Curie, enfin découverte en décembre 1900, au tournant de notre siècle, du quantum d’action de Max Planck qui conduisait à la théorie des quanta en même temps que les travaux d’Albert Einstein annonçaient la théorie de la relativité. Époque passionnante où après avoir considéré la physique comme achevée, tout était contesté, remis en question, et où un nouveau champ de recherches aux perspectives prodigieuses allait s’ouvrir: l’étude de la physique atomique et de la physique nucléaire. Eugène Bloch, avec toute l’ardeur de sa jeunesse, devait se lancer dans cette voie nouvelle. Préparateur de Mascart au Collège de France, il chercha à élucider un problème difficile, où d’autres que lui avaient échoué: l’origine de la conductibilité électrique de l’air liée à la phosphorescence du phosphore. Il réussit à montrer que cette conductibilité est due à de gros ions, et le résultat de ce travail fut présenté comme thèse à la Sorbonne devant un jury dont fit partie Pierre Curie. (Je voudrais rappeler à cette occasion que la famille de Pierre Curie est originaire de Mulhouse.) Le jeune docteur ès sciences qui n’avait que 26 ans s’attaqua ensuite à l’étude de l’effet photoélectrique des métaux. Il montra l’intérêt, pour obtenir des résultats propres, d’opérer avec de la lumière monochromatique et on sait que cette méthode utilisée également aux États-Unis par Millikan devait, grâce à ses résultats, conduire Einstein à énoncer sa célèbre loi de l’effet photoélectrique, donnant ainsi un appui décisif à la théorie des quanta de lumière de Planck.
Eugène Bloch, non seulement spectateur, mais acteur de cette grande épopée de la Physique, décidait alors de s’attaquer au problème central qui se posait aux physiciens de son temps: celui de la structure électronique des atomes grâce à l’exploration de leurs spectres. Nous savons que Noé déjà, sortant de son arche au mont Ararat, avait admiré les couleurs de l’arc en ciel et avait vu dans cet arc le symbole entre l’homme et l’Éternel. Plus tard, vers la fin du XVIIème siècle, Isaac Newton apprenait aux physiciens à décomposer par un prisme de verre la lumière blanche en ses éléments simples, les radiations colorées du spectre, et dans la suite, l’art de la spectroscopie devait progresser et donner, notamment dans la 2ème moitié du XIXème siècle, une riche moisson de résultats. Sous l’impulsion de Kirchhoff et Bunsen à Heidelberg, l’analyse spectrale s’était développée et avait montré que les raies spectrales monochromatiques émises par les sources lumineuses étaient les messagers des atomes; que chaque atome avait son langage mystérieux. Et, de même que Champollion avait réussi à déchiffrer les hiéroglyphes des anciens Égyptiens, il fallait que les physiciens apprennent à déchiffrer le langage des atomes, c’est-à-dire leurs spectres.
Le premier pas dans cette direction a été fait tout près d’ici, à Bâle, lorsqu’en 1885 un professeur d’école moyenne qui venait de prendre sa retraite à l’âge de 60 ans, Jean-Jacques Balmer, occupant ses loisirs à trouver la loi arithmétique qui se cachait sous le spectre le plus simple, le spectre de l’atome d’hydrogène, découvrit sa célèbre formule de Balmer. Cette formule devait servir en 1913 au jeune physicien danois Niels Bohr à édifier la théorie quantique de l’atome: depuis Bohr, l’atome est considéré comme formé d’un noyau positif entouré de son cortège d’électrons négatifs, chaque atome du tableau périodique des chimistes étant caractérisé par le nombre d’électrons entourant le noyau: l’atome d’hydrogène contient un seul électron, l’atome d’hélium en contient deux, il y en a six pour le carbone, sept pour l’azote, huit pour l’oxygène, etc., etc., chacun de ces atomes est caractérisé par son spectre particulier. Mais la réalité est bien plus complexe que cela. Prenons par exemple l’atome de carbone qui a 6 électrons et qui possède un spectre caractéristique dû à l’entrejeu de ses six électrons (qu’on appelle le spectre d’arc de carbone puisqu’on observe ce spectre lorsqu’on fait jaillir un arc électrique entre deux électrodes en carbone. On l’appelle aussi les spectres de l’atome neutre de carbone). Si, par une décharge électrique violente, on enlève à l’atome de carbone l’un de ses six électrons, il n’en reste que cinq. L’atome est alors devenu un ion