La France fut néanmoins le premier des pays européens à proclamer et appliquer l'égalité des droits (civiques) de tous ses habitants, juifs compris. Elle a été le modèle de l'émancipation des Juifs pour plusieurs autres pays pendant les décennies de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle, ainsi que de l'entre-deux-guerres. C'est en dépit d'une vague d'antisémitisme qui submergeait toute l'Europe sans épargner la France, qu'un juif, Léon Blum, a été porté en 1936 à la tête du gouvernement français. Cet événement a une signification plus que symbolique en ce qui concerne la normalisation de la relation avec les Juifs d'une grande partie de la population française. Il n'est pas superflu de souligner que les développements accompagnant l'affaire Dreyfus, un siècle après la Révolution française, avaient cristallisé l'affrontement entre les Français nostalgiques de l'Ancien Régime, préconisant l'exclusion des Juifs, et ceux attachés aux valeurs républicaines, donc à l'égalité pour tous. Ce sont ces derniers que l'épilogue de l'affaire a finalement renforcés, sans pour autant ébranler les convictions des antidreyfusards.
Jamais entièrement pacifié, cet affrontement a perduré, au point d'imprégner toute l'histoire de la IIIe République (1875-1940). Crises et périodes de latence se sont succédé. Or, dans le contexte du malaise économique et de la montée du nazisme, les années 1930 ont vu se développer en France dans un climat de crise généralisée une montée de l'antijudaïsme.
En dépit des traditions françaises d'hospitalité et d'aide aux persécutés, étrangers et réfugiés - 7 % de la population - furent tenus pour responsables du chômage. En 1938, le gouvernement publia des décrets prévoyant l'expulsion des étrangers "en situation irrégulière", leur éventuel internement dans des "centres spéciaux" et la déchéance de la nationalité française des naturalisés "indignes du titre de citoyen français".
Dans le même temps se développait irrésistiblement dans le public l'idée que les étrangers sont des Juifs et que les Juifs sont des étrangers. En 1939, les Juifs étrangers ne représentaient que 0,35 % de la population, et 6 % du nombre total des étrangers. Pourtant, les victimes de l'application des décrets de 1938, expulsés ainsi qu'internés dans des camps en France, furent en majorité des Juifs. Sur les 40 000 civils détenus dans les camps du sud de la France en mai 1940, avant l'offensive allemande, on comptait 28 000 juifs : ils constituaient donc non pas 6 % (ce qui aurait représenté 2 400 personnes), mais 70 % des internés ! Cette donnée souligne le comportement antijuif généralisé des fonctionnaires de la République préposés à l'internement des étrangers. L'arsenal des textes mis en place dans le cadre de la politique à l'égard des étrangers fut utilisé surtout à l'encontre des Juifs. Des Juifs qui - faut-il le rappeler? -, pourchassés par les nazis, avaient cru trouver un abri en France.
Après l'invasion allemande, l'armistice du 17 juin 1940 et l'instauration de l'État français à Vichy le 10 juillet, 30 000 juifs étrangers ayant servi dans l'armée française en tant qu'engagés volontaires furent démobilisés (sauf ceux qui étaient prisonniers de guerre en Allemagne). Sans transition, ils furent internés dans des camps, ou enrôlés d'office dans des Groupes de travailleurs étrangers (GTE). Ces mesures furent appliquées en vertu des décrets pris deux ans plus tôt par le gouvernement de la République, et non pas en vertu de nouvelles lois de répression antijuive, qui n'interviendront que plus tard, ni sous la pression d'exigences allemandes.
