Valdmann Mordka
Témoignage de David Valdmann, fils de Mordka Valdmann, 3 mai 2006
Mon père est né en 1902 à Kichineff en Bessarabie, province russe, devenue entre temps la capitale du nouvel état de Moldavie. Il a émigré en France au début des années 1920. L’instabilité de cette région, suite à la première guerre mondiale, n’augurait rien de bon pour les juifs, d’autant plus qu’un terrible pogrom avait eu lieu en 1903. Ma mère, Buna Rudi, serait arrivée en France en 1924.
Mes parents ont habité le 11ème arrondissement, au 38 rue Chanzy, dans un immeuble à usage artisanal, c’est-à-dire permettant aux ouvriers en chambre ou aux artisans, de travailler chez eux. Ce n’était pas rare dans ce quartier proche du Faubourg Saint Antoine. Ils avaient habité auparavant la rue des Écouffes, dans le 4ème.
Outre l’atelier, une assez grande pièce où il y avait une large table avec une "étagère"
au-dessus du plateau, et où l’on mettait les fournitures des commandes rapportées par ma mère. Une longue table étroite qui permettait les travaux de couture - une machine à couture Singer - un support pour le réchaud aux fers à repasser et une table de bois recouverte d’une toile cirée pour les repas. C’était la pièce principale où l’on vivait et travaillait.
Mes dessins d’école, je les ai souvent faits sur la rallonge de la machine à coudre, avec les risques de tâches de graisse, ce qui arrivait parfois.
En entrant, il y avait une étroite cuisine avec un évier. Pas de salle de bains, évidemment. Une pièce, le salon, avec quatre fauteuils et deux poufs. Une table d’acajou. Une cheminée et la salamandre que l’on allumait rarement.
Face à l’atelier, la salle à manger où l’on venait souvent l’hiver, on allumait rarement le poêle (la salamandre). J’y dormais sur le divan.
La dernière pièce contiguë à l’atelier était la chambre à coucher avec son armoire à glace et un lit où dormait mon frère Henri.
Les pièces desservies par un couloir : le chauffage était assuré par un poêle Godin, près de la salle à manger et la chambre, avec ses mètres de tuyaux que l’on enlevait après la période d’hiver pour enlever la suie.
C’est là que nous avons vécu paisiblement. Henri et moi nous allions à l’école. Henri et moi nous allions à l’école des garçons de la rue Titon, toute proche, seuls, car nous n’avions qu’à traverser la rue.
Pour nous, l’essentiel était d’être classés après les compositions mensuelles en tête de la classe. Avant la guerre, au premier jour de la rentrée, l’instituteur disposait les élèves par ordre alphabétique ; de ce fait, j’étais le premier mois placé au fond de la classe. Après les compositions du premier mois, les élèves étaient placés à partir de la première table face au bureau du "maître" (à l’époque, il n’y avait pas d’instit’ mais des maîtres) en fonction du rang de classement : les deux premiers au premier pupitre et derrière les suivants. Le maître avait toujours devant lui les meilleurs de la classe.
C’était ainsi et personne n’a jamais estimé ce système humiliant ou aberrant.
À cette époque, il fallait avoir le certificat d’études. Les élèves avaient alors 11 ans. Au-delà, les moins doués allaient travailler le bois et le fer. Bien sûr, ceux qui étaient passés en classe de "1ère " les regardaient de haut : on préparait le concours d’entrée au collège Arago, près de la Place de la Nation, ou le cours complémentaire qui pouvait mener après le brevet supérieur à l’école normale et au métier et au rang envié d’instituteur.
La vie, avant la guerre, n’était sûrement pas facile pour mes parents, mais je ne me souviens pas avoir souffert de cette existence faite de peu, n’ayant pas de point de comparaison, et parce que c’était comme ça! Personne, aucun enfant, aucun adolescent n’aurait imaginé, exigé, ce que leurs parents ne pouvaient leur donner.
Noël, c’était quoi Noël ? Nous n’en avions jamais eu l’explication, c’était le soir où l’on recevait un jouet, très simple, peu cher. De livres, il n’en a jamais été question. Les seuls que nous pouvions lire étaient nos prix de scolarité, que nous lisions jusqu’à ce qu’ils se réduisent en feuillets séparés.
