Rovinsky Bernard, Simon et Jacques

Les deux documents qui suivent sont extraits de "Nous sommes 900 français" d’Eve-Line Blum-Cherchevsky.

Témoignage de Marianne Picard, Jérusalem, ancienne colmarienne.

            878 hommes quittèrent Drancy par le convoi 73, le 15 mai 1944, vers Kaunas et Reval. Parmi eux, une personnalité tout à fait exceptionnelle, Bernard Rovinsky, âgé de vingt ans et quelques mois.
Il était ni de ma famille, ni de mes amis, ni même mon maître et pourtant je tiens à ce que ce merveilleux livre parle de lui.

Bernard Rovinsky

Bernard Rovinsky, né le 11 novembre 1923 à Sväty Jur (Slovaquie) arrive tout petit avec sa famille dans ma ville natale, Colmar (Haut-Rhin) où il passera son enfance et son adolescence. Il est le troisième enfant d’une famille admirée par toute la Communauté; son père, Ephraïm Rovinsky, "Cho’het" et "hazan", attirant le regard par sa grande barbe, était connu pour sa stricte orthodoxie. Sa maman, Yolande, était admirée pour sa bonté, sa façon d’accueillir les déshérités, son sens pédagogique. Ils donnèrent à leurs sept enfants une éducation juive sans concession, dans la fierté de leur identité. Je n’avais que neuf ans et j’étais fascinée que l’on puisse être juif avec fierté et enthousiasme comme l’étaient les enfants Rovinsky!
Bernard était un garçon très intelligent, fort en mathématiques. Il était élève, comme ses frères et sœurs, du lycée de la ville, tout en ne fréquentant pas l’école le chabbat et les jours de fête, ce qui était rarissime avant 1939.
Mais ce qui était tout à fait remarquable, c’était son niveau d’études juives qui le plaçait bien au-dessus du niveau de ses camarades. Il prenait des cours particuliers, quotidiennement, avec le Grand Rabbin Ernest Weill.
À ses capacités intellectuelles, il alliait une forte personnalité. Il avait un fort impact sur ses camarades à qui voulait communiquer son amour pour la Thora et le Talmud. C’est ainsi qu’en 1939 (Bernard avait seize ans) il proposa à mon futur mari, jeune garçon de quatorze ans, issu d’un milieu traditionaliste mais peu enclin à l’étude juive, de l’initier à l’étude de la michna. Bernard Rovinsky devint le maître et l’ami de Bernard Picard, et de cette rencontre naquit l’engagement de mon mari dans la voie du judaïsme orthodoxe et militant.
Pourtant, Bernard Rovinsky ne se prenait pas au sérieux. Il avait le sens de l’humour et, soixante ans après, mon mari me rappelait souvent son enseignement et ses jeux de mots.
Bernard était un chef; il serait devenu un grand Rav.
Replié à Limoges en 1940 avec sa famille, il continue à étudier et à enseigner. Puis, ayant entendu parler du Rav Chneerson, homme charismatique, d’un judaïsme dynamique, d’une foi débordante, il le rejoint en 1943 dans l’Isère et devient enseignant et éducateur dans les maisons d’enfants dirigées par le Rav Chneerson.
La situation s’aggravant, les jeunes sont répartis dans différentes maisons aux environ de Voiron. Bernard devient le chef et le responsable de l’éducation et des études juives d’une de ces maisons, située dans un petit hameau, "la Martellière", qui héberge seize jeunes.
Le 22 mars 1944, Myriam, une sœur de Bernard, conduit ses deux petits frères, Simon (14 ans) et Jacques, le petit Toto (7 ans) chez Bernard qui les retient pour la nuit.
Vers trois heures du matin, quatre membres de la Gestapo, accompagnés de quatre miliciens français, arrêtent les seize jeunes habitant la maison, dont les trois frères Rovinsky. Les quatre plus âgés sont déportés par le convoi 73. Les autres, dont les petits frères de Bernard, seront déportés à Auschwitz par le convoi  71.
Les trois frères Rovinsky disparaîtront à jamais dans les camps de la mort.

