Il ne racontait pas facilement les terribles épreuves quil avait finalement surmontées. Cette démarche était pour lui douloureuse mais il était de plus en plus conscient du fait que loubli pouvait engendrer le recommencement. Alors il fallait relater sa descente en enfer pour que les jeunes générations puissent savoir quel chemin il ne faut pas emprunter, quelle voie il ne faut pas suivre pour que plus jamais lhomme ne soit avili et exterminé comme il la été. Pour lui le devoir de mémoire représentait avant tout cette nécessité. Chaque témoignage dun survivant par conséquent devenait à ses yeux une pierre destinée à consolider lédifice faisant barrage à tout engrenage fatal.
Il a été mobilisé le 26 Août 1939 à Toul puis affecté à un poste de D.C.A. à Innenheim au sud de Strasbourg. La "drôle de guerre" va se transformer en débâcle. Son unité dut se replier dans la région de Senones où il fut fait prisonnier de guerre le 21 Juin 1940. Il a été enfermé dabord à Sarrebourg puis finalement à Coblence où il fut libéré le 15 Mars 1941 en tant que rapatrié sanitaire dAllemagne. Sa démobilisation sera effective le 30 Mars 1942 à Auch dans le Gers.
Son parcours fut jusqualors celui dun soldat français. En tant que juif, il neut pas la possibilité rejoindre l'Alsace qui avait été annexée par les Allemands. Il apprit que ses parents avaient eu le temps de se réfugier à Montfaucon en Haute-Loire où il les rejoignit en avril 1942. En Septembre 1943, il se rendit à Lyon pour y travailler et y trouver un anonymat plus sécurisant pensait-il. Il avait trouvé du travail à la « soupe populaire » qui proposait des repas « cacher » pour les plus démunis.
Le climat était pourtant lourd et de plus en plus il était question de fermer cet établissement qui réunissait trop de monde puisque plus de 700 repas y étaient servis quotidiennement. Une alerte sérieuse eut lieu le 10 Décembre 1943 lorsquil échappa à un attentat perpétré à lintérieur de la synagogue de Lyon.
Cétait un vendredi soir et un groupe de milicien sintroduisit dans ce lieu de culte juste au moment où les fidèles se retournaient vers la porte dentrée pour accueillir symboliquement le Shabath, le Samedi qui commence à ce moment-là selon la tradition juive. Les miliciens se sont bien sûr affolés car ils croyaient que tout le monde se retournait à cause deux et quils avaient été repérés. Ils eurent tout de même le temps de lancer un engin explosif qui fit une dizaine de blessés parmi lesquels se trouvaient Benjamin le frère de mon père qui courageusement avait immédiatement essayé de rattraper les assaillants.
Malheureusement, trois mois plus tard, le 13 Mars 1944, Silvain Kahn et ses deux frères, Marcel et Benjamin, furent arrêtés à leur lieu de travail par la Gestapo qui les conduisit immédiatement à la prison du Fort Montluc où sévissait un certain Klaus Barbie.
La mise en oeuvre de la solution finale frappait les juifs de plein fouet. Le 20 Mars 1944 mon père fut interné à Drancy, lantichambre dAuschwitz. Le processus alors saccéléra. Le 27 Mars 1944 il fut conduit en gare de Bobigny où il fut jeté dans un wagon à bestiaux dans des conditions effroyables.
Le voyage dura 3 jours. Un voyage sordide car les déportés avaient été entassés à près dune centaine dans ce wagon, sans hygiène et dans une promiscuité de tous les instants. Il sest toujours rappelé de la présence de trois bébés protégés 24h sur 24 par leurs mères respectives dune manière pathétique car elles les rassuraient sans jamais les quitter, les couvraient, les consolaient du mieux quelles pouvaient.
Le convoi arriva effectivement à Auschwitz le 30 Mars 1944. La brutalité des nazis était telle que tout se déroulait comme dans le pire des cauchemars, dans une cadence infernale au cri de « los, los, schweinerei », avancez, avancez, espèces de porcs, et à coup de « gummi » de bâton flexible.