De vie religieuse, il n’y avait que ma mère, certains soirs, qui allumait une bougie et priait. Sauf pour les grandes fêtes, le Nouvel An et Yom Kippour, peut-être, personne n’allait à la synagogue. Hanouka, jamais entendu parler. À Pâques, nous allions en général chez mes tante et oncle près de la Place Gambetta qui organisaient le repas du Séder. Comme Henri et moi nous nous étions toujours refusés à parler yiddish, c’était ma cousine Rachel qui posait les questions de l’enfant innocent.
Pour nous, la plus belle fête, c’était Pourim. La fête d’Esther dont nous n’avons jamais su l’histoire. Non, pour nous, Pourim c’étaient les délicieux "amantasche", les chapeaux d’Aman (c’est le traître, le maudit) que faisait notre mère. Que c’était bon !
Aussi bon, dans un autre genre, c’était le bouillon de poule avec les knöpfle (les boules de pâte faites avec de la farine de pain azyme) ou de la carpe farcie.
Moi, j’avais vu un film : "3 de Saint-Cyr", et j’avais décidé de préparer l’École, ce qui avait plongé la famille, centrale et périphérique, dans la stupéfaction et l’embarras. Un Juif, devenir officier, ça semblait bizarre. Ce n’était pas le souvenir de Dreyfus, dont personne, je crois, n’avait entendu parler, mais plutôt, de ce qui se passait en Russie tsariste.
À ma connaissance, personne n’a jamais estimé que c’était idiot. "Puisqu’il le veut…". Saint-Cyr, cela signifiait aller au lycée et aussi acheter des livres et des fournitures. Il fallait passer le concours des bourses.
À la rentrée scolaire 1939, la guerre avait été déclarée, beaucoup de professeurs étaient mobilisés : j’entrais donc, boursier à 400 F / an, en 5ème moderne, car il ne me semblait pas possible de rattraper l’année de 6ème en latin.
La vie précédant les catastrophes s’écoulait sur le même rythme. Mon père travaillait, pour une maison de costumes sur mesure "J… de New York" qui était sur les Grands Boulevards, Boulevard Montmartre ou Bonne Nouvelle. Ma mère allait chercher les commandes dont le prix variait en fonction du modèle ou de la catégorie. Il y avait de nombreuses contestations, le patron ayant la fâcheuse habitude de fixer le tarif à la catégorie la plus basse.
Mon père était spécialisé dans la confection
Notre drame familial a commencé un jour de mars 1941 le jour de la première rafle du XIème arrondissement; quand les inspecteurs de police sont arrivés, mon père était sorti. Ils ont dû dire qu’ils reviendraient.
Ils sont revenus pour bien faire leur travail. Mon père, comme la plupart de nous tous, à cette époque, ne comprenait pas ce qui était en train de se passer. A-t-il dit qu’il ne voulait pas se cacher? Mais, c’est étrange, 60 ans après, je me rappelle qu’il a dit "mais si on m’arrête parce que je suis Juif, ça je l’admettrai jamais!…"
Nous avons appris plus tard, qu’il était à Drancy. Comment avons-nous vécu, je l’ignore, c’est trop loin. Ma mère a perçu une allocation et il a fallu qu’elle trouve du travail.
Je sais qu’un jour elle a reçu de l’argent de personnes dont les maris étaient détenus à Drancy. Nous avons appris que notre père était à l’infirmerie du camp: il avait vendu ses rations pour nous envoyer de l’argent!…
De ces longs mois vécus dans l’angoisse pour ma mère, alors que nous étions préoccupés de notre scolarité, je ne me souviens que des faits épars:
- Des colis qu’envoyait ma mère, dans lesquels nous ajoutions des biscuits vitaminés distribués au lycée, et Henri, qui troquait des versions latines contre des biscuits en rapportait beaucoup.
- La carte de Noël, un courrier supplémentaire à l’envoi autorisé, avec un dessin naïf (ce qui était facile car nous étions nuls en dessin) et de bons vœux. Chose extraordinaire: cette carte lui a été remise et il a dû être le seul à en recevoir.
Et puis ce fut le silence: il avait été déporté. Bien entendu, personne ne savait où.
Lorsque les premiers et rares survivants revinrent, nous sommes allés à leur rencontre - comme bien d’autres. Et j’ai vu son nom sur une liste de déportés d’Auschwitz morts le 25 juillet 1942. Nous n’avions pas beaucoup d’espoir.