Une lettre de Bernard Rovinsky, envoyée de Drancy, début  mai 1944

"Chers amis,
       J’ignore si vous avez reçu ma lettre précédente: j’espère que oui. Nous sommes encore toujours ici et je m’étonne que vous ne donniez aucun signe de vie. Je me fais beaucoup de mauvais sang pour votre santé, surtout de ma chère Imy et compagnie, et du patron. Que s’est-il donc passé depuis, chez vous? Restez courageux et persévérants, la fin sera si belle qu’elle plongera le début dans l’oubli. Je rêve surtout de cette fin, je vois souvent mon amour de Toto assis sur mes genoux, les yeux à demi clos, en train de me poser des questions. C’est dans cette attitude que je me suis séparé de lui. Malheureusement je me suis réveillé le matin dans la dure réalité et la vie continue monotone, pleine de souvenirs amers mais aussi de brûlants espoirs.
       D’ailleurs, le contact avec la société qui nous entoure m’a appris beaucoup de choses, et si j’osais donner des conseils au patron, je lui recommanderais de persévérer malgré tout dans la voie grandiose qu’il s’est tracé et de maintenir ses intentions sacrées après la guerre. J’ai pu estimer  la valeur des "moyens", la valeur morale et spirituelle, leur courage, leur force, leur fin et surtout la sincérité de piété qui a rayonné dans l’entourage. Entre nos plus grands ennemis, aucun n’a prétendu que leur balancement rituel soit du Tartuffe. Sur une telle équipe, on peut fonder les plus grands espoirs pour l’avenir. Je suis plein de confiance et d’espoir. Soyez comme moi.
       Les livres me manquent et un peu de sucreries. Imy et sa santé me tracassent toute la journée; qu’elle soit courageuse et sûre que, dans un avenir prochain, nous serons tous réunis, trois hommes à la place de trois enfants. Priez pour eux.
       Je ne sais pas quand on part, donc envoyez-nous quelque chose le plus tôt possible. Soyez forts et fermes, confiants et courageux. Préservez vos santés. Ne vous laissez pas abattre. Cela nous abattrait bien plus que toute autre chose.
       Nos meilleurs vœux à mon patron et sa famille, à mes amis, et un baiser brûlant sur la joue creuse de Imy.
Boruch (Bernard) "

 

Jacques Rovinsky

Témoignage de Zvi Zahler, beau-frère des frères Rovinsky.

            Enfant réfugié de treize ans et demi, expulsé de Suisse, j’arrivai en France à la Yechiva du Grand Rabbin Ernest Weill à Strasbourg-Neudorf, fin 1938. C’est là que je rencontrai Bernard pour la première fois pendant les grandes vacances d’été.
La guerre éclata. Strasbourg fut évacuée. On se perdit de vue. Après maintes péripéties, je trouvai une "planque" à Limoges, à l’internat O.S.E. dirigé par Robert Lévy, beau-frère du Grand Rabbin Abraham Deutsch.
Je ne sais pour quel mérite je fus alors accueilli, voire adopté par la famille Rovinsky. Je fus d’abord très souvent invité les vendredis soirs. Ces tables de Chabbat étaient quelque chose d’unique, ne serait-ce que par la manière dont j’étais reçu.
Bernard recevait des cours privés de morale chez M. Perlstein, lui-même réfugié, ancien des grandes Yechivot de l’Est et grand talmudiste. Je fus spontanément invité à participer à ces cours, ce qui renforçait nos liens d’amitié. Bernard devint ainsi mon grand frère.
Nous fréquentions le lycée Gay-Lussac, lui étant déjà en classe de première. Un jour, en nous promenant, je demandai à Bernard de m’expliquer une formule algébrique que je n’avais pas comprise en classe. Sans papier ni crayon, il était capable de développer, séance tenante, toute la chaîne de raisonnements et d’équations qui menaient à cette formule, tout ceci avec une facilité étonnante, avec une lucidité stupéfiante, sans pour autant prendre des airs de professeur, toujours simple, jamais guindé en dépit de sa supériorité pourtant notoire.
Autre exemple: le Rabbin Deutsch avait crée à Limoges le P.S.I.L. (Petit Séminaire Israélite de Limoges). Bernard y était l’un des principaux enseignants. J’ai un souvenir très vif de ses cours. Jamais il ne s’asseyait au bureau devant la classe: il prenait place au milieu de ses élèves, copain, d’égal à égal.
Enseignant la construction du sanctuaire avec les commentaires de Rachi, mais sans aucune aide de matériel didactique tels les tableaux en couleurs ou les maquettes en miniatures qui sont légion de nos jours, il avait le don génial de créer dans nos têtes une vision claire, d’une plasticité inégalée, de ces objets sacrés, dans leurs plus menus détails, et ceci par la seule parole riche en images et comparaisons.
Bernard y donnait aussi des cours de morale et de non-médisance se basant sur les nombreux écrits de Hafetz Haïm. Jamais ses exigences sur ce plan ne contenaient trace de menace de "purgatoire". Elles s’appuyaient sur un raisonnement s’imposant par son bien-fondé logique. Les arguments étaient convaincants, ils s’adressaient autant au cœur qu’à la raison.