A l'heure où la guerre éclata, en septembre 1939, il y avait en France environ 300 000 Juifs, se répartissant ainsi : 110 000 Français depuis plusieurs générations, 70 000 naturalisés Français et 120 000 étrangers et apatrides. A ceux-ci s'ajoutèrent en mai 1940 près de 40 000 réfugiés juifs de Belgique, Hollande et Luxembourg, qui avaient fui sous le choc de l'invasion allemande. Aucune homogénéité dans cet ensemble, où le clivage essentiel séparait les autochtones des immigrés. En effet, la culture et le patriotisme français étaient devenus une seconde nature chez les Juifs autochtones. Si bien qu'ils étaient mal immunisés contre les sentiments de xénophobie qui avaient contaminé la majorité des Français. Les Juifs autochtones, Français de vieille souche, avaient, eux aussi, assez mal réagi devant l'arrivée de juifs réfugiés. De là à craindre que ces derniers ne risquent de compromettre leur propre sécurité, il n'y avait qu'un pas, que quelques-uns des Juifs français franchirent. C'est dire que cette communauté morcelée, guère courageuse et peu solidaire, était mal préparée à résister aux assauts d'éventuelles mesures de répression.
L'état d'esprit répandu parmi les Français, juifs compris, expliquait pourquoi aucun obstacle n'avait entravé la mise en place de décrets visant les étrangers et l'application de ces décrets de manière prioritaire contre les Juifs. Après cette "expérience" concluante héritée de la IIle République, les nouveaux détenteurs du pouvoir installé à Vichy étaient fondés à spéculer sur la passivité voire le soutien de l'opinion publique face à l'adoption d'une politique de persécution des Juifs.
Le maréchal Pétain et son gouvernement avaient opté pour la collaboration avec l'Allemagne. La victoire de cette dernière dans le conflit mondial en cours était tenue par eux pour certaine, tandis que la plupart des Français s'étaient ralliés ou résignés. Le 27 août 1940, Vichy promulgua une loi abolissant le "décret Marchandeau" du 21 avril 1939 qui réprimait la propagande antisémite dans la presse. Dès le 3 octobre 1940, fut publiée la loi portant statut des Juifs, selon lequel ceux-ci sont exclus de la fonction publique, y compris la justice, l'enseignement et l'armée, ainsi que de la presse et du cinéma. Un régime de quotas fut instauré, éliminant la plupart des Juifs de l'exercice des professions libérales. A Paris, les autorités d'occupation avaient, le 27 septembre 1940, publié l'ordonnance de recensement des Juifs et de l'apposition de l'affiche "Entreprise juive" sur la façade de tout commerce tenu par un juif. Le 29 mars 1941, le gouvernement instaura un Commissariat général aux questionjuives (CGQI) chargé, tel un ministère aux Affaires juives, d'exclure les Juifs de tous les secteurs de la vie nationale et de spolier leurs biens. Confié d'abord à Xavier Vallat, le CGQJ fut ensuite 6 mai 1942, dirigé par Darquier de Pellepoix. Cette date a marqué le passage d'une politique d'exclusion et de ségrégation à une politique d'élimination physique.
Ces mesures, appliquées sans délai, ne suscitèrent d'autre réaction que des lettres de protestation du grand rabbin de France et de celui de Paris, lettres non publiées, ni par leurs auteurs ni par leur destinataire, le maréchal Pétain. Pour la plupart, les enseignants juifs quittèrent leurs écoles et leurs chaires sans que nul de leurs collègues énonce un quelconque commentaire et sans la consolation, fût-elle virtuelle, d'un mot de sympathie, fut-elle platonique. Il en fut de même en ce qui concerne les magistrats juifs, les avocats juifs, les médecins juifs, etc.
Les victimes elles-mêmes de ces mesures s'y soumirent dans leur ensemble avec une surprenante discipline. De même que les Français dans leur quasi-totalité, les Juifs répugnaient à se mettre en infraction avec la légalité. Chacun était convaincu qu'il suffisait d'être "en règle" pour ne pas s'attirer d'ennuis de la part des autorités et assurer sa sécurité. C'est ainsi que tous, ou presque, se firent recenser, puis apposer le tampon "Juif" sur leurs cartes d'identité et d'alimentation. Les fonctionnaires Juifs quittèrent leur emploi sans broncher, exception faite de quelques discrètes protestations individuelles. Il en fut de même des avocats, médecins, journalistes, etc. A partir du 7 juin 1942, en vertu d'une ordonnance allemande, les Juifs de zone nord âgés de six ans et plus arborèrent l'étoile jaune cousue préalablement sur leur vêtement.