positif et il émet un nouveau spectre, le spectre de l’atome ionisé (ou spectre d’étincelle de carbone, appelé ainsi parce qu’on l’observe dans l’étincelle électrique). Mais on peut enlever à l’atome de carbone successivement les six électrons et chaque fois qu’on enlève un électron – en accroissant la tension électrique entre les électrodes – on observe un spectre nouveau. Pour l’atome de carbone à 6 électrons, on connaît donc 6 spectres différents qui se succèdent suivant le mode de la décharge, et il en est de même pour les autres éléments. Pour l’atome de fer qui a 26 électrons, il y a 26 spectres différents qu’on obtient en dépouillant l’atome de fer successivement de ses 26 électrons. Vous devinez ainsi la complexité, mais aussi la richesse de la spectroscopie atomique. On connaît une centaine d’éléments chimiques, cela nous fait non pas 100 mais 5000 spectres à connaître, et nous sommes loin de les connaître tous, même à l’heure actuelle.
Excusez ce long et aride préambule, mais c’est pour essayer de vous faire comprendre quelle a été la tâche immense, la tâche gigantesque entreprise par les frères Eugène et Léon Bloch et qui devait devenir l’œuvre principale de leur vie, leur œuvre commune, l’exploration de ces spectres différents et multiples des différents atomes dans la région ultraviolette des longueurs d’onde.
Mais, me direz-vous, Léon Bloch n’était-il pas un littéraire? Effectivement il l’était, ou plus exactement il était philosophe. Sorti de l’École Normale comme agrégé de philosophie, il s’était rapproché des Sciences par son sujet de thèse: La philosophie de Newton, œuvre magistrale qui nécessitait des connaissances approfondies non seulement en philosophie, mais en mathématiques et en physique. Je viens de lire quelques chapitres de cet ouvrage dans lequel l’auteur ressuscite Newton, cette grande figure de la sciences des XVIIème et XVIIIème siècles qui est, avec Galilée, le fondateur de la méthode expérimentale et qui s’oppose ainsi à Descartes qui avait voulu faire jaillir tout le savoir humain de la puissance de son cerveau alors que Newton mettait en lumière le rôle de l’expérimentation, de l’interrogation de la nature. Instruit par cette méditation et entraîné par l’enthousiasme de son cadet, Léon Bloch devait, à partir de 1912, s’associer à son frère Eugène pour étudier les spectres des atomes: pour participer avec lui à cette épopée de l’exploration des radiations ultraviolettes, cette avancée dans un champ de recherche vierge qui ressemble par bien des points à l’exploration d’un continent inconnu. Et ils devaient dans cette voie, eux et leurs élèves, faire œuvre de pionniers en précisant les méthodes qui permettent de distinguer les spectres des différents ordres d’un même élément. Cette œuvre interrompue par la première guerre mondiale, ils l’ont poursuivie de 1918 jusqu’en 1940 lorsqu’une nouvelle et brutale guerre vint mettre un terme à leur recherche féconde. Et c’est ici le bon moment de dire un mot de ceux qui ont été leurs collaborateurs et leurs élèves et parmi lesquels je trouve mes contemporains:  professeur Déjardin qui devait accueillir plus tard, sous l’occupation hitlérienne, les frères Bloch dans son laboratoire de la Faculté de Sciences de Lyon, mon confrère Maurice Ponte de l’Académie des Sciences, notre camarade René Dechêne devenu inspecteur général de physique, notre camarade Félix Esclangon, physicien de grande valeur dont la carrière a été interrompue brutalement en 1956 par un tragique accident (qui devait l’arracher à la vie devant l’amphithéâtre rempli de ses étudiants) et enfin Monsieur le Recteur Maurice Bayen, qui a commencé en 1923 sa carrière de chercheur scientifique en étudiant sous la direction du maître Eugène Bloch les spectres d’étincelle de l’argent, du mercure et du tungstène dans ce vieux et poussiéreux laboratoire de physique qui nous était cher et qui n’existe plus. D’autres ont fait, dans la suite,  sous la direction d’Eugène Bloch, leur apprentissage de physicien et de spectroscopiste, citons en particulier M. Pierre Mesnage qui dirige actuellement l’École de Chronométrie de l’Université de Besançon et M. Jean Roig qui, après avoir formé à son tour des spectroscopistes à la faculté des Sciences de Lille, enseigne actuellement à celle de Montpellier.