En apparence, rien n’avait vraiment changé. Notre père disparu, nous allions au lycée, Henri et moi, l’étoile jaune soigneusement cousue sur nos vêtements. Nous avons découverts que nous n’étions pas les seuls, mais cela ne nous a pas rapprochés, nous ne fréquentions personne. Notre mère recevait, rencontrait d’autres gens dans la même situation qu’elle-même. Nous continuions à voir notre tante Esther Kogan et sa fille Rachel, mon oncle était mort d’une crise d’urémie en début de l’année 1940.
Aussi paradoxal que cela paraisse, le mode de vie des gens n’avait pas été modifié. Avec notre conception de l’existence, avec ce que nous savons maintenant, cela parait invraisemblable, parce que nous connaissons la vérité.
Il y avait une union juive, qui était sous la coupe des Allemands - et qui avec toutes les autres a été mise en cause par Hannah Arendt -, mais je n’ai aucun souvenir de ce que pouvait y faire notre mère: chercher des renseignements, des aides?… mais elle n’avait que mépris haineux pour ces gens qui semblaient être des privilégiés.
Au lycée, la plupart des professeurs adoptaient une attitude prudente et n’évoquaient absolument pas la situation de ces mois pénibles. Mon professeur de physique-chimie, seul, faisait connaître son hostilité à la politique de collaboration, par de claires allusions. Allusions qui étaient soigneusement rapportées, sur un carnet, par un de mes "condisciples" dont le père avait une entreprise de camions, et était pro allemand. Avec quelques camarades de classe, nous lui avons demandé, à la fin d’un cours, d’être très prudent. Tous ses propos étaient notés: il allait faire attention.
Le professeur d’histoire et géographie était, lui, pour la collaboration et entre lui et moi, il y eut une parfaite inimitié. Son visage en face de lune me répugnait, et lui devait "enrager", car j’avais toujours été le meilleur.
Dès le premier cours, j’avais, sans le savoir, frappé un grand coup. Le programme du début de l’année était la Révolution. Abordant les causes de la Révolution et l’origine de la crise financière du royaume de France, il a demandé qui pouvait l’expliquer. J’ai levé le doigt, et debout, l’étoile jaune bien en évidence, j’ai répondu "à cause des dépenses nées de la Guerre d’Indépendance des Amériques". C’était la bonne réponse, et il m’a semblé qu’il avait été surpris, peut-être dépité, car j’ai dû ruiner ses effets oratoires.
À chaque composition, j’étais 2ème et mes camarades n’étaient pas dupes.
Vers le mois de mai ou juin, je suis tombé malade: une primo-infection des poumons: les radios montraient de belles taches blanches. Normalement, un séjour en préventorium s’imposait, mais c’était "verboten". J’ai donc été dirigé sur le sanatorium de Liancourt (Oise) avec les tuberculeux plus ou moins atteints.
À cette époque, le traitement de la tuberculeuse était encore rudimentaire, du moins pour nos yeux d’aujourd’hui: grand air, avec une chaise longue, l’après midi. Dans le cas des malades plus atteints, qui présentaient des "cavernes", c’était le pneumothorax, parfois l’ablation plus ou moins complète du poumon malade.
Tous les évènements du monde étaient parfaitement ignorés: la tragédie de juillet 1942, je ne l’ai apprise que beaucoup plus tard. Stalingrad? Pas su, ignoré…
Pourtant dans ce lieu fermé, isolé du monde extérieur, des rumeurs parvenaient, menaçantes: la sécurité des Juifs hospitalisés paraissait de plus en plus compromise. Je ne me souviens plus par quels moyens j’ai demandé à ma mère de revenir à Paris, mais j’ai quitté le sanatorium.
Ma mère était réfugiée au Pré-Saint-Gervais; elle travaillait. Elle a connu une personne qui s’occupait de cacher des Juifs: Henri et moi, nous ne pouvions pas rester en région parisienne. J’ai appris que ma tante Rachel Kogan et ma cousine Ruchla Esther avaient été arrêtées en juillet 1942 lors de la Grande rafle du Vel’ d’Hiv. La veille, ma cousine avait supplié sa mère d’aller se cacher, de quitter l’appartement. On ne saura jamais pourquoi ma tante a refusé, par résignation, on peut l’imaginer. Elles ont été déportées le 25 septembre 1942 par le convoi n° 37.