Aucune donnée sérieuse ne permet de déterminer, ou plus modestement d'évaluer le nombre des Juifs réfractaires. On s'accorde toutefois à considérer qu'il y en eut très peu. Les Juifs français, convaincus que les mesures antijuives de Vichy étaient entièrement imposées par les autorités occupantes, vivaient dans l'illusion que l'administration française protégeait leur sécurité. Quant aux étrangers, ils étaient déjà fichés en tant que tels par les services de police, ce qui handicapait sévèrement leurs chances de se soustraire aux contrôles.
Les Juifs français n'avaient pas réussi à regrouper les immigrés dans leurs institutions, comprenant surtout les associations du culte sous l'égide du Consistoire central, mais peu fréquentées. Les Juifs immigrés avaient créé leurs propres associations d'aide mutuelle, et à vocation culturelle ou politique. Mais qui, au demeurant, dans la France des deux premières années de l'Occupation, songeait à se mettre en infraction avec la légalité ? Des cas exceptionnels seulement se sont exposés aux poursuites visant les rebelles, les insoumis et les réfractaires. Presque personne n'avait encore perçu que si, pour un non-Juif, ne pas courir de risque n'exigeait que l'observance des lois et des ordonnances, c'est l'inverse qui était vrai en ce qui concerne les Juifs. Les pertes ont été sévères parmi les Juifs qui ont respecté la légalité. Les Juifs insoumis, réfractaires, entrés dans la clandestinité et résistants étaient eux aussi exposés à des dangers majeurs, mais pas plus que les non-Juifs ayant opté pour l'insoumission et la Résistance. Autrement dit, la meilleure chance pour les Juifs d'échapper à l'ennemi était de commettre une longue série d'infractions : se soustraire au recensement, ne pas porter l'étoile jaune, s'évader d'un camp d'internement, se camoufler à l'aide de fausses pièces d'identité achetées parfois au prix fort. Nous savons aujourd'hui que, pour accroître ses chances de survivre, un Juif devait plonger dans l'illégalité. Mais, à l'époque, percevoir clairement cette situation paradoxale exigeait une grande perspicacité.
Le premier convoi de déportation de Juifs vers l'est a quitté la France le 27 mars 1942. La destination véritable était tenue secrète, de même que celle des 72 autres convois expédiés jusqu'au 17 août 1944. Presque toutes les arrestations avaient été effectuées par la police, la gendarmerie et la milice françaises. De zone sud, le gouvernement fit partir vers Drancy des dizaines de convois de juifs ainsi livrés aux Allemands en vue de leur déportation vers l'est.
Le nombre des Juifs ayant survécu à la déportation de France n'est que de 2 560 sur un total de 75 721 déportés. La législation de Vichy visait certes à exclure les Juifs de la communauté nationale. Elle était appliquée contre des personnes dont le seul crime était d'être né. Et pourtant, ni cette législation ni aucune des lois et ordonnances françaises en vigueur ne prévoyait de livrer les exclus aux Allemands. Les autorités d'occupation ont certes pesé de tout leur poids afin de se faire livrer les Juifs pour les déporter. Mais elle n'avaient pas les moyens nécessaires pour réaliser leur volonté sans l'appui logistique et opérationnel de l'État français.
Il apparaît donc que presque chacun des Juifs de France victime de la Solution finale a été livré aux Allemands par les autorités françaises. En contrepartie, une proportion relativement élevée de Juifs ont survécu à l'Occupation, ce qui distingue la France de quelques-uns des autres pays occupés. Ces survivants, les trois quarts de la population juive d'avant l'Occupation, ont échappé à la déportation grâce à des Français.
