La mémoire ardente, Edition Oberlin, 1995, 98 pages. Alain Kahn a voulu reconstituer le parcours de son père qui a abouti à Auschwitz en mars 1944. Silvain Kahn a été marqué jusqu'à la fin de sa vie par le calvaire qu'il a vécu. il souhaitait que son témoignage puisse ouvrir les yeux des générations futures et aider à préserver leur avenir. Son parcours est retracé par lauteur sous forme de dialogue entre "Lenfant" et "Le survivant". Cet ouvage est préfacé par Adrien Zeller et Max Warschawski. Nous présentons ci-dessous un extrait du chapitre 4, Drancy, avec l'aimable autorisation de l'auteur.
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L'enfant :
Comment es-tu arrivé à Drancy ?
Le survivant :
Le 20 mars 1944 les allemands de la Gestapo, mitraillette sur l'épaule,
nous mirent des menottes. Ils enchaînèrent deux hommes l'un à
l'autre et j'ai été lié de cette façon à
monsieur Silvain Lévy de Metz. Nous avons été conduits
en camion à la gare où nous sommes montés, à notre
grande surprise, dans des wagons de voyageurs contrairement à ce que
nous appréhendions. Durant ce transfert, nous avons, cette fois-ci,
obtenu des colis de la Croix-Rouge et nous sommes arrivés le lendemain
vers deux heures à Drancy.
L'enfant :
Comment était ce camp ?
Le survivant :
Drancy est situé dans la banlieue parisienne. Le camp avait été
mis en place dans trois bâtiments contigus en forme de U. Il était
entouré de barbelés, de miradors et 22 escaliers permettaient
l'accès aux chambres. Il avait été ouvert en août
1941 pour devenir rapidement le camp central réservé aux Juifs
de France et à partir duquel leur transit était organisé.
Un mot qui nous faisait frémir parce qu'il supposait que nous allions
être dirigés vers une destination inconnue. Il était dirigé
par le S.S. Sturmbannfuhrer Brunner tristement célèbre pour
son acharnement à chasser les juifs partout où il les trouvait.
L'enfant :
Mais comment s'est déroulé ton internement dans un tel endroit
?
Le survivant :
Lorsque j'y suis arrivé, j'avais l'impression que tout était
parfaitement mis au point par les juifs eux-mêmes, que tout était
"réglé comme une pendule" selon l'expression que j'ai
entendue en arrivant. Il était évident qu'à ce moment
tout le monde souhaitait au moins rester ici jusqu'à la fin. On parlait
de plus en plus de déportation, d'extermination de certaines populations
et dans ces conditions, il était certainement préférable
de ne pas faire partie du lot de ceux qui devaient régulièrement
partir.
L'enfant :
Comment avez-vous été traités ?
Le survivant :
Les rares camarades qui avaient encore de l'argent durent le remettre aux
employés juifs qui se chargeaient de nous fouiller de haut en bas.
Tous les renseignements pratiques nous étaient communiqués.
je découvris avec effarement une chambrée pleine à craquer
où chacun vivaient dans la crasse et dans un vacarme indescriptible.
Les toilettes étaient à l'extérieur et constituaient
"le château rouge" qui était un petit bâtiment
en briques. Ces latrines se trouvaient dans un état déplorable
et pourtant il fallait bien y passer. Un interné était finalement
égal à un autre car chacun était plongé dans un
malheur identique. Les plus anciens avaient fini par organiser une réelle
entraide en matière médicale et sur le plan de l'hygiène.
L'expérience de la promiscuité était lourde à
supporter.
L'enfant :
Les journées te paraissaient-elles longues ?
L'enfant :
Tu aurais voulu rester là-bas ?
Le survivant :
Un sentiment d'extrême humiliation régnait dans le camp. J'étais
partagé entre la tentation très forte de fuir dès que
possible et celle de rester malgré tout pour attendre que les choses
se passent. Le fait de devoir porter l'étoile jaune m'avait traumatisé.
J'avais lu une "note" selon laquelle "tout interné qui
sera rencontré dans l'enceinte du camp sans porter l'insigne sera puni
de prison et obligatoirement inclus dans le premier départ en formation".
C'était l'application en zone occupée de l'ordonnance du 29
mai 1942 échafaudée par Pétain et ses sbires pour concrétiser
douloureusement la discrimination en marche.
L'enfant :
As-tu eu une occasion d'avoir un "emploi" dans le camp ?