Simon Rovinsky
S. Rovinsky


Il semble que ses qualités de "leader" et d’enseignant étaient innées, et déjà dans les "gènes" de sa personnalité. Ma belle-mère Yolande Rovinsky rapporte que lorsqu’elle était enceinte de son frère cadet, Toto, Bernard, à peine Bar-Mitsvah, souhaitait que ce soit un garçon. Et pourquoi souhaiter un garçon? “Alors, je pourrai faire avec lui de la Torah et du Talmud…”
C’est ainsi que s’explique le fait que Bernard avait déjà fondé, à Colmar, un club de garçons, constituant dans ce cadre une véritable petite communauté juive en miniature avec toutes ses institutions. En faisaient partie Léon Amster, Sami Gassenbauer, Bernard Ehrenreich, René Banner et tant d’autres. Chacun assumait une fonction bien définie. L’un devait faire le Rabbin, un autre jouer le "Hazan", un autre encore faire le "Chammach" (bedeau), ou être responsable des cours de religion. Il y avait tout, sauf les ouailles simples, comme dans toute communauté normale. On jouait les offices. Bernard avait même dressé un grand tableau avec les statuts détaillés, comme il se doit pour toute communauté qui se respecte. Le but était atteint: la réaffirmation d’une forte identité juive et une forte motivation pour s’engager dans le travail de la communauté.
Ici, à Limoges, Bernard trouvait enfin le champ d’action qui correspondait à ses visions et à ses espoirs qu’il nourrissait depuis son enfance.
Revenons aux leçons, ou mieux, aux causeries de morale. Bernard ne se gênait pas non plus pour me faire des reproches sérieux, dans ses tête-à-tête intimes (pourquoi seulement à moi?). Par exemple, je ne devais pas assister aux réunions de jeunes mixtes où l’on chantait ensemble, bien que le Rabbin y participât. Il est certain que le Rabbin savait ce qu’il devait faire en ces jours sombres de la guerre, de menace croissante contre la communauté juive. Ces réunions sabbatiques fortifiaient les esprits et soudaient l’union des jeunes entre eux. Et ce qui dans une situation normale, était un péché, devenait, peut-être, dans les circonstances données, un devoir. Mais ceci - semble-t-il - n’était pas valable pour moi personnellement!
Quoi qu’il en soit, jamais personne n’aurait osé critiquer l’attitude sans compromis de ce jeune homme. Bernard était respecté et aimé par tout le monde.
Peut-être un dernier mot concernant l’humour fin et tout à fait spécial de Bernard. Ses blagues et ses bons mots, nés pour la plupart de la situation de pénurie générale et spécialement précaire pour la collectivité juive, tous réfugiés, savaient raffermir les esprits et les cœurs défaitistes, faire oublier les idées tristes. Mais jamais sa verve très spirituelle ne glissait dans le vulgaire. Il gardait sa noblesse discrète, sa simplicité et l’oubli de soi total dans n’importe quelle situation.
Sous tous ses aspects, le souvenir de Bernard est pour moi une phase lumineuse. Je mes sens très petit à côté de lui. Déjà cette seule prise de conscience m’incite au repentir.

Voiron, la rafle oubliée par Philippe Broussard.
Article publié dans "Le Monde" à l’occasion de la commémoration, à Voiron, de la rafle.