L'état de l'opinion a certes évolué au long des années d'occupation. Les échecs militaires allemands à Stalingrad et en Afrique du Nord, le recrutement de jeunes Français pour le travail obligatoire en Allemagne ainsi que les arrestations massives et la déportation de Juifs se sont conjugués en 1942-1943 pour amoindrir le zèle des Français chargés d'appliquer la politique antijuive.
L'intensité des risques a varié suivant les phases de l'Occupation et en fonction du statut des zones découpant la France. Les Juifs de zone occupée étaient plus exposés que ceux de la zone sud. Non seulement parce que les ordonnances allemandes - par exemple celle prescrivant le port de l'étoile jaune - y aggravaient celles de Vichy et que des officiers allemands y exerçaient un contrôle direct, mais aussi, paradoxalement, parce que la majorité des Juifs de zone sud étaient des réfugiés. Éparpillés à travers d'innombrables villes et villages, il était malaisé de les localiser et d'enregistrer leurs éventuels déplacements, même lorsqu'ils ne se cachaient pas. La zone d'occupation italienne, couvrant huit départements du Sud-Est, du 10 novembre 1942 au 9 septembre 1943, fut une terre de refuge. Les autorités italiennes assurèrent la protection des Juifs, étrangers non moins que français aussi bien contre les mesures allemandes que contre celles du gouvernement français. Devant les protestations de Vichy, outré par les atteintes italiennes aux prérogatives de la souveraineté française, le consul général d'Italie à Nice, Alberto Calisse, riposta en affirmant la volonté de son gouvernement d'appliquer la même législation "que celle existant en Italie sur les Juifs, c'est-à-dire [ ... ] une législation humaine".
L'application des mesures visant les Juifs différait donc d'une région
à l'autre.
Elle a également changé avec l'évolution de la situation
générale. Le passage d'une politique d'exclusion à celle
d'élimination des Juifs, en 1942 a coïncidé avec les premiers
revers militaires allemands devant Léningrad et Moscou, ainsi qu'en Afrique
où l'armée anglaise tenait bon contre les assauts de Rommel. Le
doute s'installait dans l'esprit de nombreux Français convaincus jusqu'alors
que la victoire allemande serait inéluctable. L'entrée en guerre
des États-Unis, le 8 décembre 1941, porta atteinte, elle aussi,
au prestige des Allemands en France. Ce processus fut encore renforcé
par la publication à Vichy de la loi instaurant le Service du travail
obligatoire (STO) en Allemagne, en septembre 1942, et bien entendu par le débarquement
anglo-américain en Afrique du Nord suivi immédiatement de l'occupation
allemande de la zone sud, le 11 novembre 1942.
Or l'application de la "solution finale du problème juif ", c'est-à-dire l'élimination physique des Juifs, a commencé en France, on l'a vu, le 27 mars 1942, date du premier convoi au départ de la gare du Bourget-Drancy, transportant plus de 1 100 Juifs à Auschwitz. Des vagues d'arrestations massives de juifs se déroulèrent en zone nord les 16 et 17 juillet (rafle dite du Vel d'Hiv), et en zone sud le 26 août 1942. C'est alors que se manifesta une réaction de l'opinion publique, bien qu'elle ignorât encore que 45 convois avaient quitté la France vers Auschwitz en 1942, c'est-à-dire que 42 000 Juifs, au total, avaient déjà été déportés.
La presse écrite et la radio n'ont mentionné ni les rafles ni les déportations. Mais un archevêque, celui de Toulouse, Mgr Saliège, fit lire dans les églises de son diocèse, le dimanche 23 août 1942, une lettre pastorale, véritable cri de révolte, au nom de la morale chrétienne et de la morale humaine, contre toutes les violations des droits des Juifs, "nos frères" . Ce document, aussi bref que percutant, fut spontanément diffusé par tracts à travers la France entière. Il contribua à informer et à alerter l'opinion, plus efficacement que ne le faisaient les radios neutres et alliées, relativement peu écoutées.