Dans ce défrichage d’un continent inconnu en physique, l’exploration des spectres des atomes dans ce domaine encore peu exploré de l’ultraviolet qui s’étend des longueurs d’onde du spectre visible aux longueurs d’onde mille fois plus petites des rayons X, d’autres chercheurs français et étrangers avançaient en même temps que ceux du laboratoire de l’École Normale. Je ne voudrais citer qu’un seul: le physicien Fernand Holweck, d’origine alsacienne, lui aussi tombé au champ d’honneur de la résistance, assassiné par la Gestapo en décembre 1941.
Pour apprécier l’œuvre des frères Bloch dans cette voie, laissez-moi citer un seul témoignage, celui du grand spectroscopiste suédois Bengt Edlén, professeur à l’Université de Lund, qui a identifié les raies de la couronne solaire et que j’ai rencontré pour la première fois en 1946 au congrès de spectroscopie d’Amsterdam. Voici ce que m’écrit Edlén dans une lettre dont je voudrais vous lire la traduction française:
"e vous suis très reconnaissant, cher collègue, de m’informer de la cérémonie qui se tiendra à Soultz le 31 août pour commémorer la vie et l’œuvre de Léon et Eugène Bloch. Vous me donnez ainsi l’occasion d’apprécier par ce bref message l’œuvre de pionnier des frères Bloch dans la spectroscopie de l’ultraviolet extrême.
            Ils ont abordé très tôt ce domaine de recherche, leurs premières publications datant de 1914. À ce moment, cette région de l’ultraviolet extrême avait été rendue accessible par Victor Schumann en Allemagne et Théodore Lyman aux États-Unis, et les frères Bloch se sont élevés rapidement au rang des pionniers dans ce domaine. Après une interruption due à la première guerre mondiale, ils ont donné, à partir de 1920, une longue suite de publications du laboratoire de physique de l’École Normale Supérieure, donnant des descriptions de plus en plus raffinées des spectres atomiques d’un grand nombre d’éléments dans différents degrés d’ionisation. Lorsque j’ai moi-même abordé ce champ de recherches en 1932, les données les plus précieuses sur les spectres ultraviolets des métaux étaient ceux des frères Bloch. La grande qualité de leur travail a donné à cette œuvre une valeur permanente, et aujourd’hui encore, après 40 ans, nous consultons avec fruit les tables de longueurs d’onde publiées par les frères Bloch. Ils ont continué ce travail, avec de nombreux élèves jusqu’à la veille de la deuxième guerre mondiale. Ayant visité leur laboratoire à Paris en 1935, j’ai eu la bonne fortune de faire personnellement leur connaissance et j’ai été profondément impressionné par leur intégrité, leur enthousiasme pour la recherche scientifique, qui est à l’origine de l’excellence de leur travail. Je suis donc particulièrement heureux d’apporter ici mon témoignage sur la grande contribution de Léon et Eugène Bloch à la spectroscopie et je suis convaincu que ce faisant, je me fais l’interprète des spectroscopistes du monde entier."

            Voici donc le témoignage de Bengt Edlén de l’Académie Royale des Sciences de Suède.

