Silvain KAHN
Le parcours d'un déporté juif alsacien
par Alain Kahn


Silvain Kahn
S. Kahn
Silvain KAHN, mon regretté père, est né le 23 août 1912 à Dettwiller dans le Bas-Rhin et va habiter dans la ville voisine, Saverne. Il a été un rescapé d’Auschwitz d’où il a ramené des blessures qui ne se sont jamais cicatrisées.

Il ne racontait pas facilement les terribles épreuves qu’il avait finalement surmontées. Cette démarche était pour lui douloureuse mais il était de plus en plus conscient du fait que l’oubli pouvait engendrer le recommencement. Alors il fallait relater sa descente en enfer pour que les jeunes générations puissent savoir quel chemin il ne faut pas emprunter, quelle voie il ne faut pas suivre pour que plus jamais l’homme ne soit avili et exterminé comme il l’a été. Pour lui le devoir de mémoire représentait avant tout cette nécessité. Chaque témoignage d’un survivant par conséquent devenait à ses yeux une pierre destinée à consolider l’édifice faisant barrage à tout engrenage fatal.

Il a été mobilisé le 26 Août 1939 à Toul puis affecté à un poste de D.C.A. à Innenheim au sud de Strasbourg. La "drôle de guerre" va se transformer en débâcle. Son unité dut se replier dans la région de Senones où il fut fait prisonnier de guerre le 21 Juin 1940. Il a été enfermé d’abord à Sarrebourg puis finalement à Coblence où il fut libéré le 15 Mars 1941 en tant que rapatrié sanitaire d’Allemagne. Sa démobilisation sera effective le 30 Mars 1942 à Auch dans le Gers.

LYON

Son parcours fut jusqu’alors celui d’un soldat français. En tant que juif, il n’eut pas la possibilité rejoindre l'Alsace qui avait été annexée par les Allemands. Il apprit que ses parents avaient eu le temps de se réfugier à Montfaucon en Haute-Loire où il les rejoignit en avril 1942. En Septembre 1943, il se rendit à Lyon pour y travailler et y trouver un anonymat plus sécurisant pensait-il. Il avait trouvé du travail à la « soupe populaire » qui proposait des repas « cacher » pour les plus démunis.

Le climat était pourtant lourd et de plus en plus il était question de fermer cet établissement qui réunissait trop de monde puisque plus de 700 repas y étaient servis quotidiennement. Une alerte sérieuse eut lieu le 10 Décembre 1943 lorsqu’il échappa à un attentat perpétré à l’intérieur de la synagogue de Lyon.

C’était un vendredi soir et un groupe de milicien s’introduisit dans ce lieu de culte juste au moment où les fidèles se retournaient vers la porte d’entrée pour accueillir symboliquement le Shabath, le Samedi qui commence à ce moment-là selon la tradition juive. Les miliciens se sont bien sûr affolés car ils croyaient que tout le monde se retournait à cause d’eux et qu’ils avaient été repérés. Ils eurent tout de même le temps de lancer un engin explosif qui fit une dizaine de blessés parmi lesquels se trouvaient Benjamin le frère de mon père qui courageusement avait immédiatement essayé de rattraper les assaillants.

Malheureusement, trois mois plus tard, le 13 Mars 1944, Silvain Kahn et ses deux frères, Marcel et Benjamin, furent arrêtés à leur lieu de travail par la Gestapo qui les conduisit immédiatement à la prison du Fort Montluc où sévissait un certain Klaus Barbie.

LE CONVOI

La mise en oeuvre de la solution finale frappait les juifs de plein fouet. Le 20 Mars 1944 mon père fut interné à Drancy, l’antichambre d’Auschwitz. Le processus alors s’accéléra. Le 27 Mars 1944 il fut conduit en gare de Bobigny où il fut jeté dans un wagon à bestiaux dans des conditions effroyables.

Le voyage dura 3 jours. Un voyage sordide car les déportés avaient été entassés à près d’une centaine dans ce wagon, sans hygiène et dans une promiscuité de tous les instants. Il s’est toujours rappelé de la présence de trois bébés protégés 24h sur 24 par leurs mères respectives d’une manière pathétique car elles les rassuraient sans jamais les quitter, les couvraient, les consolaient du mieux qu’elles pouvaient.

Le convoi arriva effectivement à Auschwitz le 30 Mars 1944. La brutalité des nazis était telle que tout se déroulait comme dans le pire des cauchemars, dans une cadence infernale au cri de « los, los, schweinerei », avancez, avancez, espèces de porcs, et à coup de « gummi » de bâton flexible.

Tout le monde devait défiler devant deux officiers SS dont le tristement célèbre Dr Mengele. Ils dirigeaient d’un geste de la main certains prisonniers vers une file de gauche, les autres vers la file de droite. C’était l’odieuse sélection par laquelle ceux de la file de gauche rentraient dans le camp sous un ciel assombri par une fumée particulièrement inquiétante, ceux de la file de droite prenaient une autre direction.