Tout le monde devait défiler devant deux officiers SS dont le tristement célèbre Dr Mengele. Ils dirigeaient dun geste de la main certains prisonniers vers une file de gauche, les autres vers la file de droite. Cétait lodieuse sélection par laquelle ceux de la file de gauche rentraient dans le camp sous un ciel assombri par une fumée particulièrement inquiétante, ceux de la file de droite prenaient une autre direction.
résistances
Au camp, un "commando spécial"
Les équipes étaient renouvelées,
Le 6 octobre 1944, ils ont mené ici
Les déportés jetés dans cette nasse,
Comme à Treblinka ou à Sobibor,
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A partir de là, la vie à Auschwitz nétait plus quune lutte pour la survie. Mon père a connu les conditions épouvantables de ce véritable esclavage, les punaises, la gale, les coups, les hurlements, la faim, la soif, le froid, les ampoules aux pieds et aux mains, la promiscuité, lépuisement, le désespoir. Travailler, peiner dans ces conditions, être au garde à vous pendant des heures laminait les constitutions les plus robustes.
Il a pourtant survécu parce que les nazis nont pas réussi à réduire à néant la force de cet esprit dhumanité qui demeure au plus profond même de lêtre le plus meurtri.
Il a notamment été soigné pour de douloureuses ampoules aux pieds par un médecin alsacien également déporté qui lui conseilla de ne pas rester à linfirmerie car pour avoir la vie sauve il fallait au plus vite être volontaire pour le travail. Un compagnon dinfortune, français et communiste, échangea avec lui sa pelle, moins lourde, et prit la pioche que mon père narrivait plus à soulever. Un autre détenu, avant de mourir lui remit une gamelle qui lui permettait de ramasser et de conserver certains aliments. Un étudiant en médecine français lui remit un peu de pommade qui lui permit de mieux se soigner de la gale. Un kapo, Hugo, parce quil était noir, était la risée des Allemands mais ceux-ci lui remettaient un peu plus de nourriture pour lamusement quil leur procurait et Hugo partageait toujours ce quil recevait avec son groupe.
Le camp fut évacué par les allemands le 10 janvier 1945. Alors commença la terrible marche forcée qui a mené mon père jusquau camp de concentration de Buchenwald. Les déportés qui narrivaient plus à avancer étaient impitoyablement abattus au bord de la route. Il fallait souvent dormir à la belle étoile dans un froid sibérien et les malheureux devaient se serrer les uns contre les autres pour ne pas périr. Après avoir quitté le camp de Flossenbourg en Allemagne quil finirent par atteindre, ils furent libérés le 15 Mai 1945 en pleine campagne allemande par les américains. Entre temps les Allemands avaient bien entendu pris subitement la fuite.
Il se réinstalla à Saverne où il épousa Ruth Weil le 1er mai 1946 et ils fondèrent ensemble une famille de cinq enfants. Il fut également président de la communauté juive de cette ville de 1974 à 1987 et décéda le 17 Janvier 1990. Il considérait sa vie après Auschwitz comme un défi lancé à ceux qui avaient voulu sa perte. Il voulait montrer que les nazis navaient pas réussi à déshumaniser lhomme subissant pourtant les pires outrages, quils nétaient pas arrivés à détruire la dignité de leurs malheureuses victimes. Alors, son engagement familial était pour lui la démonstration quun nouvel avenir pouvait se dessiner après la défaite des nazis et son dévouement pour la communauté de Saverne était lexpression de sa foi inébranlable, de sa confiance dans le destin du peuple juif et de son attachement à son Alsace natale.
En racontant avec beaucoup de peine son parcours, tant lémotion était grande chaque fois quil en parlait, mon père a tenu en effet à transmettre son témoignage malgré les souffrances que cette épreuve entraînait pour lui. Il ne pouvait jamais faire abstraction du calvaire quil a vécu. Pourtant, il voulait tellement mettre laccent sur le choc psychologique que doit représenter la mémoire de la Shoah. Sa démarche était pour lui comme un appel angoissé, une supplique destinée à lutter contre toute réapparition dune semblable catastrophe.