L'ensemble de l'épiscopat avait manifesté un attachement profond et même militant au maréchal Pétain et à son régime, suivi par le gros de la population catholique. La lettre pastorale de Mgr Saliège, imité dans sa démarche par un tout petit nombre de prélats en zone sud, marqua un tournant, d'une envergure nationale. Plus zélé encore dans sa résolution de saboter la politique antijuive de Vichy, le président de la Fédération protestante de France, le pasteur Marc Boegner, réunit clandestinement des dizaines de pasteurs pour les engager à animer, dans leurs paroisses, l'organisation de secours aux Juifs. La presse de la Résistance, cependant, n'a évoqué que sporadiquement et marginalement le sort infligé aux Juifs en France, exception 1 faite des Cahiers du Témoignage chrétien, où le thème juif occupait une place capitale
La prise de position publique de l'archevêque de Toulouse, et plus encore celle du primat des Gaules, le cardinal Gerlier, pourtant hésitante et nuancée, inquiétèrent le chef du gouvernement de Vichy, Pierre Laval. Il se mit désormais à marchander avec les Allemands la coopération de sa police pour l'arrestation et l'internement des Juifs. D'autant que les rapports mensuels des préfets rendaient compte de la réprobation du public des villes et localités où avaient été effectuées des rafles massives.
L'influence de la réaction courageuse de quelques prélats et de l'action vigoureuse des pasteurs et autres militants du sauvetage de non-Juifs et de Juifs s'exprime également par le fait que des Juifs traqués ont vu alors, en nombre grandissant, s'ouvrir des portes hospitalières, celles des héros de cet ouvrage, les sauveurs de Juifs. Certains ont pris conscience par eux-mêmes de la détresse mortelle des Juifs, et leur ont tendu une main secourable sans que nul ait eu besoin de les alerter ou les solliciter. D'autres ont découvert la tragédie grâce au cri lancé par les quelques hommes d'Église, et ont d'emblée résolu de s'impliquer eux-mêmes, au mépris de terribles dangers, pour sauver des Juifs. Bien mieux, dans les diocèses de Toulouse, de Montauban et de Nice, des établissements scolaires et des communautés religieuses ont, grâce aux directives de leur évêque, servi d'abri secret à des familles et surtout des enfants juifs. Tandis que dans plusieurs régions de la Haute-Loire, de l'Ariège, du Tarn, de la Drôme, de la Lozère et du Gard, des paroisses entières sont devenues, sous l'impulsion des pasteurs, des lieux de refuge pour les Juifs.
Parmi les sauveurs qui ont été identifiés malgré tout, plusieurs furent surpris qu'on s'intéresse à eux au point de les distinguer. "Ce que j'ai fait allait de soi. N'importe qui à ma place aurait fait pareil." La plupart de ceux qui restent inconnus s'étonneraient de la même façon. Il arrive que le sauveur préfère ne pas témoigner, par souci de ne pas être confondu avec les bavards et les hâbleurs. L'un d'eux a supplié : "Et surtout ne faites pas de moi ni de ma femme des héros. Ce que nous avons fait, nous ne pouvions pas ne pas le faire ! C'est tout !" C'est ainsi que des actes clandestins de sauvetage ont sombré dans l'oubli. Alors que le souvenir des faits d'armes de la Résistance reste si bien préservé qu'il a acquis l'éclat pur de la légende.
Il est donc clair qu'entièrement consacré à l'histoire du sauvetage cet ouvrage ne présente qu'une fraction de ce qui a été accompli dans ce domaine en France. Pourtant, même incomplet, il permet de rendre justice également aux héros cachés et silencieux. Il témoigne du besoin de sauvegarder la mémoire et, de façon plus impérative encore, tente de mettre en lumière un élément souvent négligé de la nature humaine, ce germe qui existe en chaque être humain, sans lequel il n'y aurait pas eu de survie à la barbarie. Les héros présentés ici ont donc sauvé des hommes, des femmes, des enfants et les valeurs de l'humanité.