            Une nuit de mars 1944, dix-huit juifs étaient dénoncés et arrêtés dans l’Isère. Notre enquête révèle des éléments inédits sur cette rafle méconnue. Un rabbin aventurier, Zalman Chneerson, veillait alors sur une étonnante communauté d’enfants.
C’était une modeste maison, dans un village sans prétention. Pour s’y rendre, il fallait monter sur les hauteurs de Voiron, passer devant le lycée agricole puis tourner à droite, juste après le lavoir de La Martellière. Dans la cour, il y avait une tonnelle, une vigne. Au rez-de-chaussée, se trouvait la cuisine, chauffée par un poêle en fonte. Les deux chambres étaient à l’étage. Il a fallu attendre plus de cinquante ans pour que cette vieille bâtisse, aujourd’hui détruite et effacée de la mémoire locale, entre dans l’Histoire. Un demi-siècle de silence autour d’une rafle oubliée.
En 1944, dix-huit juifs, en majorité des enfants, s’y cachaient. Après leur arrestation par la Gestapo et la Milice, ils furent déportés vers les camps de l’Est. De leur destin tragique, il n’est resté aucun témoignage, aucun récit, juste quelques lignes arides, une sorte de bilan "chiffré", dans certains ouvrages de référence sur l’Holocauste. Le grand public, lui, n’a jamais eu connaissance de leur histoire.
Une étudiante grenobloise s’en étonnera, cinquante-deux ans plus tard, en 1996. Dans le cadre d’une étude sur le rôle des juifs dans la Résistance, Delphine Deroo consulte des documents mentionnant succinctement la rafle. Elle signale sa découverte à un ancien résistant, Herbert Herz, par ailleurs délégué régional du Mémorial Yad Vachem, chargé d’honorer les "justes" qui ont sauvé des juifs. Or, M. Herz, lui non plus, n’en a jamais entendu parler. À son tour, il se renseigne. Personne ne semble avoir d’informations sur cette affaire.
L’antenne grenobloise de l’association B’naï Brith entreprend bientôt des recherches, de même que la municipalité de Voiron. Philippe Vial, le maire (div.d.) mobilise ses services. Cette ville de 18 000 habitants veut connaître son passé, quel qu’il soit. Une cellule d’enquête se met donc à l’œuvre, réunissant M. Herz, Maurice Gnasia (B’naï Brith) et plusieurs employées de la mairie. Ces "enquêteurs" découvrent ainsi que La Martellière n’était en fait qu’une cachette parmi d’autres. Des dizaines d’enfants qui ont survécu s’étaient également réfugiés dans les environs. Cette communauté était dirigée par le rabbin Zalman Chneerson, décédé en 1980 aux États-Unis. Cet homme de convictions - il portait encore la barbe et un manteau noir en 1944 - vouait son existence à l’éducation religieuse.
Des appels à témoin permettent alors de retrouver plusieurs personnes, parmi lesquelles Fanny Vinograde, née Orlowski, l’ancienne secrétaire du rabbin. Chargée des problèmes d’intendance, elle se déplaçait de cachette en cachette, afin de ravitailler les différents groupes d’élèves. L’affaire de La Martellière l’a profondément marquée: son frère Léonard et son cousin Emmanuel figuraient parmi les jeunes arrêtés, probablement sur dénonciation.
Le témoignage le plus inattendu, et le plus émouvant, sera celui du seul rescapé de la rafle, Erwin Uhr. À Voiron, personne ne savait qu’il y avait un survivant! Cet homme d’origine hongroise était âgé d’une quinzaine d’années au moment des faits. Déporté à Auschwitz, il doit la vie à sa relative robustesse: "Les Allemands ont dû se dire que je pouvais servir à quelque chose en travaillant. Ils m’ont tatoué un numéro sur le bras, le 184 246. J’ai passé huit mois dans le camp de Gleiwitz, en Haute Silésie, jusqu’à la débandade allemande devant les Russes".  Libéré par les Soviétiques en janvier 1945, il rejoindra Paris en juin, dans un avion français. "Alors,  poursuit M. Uhr,  j’ai revu le rabbin et il m’a dit que j’étais le seul survivant."
Au cours de cette première phase de recherches, une autre personne se manifeste: Paul Jacolin, un agriculteur  âgé de quatre-vingt-sept ans. Il assure avoir hébergé vingt-trois juifs, dont le rabbin Chneerson et sa famille, dans une maison lui appartenant, à La Manche près de Voiron. M. Jacolin précise que la Milice avait effectué une perquisition à cet endroit en mars 1944. Selon lui, elle serait restée six heures, fouillant toutes les pièces, à l’exception de la cave, où il avait justement caché ses vingt-trois protégés. Le vieil homme affirme s’être débarrassé des dix miliciens en les saoulant avec son vin. Dans ces conditions, ne mérite-t-il pas la médaille des "justes"? Il suffirait pour cela d’un témoignage concordant. Malheureusement, ni Mme Vinograde ni M. Uhr n’ont souvenir de cet agriculteur. Pas plus que les autres personnes retrouvées en France et à l’étranger.
En attendant, les éléments réunis sur la rafle elle-même suffisent à organiser une cérémonie, le 14 septembre. Les anciens disciples et collaborateurs du rabbin Chneerson éprouvent à la fois émotion et soulagement. "Je gardais cela en moi depuis si longtemps…", confie Mme Vinograde. "Avec le temps, notre petite histoire s’était perdue dans l’océan d’horreur", admet David Liberman, devenu grand rabbin d’Anvers (Belgique).
La maison de La Martellière ayant été détruite, la plaque commémorative a été posée sur le mur du lycée voisin. Seize noms y sont gravés. Le dix-septième, Marcel Gryc, aurait réussi à s’évader. Il serait mort en Israël, en 1948. Les média ont largement relaté  l’arrestation des enfants à la suite d’une dénonciation et la courageuse démarche de Voiron pour connaître son passé. Bien des questions demeurent en suspens: Qui était Zalman Chneerson? N’a-t-il laissé aucun document? Que s’était-il passé avant la rafle? Comment confirmer les dires de M. Jacolin? Cette enquête complémentaire mène dans l’Isère, en Suisse, mais aussi à Anvers, chez M. Uhr, et enfin à New York, puisque le rabbin a légué ses archives à l’YIVO, un centre de documentations de Manhattan. De plus, ses enfants vivent toujours à Brooklyn. Avant la cérémonie, la mairie de Voiron a d’ailleurs essayé d’interroger sa fille Hadassah. Âgée de seize ans en 1944, elle était susceptible d’apporter des précisions cruciales. Visiblement émue par cette résurgence du passé, elle avait refusé de répondre et n’avait pas non plus donné suite aux courriers du Yad Vachem, du B’naï Brith et de Mme Vinograde. Sollicitée par Le Monde, Hadassah Carlebach, née Chneerson, a finalement accepté de s’exprimer: "Mes filles m’ont reproché de n’avoir pas répondu. Moi aussi, j’ai regretté d’avoir mal accueilli ces gens-là, car ils ont fait un travail remarquable. Mais je n’ai jamais vraiment évoqué ce sujet. Mes enfants eux-mêmes attendent cela depuis longtemps …"

            Le mardi 28 octobre, elle nous reçut dans son appartement de Brooklyn. Ses filles et l’un de ses gendres étaient présents, munis de magnétophones. Trois autres personnes avaient également pris place autour de la table familiale: deux anciens élèves du rabbin, MM Bloch et Berney, ainsi que Cholomber Chneerson, son fils, âgé d’une douzaine d’années en 1944. "C’est la première fois depuis cinquante-trois ans que nous allons parler de cette période",  a confié Hadassah en préambule. La discussion allait durer plus de trois heures.