Sans doute un jour de juillet 1943, nous sommes partis pour Orléans, d’où nous avons été dirigés sur le camp de jeunesse de Nogent-sur-Vernesson.
Si mes souvenirs sont exacts, le camp se trouvait dans des bâtiments installés dans la propriété de la Tour du Pin, un poète. Patrice de la Tour du Pin a illustré ce nom, mais je n’en ai rien su, et je ne pense pas que les jeunes pouvaient être moins ignorants que nous. D’ailleurs, ce n’était pas le souci majeur du moment.
Ce qui importait, en dehors de la vie rude du camp de jeunesse, ou bien des choses nous étaient étrangères, la médiocrité, la vulgarité de ces jeunes, plus ou moins abandonnés, ou plutôt placés par leur famille, c’était la nourriture. Qu’allions-nous manger? Cela n’avait rien extraordinaire: à cette époque, chacun qui ne participait pas au marché noir, avait faim. Manger, était la préoccupation de chaque jour. Quel bonheur d’avoir pu manger avec quelques autres des pommes de terre sous la cendre, pommes de terre apportées par le cuisinier du camp; bonne soirée évidemment.
La vie du camp était rude; école de virilité, peut-être par le sport, les exercices physiques; une école d’apprentissage sous la direction de moniteurs. Lever de drapeau, le matin, amener du drapeau le soir, par tous les temps: endurcir les corps, c’était le but. Henri, trop jeune, n’avait pas ma chance, il avait été intégré dans une équipe; il avait épaté tout le monde en produisant un cube parfait dans le cadre des travaux pratiques, mais l’existence lui était dure.
Pour ma part, j’étais le secrétaire du chef du camp, un nobliau de Touraine, un "Jehan de…"? , qui avait été volontaire en 39 / 40 pour les corps francs. Cela ne l’avait pas empêché d’être collaborateur et de s’engager dans la Milice. J’avais pris soin en rédigeant nos fiches d’entrée, d’indiquer une adresse erronée; en fait pas tellement erronée, car elle a permis de nous sauver la vie: c’était l’adresse de l’immeuble dont la concierge était de la même famille que Paulette, laquelle était la compagne d’un type, Juif réfugié au Pré-Saint-Gervais, chez qui travaillait ma mère.
Au fur et à mesure de l’écoulement du temps, le bruit des difficultés des Allemands était devenu perceptible. Certains prenaient leurs précautions, affichaient moins leurs convictions ou leurs supposées convictions.
Sans que nous le sachions, les choses allaient se précipiter. Le cuisinier, de retour de Paris, était revenu ravi: il venait de s’engager dans la SS et il était plein d’admiration pour les Allemands: il avait particulièrement apprécié un plat de lapin, succulent, extra. Et il était tout excité à l’idée de sa nouvelle vie.
Je pense qu’en mars, ou avril 1944, je me suis vu accorder une permission de 15 jours pour voir ma mère. C’est peu après qu’un responsable du camp m’a donné rendez-vous pour m’expliquer qu’il ne fallait surtout pas revenir à Nogent-sur-Vernisson: la Gestapo était venue pour m’arrêter et, bien sûr, je n’étais pas là. À l’adresse indiquée sur une fiche la concierge a pu certifier qu’aucune personne ne figurait dans l’immeuble à ce nom.
Détail burlesque, il m’a demandé de renvoyer mon costume, un blouson et un pantalon bleu, qui devait être d’allure assez militaire, milice peut-être. Dans la situation de l’époque, c’était mon seul vêtement!
Bien sûr, j’ai téléphoné au camp de jeunesse de l’ouest où avait été dirigé Henri, mais je ne me souviens plus pourquoi et nous nous sommes retrouvés avec ma mère dans ce petit appartement du Pré-Saint-Gervais. À l’époque, c’était une banlieue très populaire, à l’habitat médiocre. Aujourd’hui, on dirait: des taudis. Mais ce n’était pas le souci majeur.
C’était : comment survivre, comment attendre le débarquement dont tout le monde pressentait l’imminence, comment manger. Les dernières semaines précédant la Libération furent épouvantables: il n’y avait pas grand-chose, et les tickets de rationnement n’étaient pas toujours honorés.