Le survivant :
Dans un tel climat, j'aurais bien aimé au fond de moi-même trouver
une plan que pour attendre la fin de la guerre, mais je n'aurais probablement
jamais pu me résoudre à participer de quelque manière
que ce soit au "tri" de mes camarades et à leur départ
vers la mort. De toute façon, mon sort a été réglé
bien vite et je n'ai pas eu la moindre opportunité de me poser véritablement
cette question. Je la soulèverai malheureusement plus tard dans des
conditions encore plus tragiques.
L'enfant :
Tu as vite appris ce qui allait se passer ?
Le survivant :
Le 26 mars 1944 au matin j'ai entendu mon nom prononcé lors du fameux
appel qui s'effectuait à la veille du départ de chaque convoi.
Je compris que j'allais faire partie de celui qui était en train de
se constituer. J'ai vu des scènes déchirantes, de véritables
crises de nerfs lorsqu'une famille se trouvait subitement déchirée
par le départ de l'un des leurs. Il fallait passer en file indienne
devant les fils de fer barbelés jusqu'à l'entrée des
escaliers 1, 2 et 3. C'était dans cette partie du bâtiment que
les déportés du lendemain étaient rassemblés pour
passer leur dernière nuit à Drancy entassés les uns sur
les autres.
L'enfant :
N'y avait-il pas une possibilité de se cacher ?
Le survivant :
Lorsque je fus appelé, je me trouvais à l'infirmerie pour une
angine qui s'était déclarée trois jours auparavant. J'étais
fiévreux et ma température montait fréquemment jusqu'à
39°. Malheureusement, on m'avait trop bien soigné puisque, avant
d'être obligé de partir, le médecin m'avait pris une nouvelle
fois la température qui était alors tombée à 38°.
Le docteur de service considéra que je n'avais plus besoin d'être
soigné et m'ordonna de rejoindre ceux qui étaient dans le même
cas que moi. Même en quittant l'infirmerie, je n'ai repéré
aucun endroit où il aurait été possible de se cacher.
Les bâtiments regorgeaient de monde et toute initiative individuelle
était vouée à l'échec.
L'enfant :
Vous étiez nombreux à avoir été désignés
?
Le survivant :
L'appel était interminable et le défilé devant les barbelés
s'éternisait. Des "bobards" circulaient dans le camp et l'un
d'eux laissait croire que les juifs français allaient être épargnés.
L'angoisse nous serrait la gorge pour finalement nous rendre compte qu'aucune
différence de traitement n'était prévue par les allemands.
Le convoi en formation était énorme. je crois bien que plus
d'un millier de personnes ont été ainsi fouillées une
dernière fois et préparées pour un voyage dont nous ignorions
la destination.
L'enfant :
L'attente a-t-elle été longue ?
Le survivant :
Toute l'après-midi avait été consacrée à cette opération et c'était la première fois que je voyais autant de visages hagards, de détresse dans les yeux des jeunes comme des vieux. Des sanglots montaient de partout et j'ai même entendu au loin des jeunes filles qui entonnaient le célèbre refrain "Ce n'est qu'un au revoir…" pour dire adieu à leurs parents qui les quittaient. Cette espérance paraissait dérisoire et tragique, mais elle était entretenue par les nouvelles des revers militaires que les allemands subissaient sur le front de l'Est. Plus que jamais, il fallait tenir jusqu'au bout !
L'enfant :
Comment êtes-vous partis de Drancy ?
Le survivant :
Le 27 mars 1944, vers 6 h du matin, les autobus verts des "T.C.R.P.",
les transports en commun de la région parisienne, sont arrivés
pour nous embarquer vers une destination qui restait toujours tragiquement
inconnue. Le cortège qui se formait pour monter dans ces véhicules
était déchirant. Sous les ordres de soldats allemands et sous
les yeux de gardes mobiles français, des jeunes, des vieux, des enfants,
des malades allongés sur des brancards, attendaient dans un calme poignant
l'heure du départ. Les allemands semblaient régler difficilement
certaines formalités avec les autorités du camp.
L'enfant :
Avaient-ils un problème particulier à résoudre ?
Le survivant :
Une rumeur inespérée parvint jusqu'à nos oreilles. Puis,
brusquement elle se répandit comme une traînée de poudre
: il semblait qu'une bonne dizaine de prisonniers était en trop ! Effectivement,
un officier allemand choisit cyniquement et ostensiblement les heureux élus,
après les avoir soumis à un bref interrogatoire, laissant tous
les autres dans leur profond désespoir. Finalement, j'observai qu'un
soldat allemand s'installait sur la plate-forme de chaque bus au milieu des
bagages et nous quittâmes Drancy dans un silence pesant et irréel.