            Grâce à l’ensemble de ces témoignages et aux archives auxquelles nous avons eu accès, le passé se reconstitue en partie, à la manière d’un puzzle historique, révélant l’extraordinaire odyssée d’un groupe de juifs à travers la France de Vichy.
L’histoire ainsi dévoilée repose avant tout sur un rabbin au destin d’aventurier: Zalman Chneerson, un personnage étonnant, proche des ultra orthodoxes Loubavitch. Boiteux de naissance, il compensait sa faiblesse physique par une vivacité d’esprit peu commune. De l’avis général, l’homme avait du charisme, presque du charme, avec son sourire espiègle et ses lunettes de savant fou.
Né en Russie en 1898, il s’oppose aux communistes dès les premières années du stalinisme. En 1935, il parvient à fuir les persécutions du NKVD (ex-KGB) avec sa femme et ses deux enfants. En France, le jeune rabbin prend alors la tête d’un mouvement religieux, l’Association des israélites pratiquants (AIP). "Je suis loin de toute politique, la solution de tous les problèmes juifs est liée à la religion",  lance-t-il à ses détracteurs.
Lorsque la guerre éclate, la famille quitte Paris. Après un passage par Vichy, elle se rend à Marseille, où l’AIP poursuit ses activités. Le rabbin recueille des orphelins d’Europe de l’Est et du Nord. D’autres pensionnaires, tous israélites, lui sont confiés par des familles françaises. Travailleur infatigable, Zalman Chneerson envoie tant de colis et de lettres aux internés des camps français qu’il doit engager deux personnes pour l’aider: une secrétaire, prénommée Fanny, et un homme de confiance, le futur historien Léon Poliakov. Dans son livre L’Auberge des musiciens, celui-ci brosse un portrait contrasté du personnage: "Sa réussite tenait du prodige. À la longue, je n’ai pu supporter son fanatisme sectaire et intransigeant. Mais pendant des années, j’ai vécu à l’ombre d’un rabbin miraculeux; j’étais plongé en plein dans la source même de cette vitalité, de cette foi étonnantes."