            Permettez-moi maintenant de vous parler d’un autre aspect de l’œuvre des frères Bloch. Je vous ai dit tout à l’heure que leur travail de spectroscopie avait été interrompu par la première guerre mondiale. Pendant ces années de guerre, le laboratoire de Physique de l’École Normale Supérieure s’est mis au service de la défense nationale, et son directeur, Henri Abraham, a coopéré avec le général Ferrié pour développer la Radiotélégraphie militaire. Cette période a été scientifiquement féconde puisqu’elle a conduit à la création d’appareils nouveaux et précieux comme l’oscillographe magnétique et surtout cet appareil baptisé "multivibrateur"qui a permis de mesurer avec une précision inégalée jusqu’alors la fréquence des oscillations électriques de haute fréquence. C’est pour cette activité ingénieuse au service de la nation que les frères Eugène et Léon Bloch ont été élevés, au titre des inventions, à la dignité de chevaliers de la Légion d’Honneur.
Nous autres, entrés à l’École Normale avec la promotion 1921, nous avons connu le reflet de cette activité. Le laboratoire de physique où nous allions faire nos exercices de travaux pratiques était rempli d’appareils de T.S.F., datant des années de guerre, et plusieurs de nos manipulations étaient consacrées aux propriétés de la lampe à trois électrodes. Je me souviens qu’au cours de ces manipulations, Eugène Bloch était venu personnellement nous expliquer les propriétés de cette lampe merveilleuse, et l’on sentait qu’il le faisait avec un plaisir particulier. Aujourd’hui où la lampe de T.S.F. a cédé l’empire à celui des transistors, nous ne devons pas oublier que c’est elle qui a permis, après 1918, l’essor de la radiotéléphonie.
Je vous ai parlé de la contribution des frères Bloch à la recherche scientifique de leur temps. Mon exposé serait incomplet si je ne vous disais un mot d’un autre aspect de leur activité scientifique, leur activité d’enseignants.
Je vous ai déjà cité l’ouvrage de Léon Bloch sur la Philosophie de Newton, ouvrage dont la valeur didactique est due à l’autorité de son auteur en matière de philosophie et en matière de connaissances scientifiques, qualités qui sont rarement réunies en une seule et unique personne. Nous devons aussi aux qualités d’exposition de Léon Bloch deux autres ouvrages d’enseignement: un précis d’électricité théorique et la rédaction d’une conférence - rapport sur les potentiels de résonance et d’ionisation des atomes. Lorsqu’on parcourt ces ouvrages d’une clarté remarquable, on ne peut que regretter qu’un homme aussi doué pour l’enseignement que Léon Bloch ait dû se contenter durant toute sa vie d’un poste d’assistant à la Sorbonne. C’est sans doute sa modestie d’une part, et d’autre part le prix qu’il attachait à la coopération scientifique avec son frère qui l’ont empêché de quitter Paris pour poursuivre en province une carrière universitaire qu’il aurait méritée.
Sur ce point son frère Eugène a eu plus de chance que lui, puisque de professeur au lycée Saint-Louis à Paris, il a pu accéder directement à une maîtrise de conférence à l’École Normale Supérieure et à une chaire de physique à la Sorbonne. Pouvoir arriver ainsi directement à l’Université de Paris sans être passé par la province était, à cette époque, chose exceptionnelle. C’est à ses qualités exceptionnelles d’enseignant qu’Eugène Bloch a dû cette ascension. Il était, en effet, un merveilleux professeur, et il nous a légué les fruits de son enseignement dans deux ouvrages qui sont destinés à lui survivre longtemps: le petit livre sur "La théorie cinétique des gaz", de la collection Armand Colin, livre de chevet de plusieurs générations de physiciens, et enfin le livre qui contient la quintessence de son enseignement en Sorbonne et qui est son véritable testament scientifique: "La théorie des quanta ancienne et nouvelle."
L’ambition d’Eugène Bloch était de faire connaître en France, où les réticences étaient fortes et nombreuses, cette théorie si féconde des quanta, mais d’origine essentiellement germanique et scandinave. Il a été, hélas, bien mal récompensé.
Privilégiés ont été ceux qui ont bénéficié non seulement de l’étude de ses livres, mais de son enseignement oral; et c’est ici le moment pour exprimer ma reconnaissance personnelle et pour dire tout ce que je dois personnellement à l’enseignement d’Eugène Bloch, ce que toute notre équipe actuelle de recherche doit à celui qui a créé au laboratoire de Physique de l’École Normale le groupe de recherches de spectroscopie. C’est à Eugène Bloch que je dois l’initiation à l’atome de Bohr, c’est lui qui m’a orienté vers la lecture de ce livre de Sommerfeld "Atombau und Spektrallinien" qui a été pour beaucoup de jeunes physiciens la source d’inspiration des travaux modernes de Physique Atomique.