Ceux des sauveurs qui ont témoigné indiquent des motivations dont les plus fréquentes sont : "Venir au secours d'un être humain dans la détresse, obéir aux devoirs de ma religion, la fidélité aux vertus léguées par mes parents, saboter l'action des occupants, aider une vieille connaissance ou un voisin." Héberger et cacher des Juifs chez soi n'était que l'un des moyens utilisés pour les protéger. Des sauveurs ont procuré des faux titres d'identité et d'alimentation, convoyé des Juifs pour leur faire franchir la ligne de démarcation, la frontière suisse ou la frontière espagnole, des Juifs furent placés dans des hôpitaux avec la complicité de médecins les déclarant malades, etc.
Rien de plus naturel et légitime que de se demander si telle ou telle personne a des prédispositions pour s'improviser, en cas de nécessité, sauveur de son prochain en péril, fût-ce au risque de sa propre vie. Des chercheurs spécialisés dans les sciences du comportement ont tenté d'analyser la vocation de sauveur - ou de Juste. Cette démarche suppose que l'action des Justes découle de conditions préalables, obéissant à certaines règles. S'il en était ainsi, on pourrait envisager un programme de formation de Justes ! Ce qui supposerait que les êtres humains sont soumis à des lois tout comme l'est la matière inerte. Mais la vertu n'obéit pas à des règles scientifiques, au même titre que l'arithmétique ou les langues vivantes. On trouve des Justes dans toutes les couches de la population, et ils appartiennent aux niveaux de culture les plus variés. Ils sont paysans, prêtres, commerçants, diplomates, ouvriers, enseignants, chefs d'entreprise, fonctionnaires de police, médecins, politiciens, artisans ou cheminots. C'est en vain qu'on chercherait parmi eux d'autre dénominateur commun que leur refus du régime de terreur instauré contre toute personne venant à l'aide d'un Juif. Ils savaient que les mesures de répression qui les menaçaient, eux et leurs proches, étaient inhumaines et brutales, pouvaient aller jusqu'à la peine de mort. On ne peut que constater qu'il y a eu des Français qui ne se sont pas inclinés devant les violations des droits de l'homme, mais ont pris des risques et bravé le règne de la nuit et de la violence. Le fait d'en trouver dans tous les secteurs de la société incite à penser que tout individu possède en lui un potentiel pouvant, dans certaines circonstances, faire de lui un Juste. C'est du moins ce qu'affirme un texte très ancien, le verset 15 du chapitre 30 du Deutéronome : "Vois-tu, j'ai disposé devant toi aujourd'hui la vie et le bien et la mort et le mal." Tout être humain possède le pouvoir de choisir. Le lecteur pourra cependant constater que deux catégories professionnelles sont relativement mieux représentées que les autres Justes : les membres du clergé et les fonctionnaires des collectivités locales et de la police.
À un moment où les Français dans leur ensemble n'avaient pas encore perçu qu'un danger menaçait les Juifs, des membres du clergé furent déjà sollicités par des paroissiens en péril, parce que nés juifs. Car Vichy ne tenait pas compte de leur conversion. La loi du 3 octobre 1940 décrétait qu' "est regardé comme juif toute personne issue de trois grands-parents de race juive". Le clergé eut donc à choisir, parmi les tout premiers, entre se soumettre au pouvoir, ou bien obéir aux impératifs de leur foi. La première transgression fut parfois suivie d'autres, pour sauver également des Juifs non baptisés. Les aumôniers catholiques et protestants, admis à visiter ceux de leurs coreligionnaires emprisonnés en tant que Juifs dans les camps d'internement de Gurs et de Rivesaltes par exemple, furent confrontés à la détresse juive bien avant la plupart des Français.