            Vers la fin de l’année 1942, à l’heure des opérations antijuives de Marseille, le rabbin entraîne une soixantaine d’enfants vers le Gers. Il entretient des relations suivies avec les autorités départementales et la présence d’enfants juifs dans le village de Demu semble tolérée, au moins dans un premier temps. D’autant que Zalman Chneerson ne manque pas de ressources: il obtient des fonds auprès de l’Union générale des israélites de France (UGIF) et du Joint Committee, un organisme américain.
Au printemps 1943, la situation se détériore: Vichy traque les "apatrides". Zalman Chneerson donne le signal du déménagement. Les enfants, munis de faux papiers - le rabbin n’a pas son pareil pour s’en procurer - sont évacués par groupes restreints. En empruntant les lignes secondaires du réseau SNCF, ils parviennent dans l’Isère, un département sous contrôle italien. "L’Italie ne persécutait pas les juifs",  souligne Cholomber.
La communauté s’installe à quatre kilomètres de Voiron, au château du Manoir. Cette demeure du XVIIIème siècle, édifiée au milieu d’un parc, devient une "maison d’enfants", une sorte de pensionnat religieux. Dans le règlement de 1943, il est stipulé:
            "Tous les jours, M. le grand rabbin envoie quelqu’un faire une inspections dans toutes les chambres pour se rendre compte de leur propreté.
            L’enfant David Belk est nommé surveillant de la pièce se trouvant près des WC du rez de chaussée ainsi que des WC du premier étage;
            Tout le monde doit être couché à 22 heures. Tous doivent se lever à 7 heures, les petits à 7 h 30;
            Tous les enfants, les petits exceptés, doivent être à 7 h 30 dans la synagogue.”
Dans les hameaux environnants, les paysans connaissent ces "drôles d’étrangers". On leur livre des blettes, des pommes, des carottes… Les artisans effectuent des travaux au château.
Le rabbin se cache si peu qu’il inquiète son entourage par ses initiatives. Ainsi, il écrit à Pierre Laval - principal partisan des Allemands à Vichy - et lui expose sa solution au "problème juif"!  Un autre jour, il envoie une longue lettre à Joseph Goebbels. "J’ai même dû le dissuader d’aller voir Hitler à Berlin!" s’amuse Hadassah. D’après Léon Poliakov, le "rabbin miraculeux" voulait créer un "État supranational": "Tous les juifs d’Europe, déchus de leurs droits civiques, étaient appelés à devenir ses sujets, justiciables de ses cours de justice, imposables par son fisc."
Avait-il conscience des réalités du nazisme? Ses proches en sont persuadés. Mais d’autres admettent que le "patron" défendait des idées "farfelues". "En tant que "mécréante", je m’accrochais sans arrêt avec lui", insiste Fanny Vinograde. Et l’ancien élève Hermann Zahler (époux de Myriam Rovinsky, sœur des frères Rovinsky) de préciser: "Plusieurs familles lui ont reproché d’avoir fait courir des risques inutiles aux enfants. En réalité, il nous a sauvés. Physiquement, bien sûr, mais aussi en préservant notre identité juive."
Dans l’Isère, le rabbin n’entretient aucune relation avec la Résistance.
Il noue, en revanche, des liens étroits avec l’adjudant de gendarmerie A., qui traîne pourtant une solide réputation de "Collabo". Moyennant une généreuse "enveloppe", le gendarme voironnais s’engage à alerter les "°juifs du château". "Il l’a fait à plusieurs reprises", confirment Hadassah et Cholomber.
À la fin de l’été 1943, les troupes italiennes se replient de l’autre côté des Alpes et la région tombe sous contrôle allemand. Lors d’une mémorable expédition en car, Zalman Chneerson tente de rallier la Côte d’Azur avec soixante "séminaristes". Las! Il est trop tard: les Allemands tiennent Nice! Afin d’aider le rabbin, Léon Poliakov lui présente l’une de ses amies, May Charretier. Cette jeune Bordelaise, résistante de la première heure, organisera le retour des enfants à Voiron. Mais, comme il devient trop dangereux de rester au château, le rabbin va louer, sous des noms d’emprunt, quatre ou cinq maisons isolées. Ainsi dispersés, les enfants seront en sécurité. Dans le même temps, Melle Charretier essayera de faire passer les plus petits en Suisse.
La prudence s’impose d’autant plus que la Milice dispose d’une section voironnaise redoutée. Composée d’une trentaine d’hommes, elle est dirigée par Ernest Jourdan, chauffagiste de profession. Les Allemands sont également très actifs. Le 15 février, la Gestapo débarque au château et arrête la seule personne présente: Jacob Uhr, père de Karl et Erwin. Il mourra en déportation.
À cette date, les enfants sont déjà à l’abri dans différentes cachettes. L’un des groupes a emménagé à La Manche, dans une ferme appartenant à la famille Jacolin. Sur ce point, les archives sont formelles: l’agriculteur a bien hébergé le rabbin et les siens. "Nous nous souvenons de ce monsieur et de sa femme, ils ont pris des risques pour nous aider",  indiquent les enfants Chneerson.
Un autre groupe de dix-huit personnes se cache dans une maison louée à un grossiste de fruits et légumes, à La Martellière (commune de Voiron). Le benjamin a sept ans. Il se prénomme Jacques, mais les autres le surnomment "Toto". L’un de ses deux frères, Bernard Rovinsky, fait figure de "chef". Il a de l’autorité sur ses camarades. La seule femme est Marie Bugaski, la cuisinière polonaise, qui vit là avec ses frères, Isidore et Abraham. Par prudence, les enfants sortent peu, seulement pour aller aux toilettes ou chercher du bois. Les grands, âgés de dix-huit à vingt et un ans, leur enseignent le français et la Torah, le livre sacré.
La vie clandestine s’organise. Les petits apprennent à se taire, à ne jamais faire de bruit. Plusieurs adolescents font la navette d’une maison à l’autre, par les sentiers de montagne. Seuls, les voisins peuvent déceler leur présence. À La Martellière, la ferme la plus proche est celle des Bonvallet. Raymond, le fils, avait une dizaine d’années: "Les gens disaient que c’était une sorte d’école. Je me souviens juste d’un petit Simon, qui venait me demander des outils."

            Arrive alors la troisième semaine de mars 1944, marquée par trois dates décisives. Sans qu’il soit possible d’établir un lien direct entre ces événements, la rafle apparaît nettement comme l’ultime étape d’une traque lancée quelques jours plus tôt.
Le 16 mars, May Charretier est appréhendée par des miliciens à Voiron. La jeune femme parvient cependant à s’échapper et à grimper dans un train pour Lyon. On la retrouvera ensuite à Toulouse, où elle s’illustrera dans la Résistance. Sa brève arrestation à Voiron est révélatrice de la tension qui règne alors en ville. Une équipe lyonnaise renforce depuis peu la Milice locale. Ce groupe extérieur, présenté comme la "Brigade spéciale antisémite", est responsable de nombreuses exactions en ce mois de mars: pillages, tortures, extorsions de fonds…