Je n’ai pas eu, comme d’autres, le bonheur de m’initier à la recherche sous la direction personnelle d’Eugène Bloch, puisque c’est en province, à Bordeaux, que j’ai fait mon travail de thèse. Mais Eugène Bloch m’a fait l’honneur d’accepter de faire partie de mon jury de thèse et d’être le rapporteur de celle-ci. Et je me souviens de ma légitime fierté lorsqu’un camarade d’école, qui était alors agrégé-préparateur, m’a confié qu’Eugène Bloch lui avait dit du bien de mon travail. J’attachais un très grand prix à ce jugement. C’était en 1936. L’année d’après, le maître Henri Abraham allait prendre sa retraite et Eugène Bloch, accédant au faîte de sa carrière universitaire, prit en main la direction du laboratoire de physique de l’École Normale Supérieure. Il avait déjà préparé cette tâche en discutant avec les architectes les plans du nouveau laboratoire de Physique qui, donnant sur la rue Lhomond, allait faire de l’École Normale un grand centre de recherche; et c’est avec orgueil qu’en 1939, il me montra le nouveau laboratoire qui venait d’être inauguré et qu’il me parla de ses projets d’avenir.

            Hélas, depuis 1933, une ombre s’était étendue sur l’Europe et le destin politique des nations devait intervenir tragiquement sur la destinée des hommes et les voies de la science. Sans doute, le régime de Hitler n’a-t-il pas eu le monopole de l’obscurantisme. La Russie soviétique a connu sous Staline la ridicule affaire Lyssenko et la chasse aux sorcières aux États-Unis, a assombri la carrière scientifique de Robert Oppenheimer. Mais nulle part, la haine de la science s’est manifestée d’une manière aussi ridicule, aussi stupide et aussi odieuse qu’en Allemagne hitlérienne. La magnifique école de Physique de Göttingen, centre d’éclosion de la mécanique quantique, dont le rayonnement avait assuré la gloire de la Science allemande, a été détruite en quelques semaines par le régime hitlérien: la théorie de la relativité et la théorie des quanta allaient être dénoncées comme "Sciences juives". Les meilleurs des savants allemands ont alors choisi l’exil: qu’il aient été juifs comme Albert Einstein, Max Born, James Frank ou Otto Stern, ou non - juifs comme Peter Debye et Erwin Schrödinger, ils sont partis. La Science allemande s’est suicidée et ce suicide a fait la grandeur de la Science américaine, l’Amérique ayant accueilli la plupart des exilés.
Mais avant que le régime national-socialiste n’amène l’Allemagne elle-même au suicide, il devait mettre l’Europe à feu et à sang, et la France a connu les années sombres de la défaite et de l’occupation. Eugène Bloch, atteint en 1941 par les lois raciales du gouvernement de Vichy, fut destitué de ses fonctions universitaires en même temps que son frère - les deux frères devaient trouver en zone dite libre, à la Faculté des Sciences de Lyon, auprès de leurs collègues Georges Déjardin et Max Morand, un lieu de répit de courte durée. C’est là qu’en juillet 1942 - allant faire passer l’oral du concours d’entrée de l’École Normale - j’ai vu Eugène Bloch pour la dernière fois. Lui, plein de résignation alors que son frère Léon donnait, je m’en souviens, libre cours à son indignation en lisant une poésie satirique qu’il avait composée sur le maréchal Pétain. Cette critique courageuse devait lui valoir d’être emprisonné, quelques mois plus tard, par le gouvernement de Vichy, et qui sait! Cette captivité lui a peut-être épargné un sort plus tragique. Puis sont venues les années les plus sombres, années à la fois de terreur et d’espoir, puisque les forces américaines avaient débarqué en Afrique du Nord, mais que la Gestapo régnait maintenant sur la France toute entière. Coup sur coup, nous apprenions les mauvaises nouvelles: l’arrestation, à l’âge de 75 ans, d’Henri Abraham avec sa fille qui refusait de se séparer de lui, leur déportation, puis le silence; le guet-apens dont fut victime l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand et la déportation à Buchenwald des professeurs et des étudiants; enfin cette heure sombre où Henri Bruck, l’un des meilleurs élèves d’Eugène Bloch, vint m’apprendre, les larmes aux yeux, l’arrestation d’Eugène Bloch par la Gestapo. Hélas, Eugène Bloch, lui aussi, devait disparaître dans la nuit d’Auschwitz. Notre École Normale elle-même ne devait pas être épargnée, puisque nous y avons connu deux descentes successives de la Gestapo, en février et en juillet 1944, et que son directeur-adjoint, Georges Bruat, devait être enlevé pour mourir au camp de concentration lui aussi.