Plus tôt encore que pour les membres du clergé, le dilemme s'est imposé à des fonctionnaires de la police et des administrations municipales et préfectorales. Ils étaient les Français les plus impliqués, en tant qu'agents d'exécution de la solution finale, car ils étaient appelés à dresser des listes nominatives de Juifs, à les arrêter, à les interner, puis à les livrer aux Allemands. Au sommet de la hiérarchie opéraient René Bousquet, secrétaire général à la police à Vichy, et Jean Leguay, son délégué à Paris pour la zone nord. Suivaient les préfets, les intendants et commissaires de police, puis un nombre considérable de fonctionnaires, jusqu'aux agents subalternes. Presque tous ont exécuté les ordres. Quelques-uns se sont distingués par un zèle funeste. D'autres au contraire ont saboté la politique du pouvoir. Parmi ces derniers, des employés de la préfecture de police de Paris préposés à la préparation des listes ont alerté des familles visées, leur permettant d'échapper à la rafle. Dans d'autres cas, des policiers envoyés pour les arrêter leur suggéraient de s'enfuir. "Préparez-vous, nous revenons dans deux heures", annonçaient-ils d'un air nonchalant. Ces sauveurs sont tous restés anonymes. Ils ont pris d'énormes risques. Leurs supérieurs hiérarchiques eux aussi se répartissaient entre ceux qui faisaient du zèle, les passifs et ceux qui sabotèrent. Le préfet régional de Lyon, Alexandre Angéli, a pesé de tout son poids sur le cardinal Gerlier pour se faire livrer 108 enfants juifs soustraits à la déportation avec la complicité de prêtres, le R.P. Pierre Chaillet et l'abbé Alexandre Glasberg. Le secrétaire général de la préfecture de Bordeaux, Maurice Papon, devança les ordres et fit arrêter et déporter, dès juillet et août 1942, des centaines de Juifs français, dont des enfants. À Nancy, au même moment, le chef du service des étrangers de la police, Édouard Vigneron, favorisait la fuite des Juifs étrangers. Camille Ernst, secrétaire général de la préfecture de Montpellier, appliquait des procédures grâce auxquelles, en contournant la loi, on put faire sortir des centaines d'enfants juifs des camps d'internement français. À l'inverse de leurs collègues, dont le zèle favorisa la carrière, Édouard Vigneron fut arrêté en août 1942 et démis de ses fonctions, Camille Ernst fut déporté à Buchenwald.
Prêtres et fonctionnaires n'étaient ni meilleurs ni pires que leurs contemporains exerçant d'autres activités. Mais ils furent, plus tôt et plus souvent que les autres Français, exposés à la réalité des persécutions antijuives et par conséquent contraints de trancher la question de leur participation personnelle à ces persécutions. La norme fut l'obéissance aux ordres. Quand ils choisirent l'exception, le pouvoir qu'ils exerçaient leur conférait une grande efficacité. Ils ont eu plus souvent que d'autres Français l'occasion de saboter la politique antijuive du régime. Ce qui explique que, dans ces deux catégories professionnelles, les exceptions, c'est-à-dire les actions de sauvetage de Juifs, furent plus fréquentes.
Au surplus, il s'est trouvé en France plusieurs milieux où l'exception devint la règle, de vraies enclaves, formées de personnes unies par le projet délibéré de protéger les Juifs. Parfois se fomentaient de véritables complots informels pour entraver la politique antijuive officielle. Les groupes et réseaux de la Résistance politique et militaire leur sont comparables, à deux différences près. Les groupes de protection des Juifs n'obéissaient pas à des mots d'ordre gaullistes ou communistes, mais à la voix de leur conscience, et ils évitaient de faire usage de la force armée. Ils étaient bel et bien résistants, à ceci près que les associations d'anciens résistants et les instances officielles les ignorent encore aujourd'hui, à l'exception de ceux qui, actifs dans la Résistance reconnue, ont aussi sauvé des Juifs.