N° 176 280

résistances

Au camp, un "commando spécial"
Qui devait traîner les malheureux,
Voués à être anéantis par le feu,
Survivait dans une détresse totale.

Les équipes étaient renouvelées,
Chacun connaissant sa destinée.
Derrière ces murs du crématoire,
Tous se voyaient gazés plus tard.

Le 6 octobre 1944, ils ont mené ici
Une révolte payée au plus haut prix.
Ils ont incendié puis détruit un four,
Leur volonté les a aidés sans détour.

Les déportés jetés dans cette nasse,
Réagirent avec la force du désespoir.
Au milieu de leur terrible néant noir,
Ils défiaient l' exterminateur, en face.

Comme à Treblinka ou à Sobibor,
Comme dans le ghetto de Varsovie,
Et derrière tant de sinistres miradors,
Oui, lutter redonnait un sens à la vie !

Extrait d'un poème consacré à Auschwitz
dans Le cri de la mémoire,
Alain Kahn 1999
Collection de L' Ancrier chez ACM Edition
à 67860 Boofzheim
Mon père apprit un peu plus tard ce que représentait cette épaisse fumée noire qui s’élevait au loin. Après l’avoir rasé, désinfecté et tatoué du n° 176 280 sur le bras gauche, un détenu lui appris sans ménagement que ceux de la file de droite qu’il avait vu s’éloigner de l’entrée du camp montaient déjà au ciel dans cette sinistre fumée.

A partir de là, la vie à Auschwitz n’était plus qu’une lutte pour la survie. Mon père a connu les conditions épouvantables de ce véritable esclavage, les punaises, la gale, les coups, les hurlements, la faim, la soif, le froid, les ampoules aux pieds et aux mains, la promiscuité, l’épuisement, le désespoir. Travailler, peiner dans ces conditions, être au garde à vous pendant des heures laminait les constitutions les plus robustes.

Il a pourtant survécu parce que les nazis n’ont pas réussi à réduire à néant la force de cet esprit d’humanité qui demeure au plus profond même de l’être le plus meurtri.

HUGO

Il a notamment été soigné pour de douloureuses ampoules aux pieds par un médecin alsacien également déporté qui lui conseilla de ne pas rester à l’infirmerie car pour avoir la vie sauve il fallait au plus vite être volontaire pour le travail. Un compagnon d’infortune, français et communiste, échangea avec lui sa pelle, moins lourde, et prit la pioche que mon père n’arrivait plus à soulever. Un autre détenu, avant de mourir lui remit une gamelle qui lui permettait de ramasser et de conserver certains aliments. Un étudiant en médecine français lui remit un peu de pommade qui lui permit de mieux se soigner de la gale. Un kapo, Hugo, parce qu’il était noir, était la risée des Allemands mais ceux-ci lui remettaient un peu plus de nourriture pour l’amusement qu’il leur procurait et Hugo partageait toujours ce qu’il recevait avec son groupe.

Le camp fut évacué par les allemands le 10 janvier 1945. Alors commença la terrible marche forcée qui a mené mon père jusqu’au camp de concentration de Buchenwald. Les déportés qui n’arrivaient plus à avancer étaient impitoyablement abattus au bord de la route. Il fallait souvent dormir à la belle étoile dans un froid sibérien et les malheureux devaient se serrer les uns contre les autres pour ne pas périr. Après avoir quitté le camp de Flossenbourg en Allemagne qu’il finirent par atteindre, ils furent libérés le 15 Mai 1945 en pleine campagne allemande par les américains. Entre temps les Allemands avaient bien entendu pris subitement la fuite.

SAVERNE

Il se réinstalla à Saverne où il épousa Ruth Weil le 1er mai 1946 et ils fondèrent ensemble une famille de cinq enfants. Il fut également président de la communauté juive de cette ville de 1974 à 1987 et décéda le 17 Janvier 1990. Il considérait sa vie après Auschwitz comme un défi lancé à ceux qui avaient voulu sa perte. Il voulait montrer que les nazis n’avaient pas réussi à déshumaniser l’homme subissant pourtant les pires outrages, qu’ils n’étaient pas arrivés à détruire la dignité de leurs malheureuses victimes. Alors, son engagement familial était pour lui la démonstration qu’un nouvel avenir pouvait se dessiner après la défaite des nazis et son dévouement pour la communauté de Saverne était l’expression de sa foi inébranlable, de sa confiance dans le destin du peuple juif et de son attachement à son Alsace natale.

En racontant avec beaucoup de peine son parcours, tant l’émotion était grande chaque fois qu’il en parlait, mon père a tenu en effet à transmettre son témoignage malgré les souffrances que cette épreuve entraînait pour lui. Il ne pouvait jamais faire abstraction du calvaire qu’il a vécu. Pourtant, il voulait tellement mettre l’accent sur le choc psychologique que doit représenter la mémoire de la Shoah. Sa démarche était pour lui comme un appel angoissé, une supplique destinée à lutter contre toute réapparition d’une semblable catastrophe.


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