            Après la libération de Paris, nous eûmes au moins la satisfaction de voir revenir au laboratoire Léon Bloch. Mais il faut bien le dire: il n’était plus que l’ombre de lui-même. Pauvre âme désemparée, miné par le chagrin de la disparition de son frère, chagrin auquel il n’a pas survécu puisqu’il devait mourir peu après, en 1947.
Eugène et Léon Bloch ne sont plus, mais ils restent vivants dans notre esprit, dans notre cœur, tels que nous les avons connus et tels que je voudrais, en terminant, encore une fois les évoquer devant vous.

            Unis par des liens fraternels et par une collaboration scientifique intime et quotidienne, ils étaient pourtant bien différents l’un de l’autre. Mme Eugène Bloch voudra bien me pardonner si j’ose rappeler que, dans le langage à la fois irrévérencieux et affectueux que nous avions hérité des générations de Normaliens qui nous avaient précédés, nous les appelions grand U et petit U.
Quelle était l’origine de ce sobriquet? Je me le suis demandé. Eugène Bloch nous faisait, en première année d’École, un cours d’initiation à la thermodynamique et il lui arrivait souvent d’écrire au tableau noir la lettre majuscule U, symbole de l’énergie. Et si nous l’appelions lui-même par cette majuscule, n’était-ce pas parce qu’il symbolisait pour nous "l’énergie créatrice"? Quoi qu’il en soit, ce sobriquet caractérisait bien les rapports qui existaient entre les deux frères.
Eugène Bloch, le grand, grand et imposant de stature physique comme le grand homme qui dirige actuellement les destinées de la France. Moi, qui me flatte de ne pas être trop petit, en face de lui, j’étais obligé de regarder vers le haut, alors que son frère, était -comparé à Eugène - de petite taille. Et Léon Bloch certainement était le premier à admettre que, sur le plan scientifique aussi, Eugène était le grand frère, celui qui, dans cette coopération fraternelle, était le guide et l’inspirateur. Et cependant, Léon, cet petit homme effacé et timide, qui s’était mis sous l’aile de son grand frère et qui, devenu solitaire, cachait sa peine sous un air bourru et renfrogné, je n’ai su que longtemps après sa mort l’âme délicate, la sensibilité vibrante qu’il cachait en lui avec beaucoup de pudeur mais qui se révèle dans ses poésies.
Les frères Eugène et Léon Bloch, venus d’Alsace, ont donné à une vingtaine de générations de Normaliens l’exemple d’une vie dévouée, avec amour, à la patrie, à cette patrie française à laquelle l’Alsace est tant attachée, à cette France généreuse et libérale, remplie de soif de justice qui, atteinte elle-même aussi du mal de l’antisémitisme - rappelez- vous l’affaire Dreyfus - a su vaincre le démon.

            Eugène et Léon Bloch nous ont donné l’exemple d’une vie dévouée, avec enthousiasme, à la Science et à sa mission humaine,
La vision de cet exemple, nous voudrions pouvoir la transmettre à ces jeunes générations qui, ici, dans ce collège, vont s’initier au savoir et à la culture.

Alfred KASTLER
Prix Nobel de Physique

 

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