Des oeuvres et organisations juives et des mouvements de jeunesse ont réalisé une action de sauvetage de grande envergure, dont ce n'est pas le lieu ici de relater les péripéties. Le lecteur les rencontrera cependant à de nombreuses reprises dans les textes de cet ouvrage, car leur action a bénéficié de l'aide concrète et du soutien indispensable de sauveurs non juifs et des organisations mentionnées ci-dessus. Sans cette aide décisive, il est clair que les sauveurs juifs n'auraient que trop rarement mené à bien leurs opérations. Le fait est à mettre en relief tout particulièrement en ce qui concerne le sauvetage des enfants juifs.
Plusieurs des textes consacrés ici aux Justes présentent des lacunes dues à des défaillances de mémoire et des lacunes d'information. Ces textes sont rédigés à partir du contenu des dossiers de justes des Nations conservés par les archives de Yad Vashem à Jérusalem. Parfois il manque un prénom, l'année de naissance fait souvent défaut, quelques récits sont d'une trop sèche concision, reflet de la pudeur et de la discrétion des sauveurs. Notre ouvrage rend compte de tous les actes de sauvetage réalisés en France et dont le témoignage est parvenu à Yad Vashem, même lorsque l'auteur du sauvetage est de nationalité autre que française. Réciproquement, sont inclus des récits concernant des sauveteurs français qui ont opéré à l'étranger, par exemple les Frères maristes de Budapest.
En lisant un récit dans ce livre, il faut constamment se souvenir que presque tous les Français souffraient de cruelles restrictions alimentaires : on perçoit mieux ainsi l'ampleur des sacrifices consentis par ceux qui ont partagé parfois des mois voire des années durant, leurs insuffisantes provisions avec leurs protégés juifs.
Vu sous l'angle des dangers qui planaient sur les Juifs et leurs sauveurs, chacun des récits qui va suivre est un réquisitoire implacable contre l'occupant allemand tout d'abord et aussi contre Vichy, et donne parfois de l'immense majorité des Français une image peu flatteuse. A cet égard, consacrer à la geste des sauveurs de juifs un volume entier comme c'est le cas ici pourrait donner une impression fallacieuse, et occulter le fait que la présente histoire ne reflète qu'un fragment d'un ensemble varié et de grande dimension.
En France occupée, on n'admirait guère les sauveurs de juifs. Il arrivait qu'on juge leur conduite aberrante et coupable, sinon irresponsable. Mais pour une compréhension satisfaisante de ce que fut l'attitude des Français, il importe de nuancer ces données. Sans doute le nombre de sauveurs de Juifs n'a-t-il été qu'une fraction minuscule de la population. Sans doute certains Français les ont-ils sévèrement critiqués. Mais d'autres les ont approuvés voire admirés, tout en restant passifs. Cette passivité a très souvent joué en faveur de l'action des sauveurs. Rappelons que l'attitude de l'ensemble de la population française envers les Juifs a été fortement marquée par les avatars de la situation militaire et politique, ainsi que par la cruauté de la répression antijuive. A ce point de vue, l'obligation faite aux juifs d'arborer une étoile jaune, ainsi que les rafles et les déportations, ont incité d'assez nombreux Français à venir en aide aux juifs et à prendre part aux opérations de sauvetage. Ce fut le cas dans plusieurs villages et quartiers, dont toute la population savait chez qui étaient cachés des Juifs, et a protégé le "secret". Cela explique la proportion relativement élevée de rescapés (75 %) parmi les Juifs de France.
C'est aujourd'hui une source de consolation et même de fierté que de découvrir des personnes qui, à l'époque de la barbarie et de la veulerie, ont sauvé l'honneur de la France. Le temps est venu de donner aux sauveurs de juifs la place qui leur revient dans la mémoire collective des Français.