Comment avons-nous obtenu des cartes de rationnement? Ce sera toujours le mystère.
Sur le moment, nous avons vécu cette intrusion de la Gestapo, dans la crainte, l’accablement; si chaque jour passé était une victoire dont nous n’arrivions pas à goûter la saveur, rien ne garantissait la pérennité de cette clandestinité, mais une clandestinité au grand jour: nous fréquentions les voisins, nous sortions, pas trop loin, il est vrai.
Et je ne savais pas, évidemment, ce qui s’était passé au sanatorium. Tous les Juifs, ils n’étaient pas trop nombreux, moins d’une dizaine, estimaient que l’hôpital était leur refuge, sauf deux qui avaient quitté l’établissement. Un jour de septembre, si mes souvenirs sont encore valables, les Allemands ont envahi le sanatorium et ont arrêté tous ceux qui s’y trouvait encore, sauf un qui avait trouvé refuge chez l’intendant, qui a eu le courage de le cacher plusieurs jours, jusqu’au moment où sa fuite était possible.
Au Pré-Saint-Gervais, ou à Paris, je ne sais, nous avons été inscrits dans un établissement technique-, où les forts en culture physique étaient portés au pinacle. Je ne faisais pas le "poids et mes médiocres prestations en salle de gymnastique me valaient le mépris des autres, des forts.
Sauf qu’un jour, à un cours de mathématiques, le "professeur" dans sa démonstration de - ax - b = - ab, j’ai du l’interrompre en lui faisant remarquer que cela faisait + ab. Oui, c’est bien vrai, vous avez raison ! sous le regard médusé des autres…
Maigre succès, maigre consolation ; car l’atmosphère pesante, lourde, nous a fait quitter l’école.
Puis tout s’est passé très vite : le Débarquement, le piétinement des Alliés autour de Caen, le soulèvement de Paris. Le Pré-Saint-Gervais a voulu ses barricades en abattant quelques platanes. N’ayant pas eu à tirer un seul coup de feu, ces résistants furent les héros du lieu.
Nous sommes revenus à la rue Chanzy : l’appartement avait été vidé entièrement, les fils électriques coupés au ras du plafond. Nous avons récupéré les quelques meubles placés dans le grenier et grâce à la Ville de Paris, nous avons obtenu un lit, des chaises pliantes, une table (en bois blanc bien sûr).
Peu à peu, ma mère a revu des amis qui retrouvaient leur logement ; et de notre famille, il ne restait plus que mon oncle, ma tante du côté paternel. Leurs trois enfants avaient pu être envoyé aux États-Unis par je ne sais quelle organisation ; ils avaient toujours habité la banlieue et nous nous voyions peu. Puis notre tante de la rue des Boulets (11ème), veuve bien avant la guerre, qui durant toute la période de l’Occupation était restée dans son appartement de la rue des Boulets. De ses trois enfants, il ne restait que Léon. Ses deux filles avaient été arrêtées à la sortie du métro Nation, après l’heure du couvre-feu de 20 h imposé aux Juifs. M… pour quelques minutes… Ma tante ne s’en est jamais remise, et malheureusement Léon qui n’avait réussi qu’à passer le certificat d’études, ne lui donnait d’autres satisfactions que rester auprès d’elle.
Il fallait vivre. Ma mère a travaillé avec un tailleur de la rue de Chaligny, assez proche de notre rue. Henri a repris le lycée. Quant à moi, après une tentative malheureuse comme garçon de course, je restais sans travail, sans horizon, sans espoir. J’aurais accepté n’importe quoi pour partir de France.
Qui m’a conseillé d’aller voir la femme du grand Rabbin de Paris qui accueillait des types aussi déboussolés que moi, je ne sais. De l’entretien je ne me souviens, évidemment, de rien. Sauf qu’elle m’a conseillé de voir un service américain de recrutement. Celui qui m’a reçu a été désagréablement impressionné par mon costume: blouson et pantalon bleu, qui pouvaient ressembler, de loin, au costume du milicien. Bien sûr, j’ai argumenté, j’ai expliqué ce que j’étais, que mon père… etc. Et, bonheur! je suis embauché au service du fichier de l’armée américaine opérant en Europe occidentale. |