Le 3 janvier 1945, un article du journal londonien Daily Mail relatait la découverte de 86 cadavres à l'Institut d'anatomie de l'Université de Strasbourg. Ils avaient été conservés dans de l'alcool. Un assistant technique de l'Université avait, en toute franchise, déclaré par un bel euphémisme qu'"on avait endormi ces personnes". Un autre put dévoiler aux instances alliées, chargées de l'enquête, que les cadavres de ces hommes et femmes tués étaient encore chauds à leur arrivée à l'Institut d'anatomie. Tous portaient un numéro, tatoué sur leur avant-bras gauche. Pressentant qu'il s'agissait d'un crime, il avait discrètement noté ces numéros. Ce n'est qu'avec le temps que l'on apprit ce qui se cachait derrière la mystérieuse et macabre découverte.
Hans-Joachim Lang a joué dans la recherche de la vérité un rôle déterminant. Il est de la génération de l'après-guerre (né en 1951), soucieux de faire toute la lumière sur les méfaits qu'on reproche à la génération de ses parents et grands-parents. Après avoir fait des études de germaniste et en sciences politiques, il est devenu rédacteur de la rubrique scientifique du quotidien Schwäbisches Tagblatt de Tübingen. Alors qu'il découvrait le passé national-socialiste et les carrières qu'ont pu faire alors certaines personnalités du sud-ouest de l'Allemagne, il est tombé sur le cas de l'anatomiste August Hirt et de sa collection de crânes, tristement célèbre, de l'Université de Strasbourg. Ce qui l'a frappé, c'est que, hormis Serge Klarsfeld (mais sans succès) personne ne s'est intéressé à l'identité des victimes de ce crime contre l'humanité. Il s'est senti interpellé. Aussi écrit-il (p.13) :
"Ce livre parle de la façon dont les numéros du camp de concentration se sont de nouveau transformés en noms. Un monde invisible durant de nombreuses décennies surgit de l'obscurité. Trait pour trait, les personnes sortent de l'anonymat, des hommes et des femmes vous mènent aux endroits où ils ont vécu et qui, nulle part en Europe, n'étaient à l'abri des nazis, que ce fût à Larvik en Norvège, à Théssalonique en Grèce, à Sittard aux Pays-Bas ou à Szereszow en Pologne… Ces gens assassinés continuent à vivre dans le souvenir de ceux qui les ont connus."
"(qu') il existait de grandes collections de crânes de quasi toutes les races et de tous les peuples ; il n'y a que pour les juifs que peu de crânes sont à la disposition de la science, permettant un travail qui produise des résultats sûrs. Pour combler cette lacune, la guerre à l'Est présente la meilleure occasion … Avec les commissaires judéo-bolcheviques qui incarnent une sous-humanité répugnante, mais caractéristique, nous avons l'occasion d'acquérir un document tangible, si nous prenons leurs crânes".
Himmler ne se fit pas prier pour donner son accord. Un groupe d'anthropologues SS se rendit à Auschwitz à la recherche de "sujets" appropriés. Tous les détenus étaient à leur disposition. Il ne s'agissait maintenant plus de crânes, mais d'une collection complète de squelettes. Car après l'élimination de tous les Juifs d'Europe, Hirt voulait montrer aux visiteurs de son musée à quoi ressemblait cette race disparue. Le "matériel" choisi, des hommes et des femmes à la fleur de l'âge, fut envoyé au camp de concentration du Struthof, en Alsace. Ils y furent gazés et immédiatement conservés à l'Institut de Strasbourg.
Voici le récit du premier gazage que fait Kramer, commandant du camp, lors du procès de Nüremberg, et ce sans rien éprouver apparemment de particulier (p173-174) :
"A l'aide de quelques SS, je leur ordonnai de se déshabiller complètement et les fit pousser dans la chambre à gaz quand ils furent tout nus. Les portes fermées, ils se mirent à hurler. Par un tube fixé en haut, à la droite du judas j'introduisis une certaine quantité de sels. Je fermai aussitôt l'ouverture du tube à l'aide d'un bouchon, fixé à l'extrémité du tube. Ce bouchon avait un tuyau métallique. Celui-ci projetait le sel et l'eau à l'intérieur de l'ouverture de la pièce dont j'ai parlé. A l'aide d'une commande fixée à proximité du tuyau, j'éclairai l'intérieur de la pièce et j'observai par le judas ce qui se passait dans la pièce. J'ai vu que ces femmes ont encore respiré trente secondes environ avant de tomber à terre. Après avoir mis en marche la ventilation dans la cheminée, j'ouvris les portes. Je trouvai ces femmes sans vie, gisant par terre ; elles étaient toutes recouvertes d'excrétions. Le lendemain, j'ordonnai aux infirmiers SS de mettre les cadavres dans une petite voiture (c'était environ 5h30) pour qu'ils puissent être transportés à l'Institut d'anatomie, comme le professeur Hirt nous en avait prié. Quelques jours plus tard, je conduisis de nouveau un certain nombre de femmes à la chambre à gaz dans les mêmes circonstances ; elles furent gazées de la même façon. Quelques jours plus tard, je retournai à la chambre à gaz, et cela se reproduisit à peu près deux à trois fois, jusqu'à ce que 50 ou peut-être 55, fussent tuées avec les sels que Hirt m'avait donnés."Le déroulement de la guerre, l'approche rapide du théâtre des opérations provoquèrent l'arrêt du projet. Himmler ordonna l'élimination complète de toute trace de cette collection compromettante. Cet ordre se solda par un échec car il était déjà trop tard. Aussi put-on enterrer le 23 octobre 1945 les restes de 86 cadavres. Mais personne ne pouvait répondre à la question : qui étaient ces hommes et ces femmes qu'on rendait à la terre ? L'entier mérite d'avoir redonné à ces êtres lâchement assassinés un nom et une identité, d'avoir reconstruit, par ses recherches, ne serait-ce que partiellement, leurs vies, si différentes les unes des autres, mais qui toutes se terminèrent au Struthof, l'entier mérite revient, sans conteste, à Hans-Joachim Lang. Pendant cinq ans, sans relâche, par des méthodes d'investigation d'une minutie extrême, en partant des numéros tatoués sur l'avant-bras des victimes, il a reconstitué un véritable puzzle, le puzzle de l'horreur car les destins des 86 victimes de la fondation "Ahnenerbe" reflètent la dimension européenne qu'avaient prises les persécutions à multiples facettes (humiliations quotidiennes, privation des droits élémentaires de l'individu, perte de la nationalité, spoliations, incarcération et internement) et surtout l'assassinat programmé des Juifs.