            Le 17 mars, le rabbin Chneerson et ses protégés de La Manche connaissent une première alerte. Les gendarmes de la commune voisine, Moirans, débarquent dans la maison louée à M. Jacolin. Six jeunes juifs s’enferment aussitôt dans la cave, de peur d’être réquisitionnés pour le service du travail obligatoire (STO). Les gendarmes fouillent les lieux pendant cinq heures, sans les trouver. Mais ils cherchent aussi de l’argent, car le bruit court que le rabbin cache une fortune! "De l’or dans un seau à merde", prétend la rumeur. À défaut de trésor, les pandores découvrent trois personnes - l’enfant Nathan Berney, sa mère, et Mme Chneerson -, auxquels ils dressent un simple procès-verbal pour non déclaration de domicile. Faute d’avoir déclaré leur présence, Paul Jacolin devra payer une amende. D’après Cholomber, son père aurait "amadoué" les gendarmes avec l’aide de l’agriculteur.
Dans un document rédigé quelques jours plus tard, le rabbin précisera qu’après cette visite les "bobards les plus divers ont couru" et attiré "l’attention sur un juif chez qui on a trouvé des millions de francs". Zalman Chneerson semble également établir un lien entre ces "bobards" et la journée dramatique du 22 mars. Ce mercredi-là, deux événements vont se produire à quelques heures d’intervalle: une "descente" de la Milice à La Manche et la rafle de La Martellière.
Vers 18 h 30, six miliciens se rendent à La Manche. Qui les a prévenus? Le rabbin conclura par la suite à une "dénonciation". Seules trois personnes se trouvent dans la maison: M. Jacolin, Mme Chneerson  et un ouvrier polonais employé par la communauté. Conduits dans une villa occupée par la Milice, Mme Chneerson et l’ouvrier sont torturés. Dans un texte archivé à New York, le rabbin revient sur cet épisode: "Les quarante-huit heures qui suivirent son arrestation, elle (sa femme) ne reçut en tout et pour tout comme nourriture qu’un morceau de disque phono, du savon, du sel pur, pour qu’elle avoue où j’étais. Elle prétendit que j’étais en Suisse, c’est alors seulement, devant ses affirmation répétées, qu’on finit par la relâcher. Ils pillèrent en même temps la maison et emportèrent tout ce qu’ils trouvèrent."
Mme Chneerson sera relâchée deux jours plus tard. Sa fille explique ainsi sa libération: "Les miliciens comptaient probablement la suivre jusqu’à mon père, mais elle a réussi à nous rejoindre après avoir marché des heures et des heures"
À notre connaissance, le rabbin n’a jamais été arrêté, en dehors d’un contrôle de domiciliation. Jusqu’à la libération de Voiron, en août 1944, il se cachera avec ses proches chez des paysans dans le hameau Le Garcin.

            Revenons à la soirée du 22 mars. En pleine nuit, deux camions montent par le chemin de terre de La Martellière et se garent dans la cour. Erwin Uhr, le rescapé, garde en mémoire chaque mot, chaque geste: "L’un des hommes a frappé à la porte. Tout le monde dormait. Un grand est allé ouvrir. "Gestapo!", a hurlé l’Allemand. Les sept autres sont entrés avec lui. Il y avait quatre miliciens français parmi eux. Ils disaient:"“Mais ce sont des juifs!. Ce sont des juifs!" comme s’ils étaient surpris de ne pas trouver de résistants." Ils fouillent les pièces, retournent les matelas, vident les meubles.
Un à un, les enfants doivent grimper à l’arrière des camions: Bernard, Maurice, Karl, Erwin, le petit Toto… Dans le village, la rafle ne passe pas inaperçue. On entend le ronflement des moteurs, les cris des hommes, les pleurs des petits. "Ma mère m’a dit de ne pas allumer la lumière parce que c’était trop dangereux", témoigne le fils Bonvallet. "Le lendemain, le propriétaire a envoyé l’un de ses employés inspecter les lieux. Le jeune gars avait peur d’entrer. Comme je connaissais la maison, j’y suis allé avec lui. Tout était sens dessus dessous. J’ai pensé toute ma vie à cette histoire …"
Au même moment, le rabbin est en route pour La Martellière, avec un ou deux disciples des autres groupes. "Mon père voulait voir les enfants," explique Cholomber Chneerson. "Évidemment il ignorait ce qui se passait et ne savait pas que ma mère avait été arrêtée. Comme il avait du mal à marcher, ils ont pris du retard. Quand ils sont arrivés, toutes les pièces étaient vides. À quelques minutes près, ils auraient peut-être été arrêtés!"
À l’aube, une élève de la communauté se rend à son tour à la maison. Myriam, l’une des filles Rovinsky, vient chercher ses frères. "Normalement, raconte-t-elle, les deux plus jeunes, Simon et Jacques, ne logeaient pas à cet endroit. La veille, ils étaient juste venus dire au revoir à Bernard avent de partir en Suisse. Ne les voyant pas revenir, je suis allée là-bas. Pensant qu’ils s’étaient réfugiés dans les bois, j’ai appelé, crié, hurlé. On les avait emmenés."
Les dix-huit de La Martellière restent deux jours au siège grenoblois de la Gestapo avant d’être conduits au camp de Drancy. Trois semaines plus tard, le 13 avril, les onze plus jeunes et la cuisinière polonaise sont déportés vers Auschwitz par le convoi 71. Erwin Uhr, considéré comme apte au travail, les verra partir vers les chambres à gaz de Birkenau, sur ordre du bourreau nazi Mengele: son frère Karl (neuf ans), Simon et Toto Rovinsky…
Les "grands",  eux, passent quelques semaines à Drancy. Au début du mois de mai, Bernard Rovinsky, le frère aîné, écrit à ses amis encore cachés à Voiron: "Restez courageux et persévérez, la fin sera si belle qu’elle plongera le début dans l’oubli. Je rêve surtout de cette fin, je vois surtout mon amour de Toto assis sur mes genoux, les yeux à demi clos, en train de me poser des questions. C’est dans cette attitude que je me suis séparé de lui, malheureusement. Je me suis réveillé le matin dans la dure réalité, et la vie continue, monotone, pleine de souvenirs amers mais de brûlants espoirs. (…) Je ne sais pas quand on part, donc envoyez-nous quelque chose le plus tôt possible.  Bernard et les autres "grands" seront déportés le 15 mai, par le convoi 73.

            Que se passe-t-il ensuite, à la Libération? Ne cherche-t-on pas à identifier le - ou les - dénonciateur(s)? Quand Erwin Uhr revient à Voiron, en juillet 1945, la vie a repris son cours. La "maison d’enfants" fonctionne de nouveau au château. Le rescapé demeure pendant plus d’un an dans le centre-ville avec sa mère et son troisième frère. Il essaye vainement d’obtenir des informations sur la rafle. L’ancien résistant Blaise Giraudi, la "mémoire" voironnaise, n’à pas souvenir d’une enquête de police. "Jusqu’à 1996, je n’avais jamais entendu parler de cette affaire!", s’étonne-t-il. "Je ne comprends pas pourquoi le rabbin n’a pas sollicité nos réseaux! Nous l’aurions aidé!"
Trois personnes évoquent malgré tout une enquête dans l’immédiat après guerre. Fanny Vinograde, l’ex-secrétaire: "Des résistants m’ont interrogée".  Cholomber Chneerson": "La police a entendu le propriétaire de la maison qui ne savait rien.  Et Raymond Bonvallet, le fils des voisins: "Un couple a questionné ma mère. En partant ils ont dit: Il y aura bientôt un salaud de moins à La Martellière!" J’ignore s’il s’agissait de résistants ou de policiers." Les archives départementales pourraient peut-être fournir des indications à ce sujet.
Selon ses enfants, le rabbin Chneerson n’aurait "jamais soupçonné qui que ce soit". Surtout pas son informateur attitré, l’adjudant A., suspecté d’être un "collabo". Lorsque ce gendarme comparaît, après la guerre, devant un comité d’épuration pour "collaboration avec la Milice", Zalman Chneerson est même la seule personne (sur huit) à le soutenir, dans une déposition écrite datée du 15 septembre 1944: "(…) Quand nous sentions le danger de l’arrivée des Allemands au château du Manoir et étions obligés de chercher une cachette, je demandais parfois l’avis du chef de la gendarmerie de Voiron pour connaître son opinion sur la sûreté de cette cachette. Parfois, pour nous donner la réponse, il n’hésitait pas à se rendre lui-même sur place. Peut-on agir de façon plus française?"

            En mars 1947, le rabbin et les siens partent pour les États-Unis, où Zalman Chneerson ouvrira une école. La famille ne parlera plus jamais des années voironnaises. "Mon père a beaucoup souffert de la rafle, précise Hadassah, mais il était tourné vers l’avenir et ne regardait pas le passé. Ma mère, elle, en a un peu voulu aux enfants survivants qui n’ont pas été assez reconnaissants envers lui".
Seules les archives laissent deviner comment le rabbin a vécu cette période. Elles permettent de mieux comprendre la vie de la communauté, mais ne mentionnent pas l’histoire racontée par M. Jacolin sur une perquisition de la Milice. Aucun élément ne permet de confirmer que l’agriculteur a sauvé vingt-trois juifs, dont le rabbin et sa famille, en saoulant dix miliciens. Hadassah et Cholomber louent cependant le "courage":"Comme nous, ce monsieur a peut-être des défaillances de mémoire… Il doit confondre avec la visite des gendarmes, le 17 mars. Ce jour-là, six jeunes étaient effectivement cachés, mais nous n’avons jamais été à vingt-trois dans la cave. À nos yeux, cela ne change rien: il a pris des risques, nous témoignerons en sa faveur".

            Il resta à savoir si le rabbin a laissé une trace écrite de la rafle de La Martellière. Plusieurs lettres montrent qu’il a essayé de se renseigner sur le sort des victimes en s’adressant notamment à des rescapés du convoi 71. Après avoir donné la liste des enfants, il écrit: "Si ces renseignements sont insuffisants, je puis vous signaler que ces enfants, élevés pieusement, étaient pratiquants et faisaient leurs prières"”
Le texte le plus émouvant est destiné au préfet de l’Isère, Roger Homo. C’est une lettre manuscrite, rédigée dans la précipitation, quelques jours, voire quelques heures, après la rafle.
Le rabbin laisse entendre que ses ennuis (la visite des gendarmes, l’arrestation de sa femme, la rafle) sont dus aux "bobards" concernant sa prétendue fortune. Il implore la pitié du haut fonctionnaire: "Monsieur le Préfet, les larmes aux yeux je viens vous supplier de faire votre possible en faveur de ces enfants et de la mère de deux d’entre eux."
Nul ne sait si la préfecture de l’Isère a reçu ce courrier et si elle y a répondu.

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