Enfance
Je suis né en 1924 d'Isaac Banner et de Rose Neugewürtz.
J'étais enfant unique de mes parents.
Ma mère est née à Amsterdam en 1893. Sa famille s'est installée à Belfort.
Mon père est né en 1893 dans la bourgade de Knihynicze (1) en Galicie, alors sous empire austro-hongrois.
Il est venu à Sélestat vers 1910 où se trouvait son frère Oscar, qui tenait un magasin de meubles.
Pendant la première guerre mondiale, pour ne pas être incorporé dans l'armée allemande, il s'est réfugié en Suisse, et a vécu à Lugano dans le canton du Tessin. Il gagnait sa vie en récupérant des objets usés, à Bellinzona.
Un jour, de fatigue, il s'est endormi en plein soleil, a attrapé une insolation puis est tombé sérieusement malade.
Il a refusé l'offre des dames de la société de bienfaisance juive de l'envoyer en convalescence à Davos.
Après la guerre et un intermède à Haguenau, il est rentré à Sélestat où il a repris le travail chez son frère, en démarchant la clientèle.
Après son mariage il a décidé de s'établir à son compte, et, suite à la demande de son frère de ne pas lui faire de concurrence, la famille s'est établie à Colmar, en 1929.
Nous avons habité rue Schongauer, au cœur de Colmar, à l'ombre de l'église collégiale, appelée cathédrale par les colmariens, où mon camarade de jeu était mon voisin Marcel Dreyfus (2).
Mon meilleur ami était Bernard Rovinski, fils du ministre officiant de la communauté juive Ephraïm Rovinski, et membre d'une fratrie de sept enfants.
Nous étions une famille très pratiquante.
J'ai été scolarisé au lycée Bartholdi. Pendant les grandes vacances j'étais interne à l'école talmudique créée à Neudorf près de Strasbourg par le grand rabbin du Haut-Rhin, Ernest Weill.
Notre cercle d'amis comportait surtout des familles originaire de l'Europe centrale et de l'est, comme les Gassenbauer, Amster, Buchinger, Gatterer, Schönberg, Ehrlich, Weinberg, Herberger, Edelstein. Le yiddish était la langue parlée entre ces adultes.
Mon père a acquis la nationalité française par naturalisation en 1928.
Nous avons accueilli chez nous mon grand-père venu de Pologne avec sa petite fille Suzanne, orpheline, qui a été élevée chez nous comme une sœur.
J'étais au fait de la situation politique, et ma première activité avant d'aller à l'école, c'était de lire les Dernières Nouvelles du Haut-Rhin auquel mon père était abonné. Nous suivions les événements outre-Rhin avec inquiétude, en tant que juifs, pas en tant que français, car une défaite militaire française était impensable.
Je passais souvent devant le restaurant "Luxhof" qui servait de quartier général au mouvement autonomiste alsacien, sorte de cinquième colonne de l'Allemagne. Les jours de beau temps, par la fenêtre ouverte au premier étage, je les entendais chanter "Deutschland über Alles".
Je n'ai jamais subi d'antisémitisme à l'école.
Par contre, j'ai douloureusement ressenti l'ostracisme de la part des juifs alsaciens envers le "pollack" que j'étais.
Nous avons ensuite acquis une maison place du Saumon.
Drôle de guerre – septembre 1939 – mai 1940
Dès que le danger de guerre s'est précisé, mon père a vendu notre maison et a entreposé dans la précipitation son stock de meubles dans un hangar proche.
Nous avons loué un appartement rue Mathias Grünewald.
Mon père, par mesure de précaution, nous a envoyés, ma mère et moi, à Appenans près de l'Isle-sur-le-Doubs. Ensuite nous avons habité à Clermont Ferrand, 1 rue de l'Université, où avait été évacuée l'université de Strasbourg.
Comme il ne se passait toujours rien, nous sommes rentrés à Colmar.
La guerre – l'exode juin 1940
Lorsque la défaite française était inéluctable, et l'invasion allemande proche, nous avons quitté Colmar le jeudi 13 juin par le train, direction Périgueux. Nous n'avons pas vécu la débâcle de façon intense. Mais à Brive ou Tulle la liaison ferroviaire était interrompue, et nous avons dû continuer par autocar. Ma mère a trouvé place dans le car, mon père et moi sur le toit, où nous avons rencontré une connaissance colmarienne, Monsieur Papier, soldat en déroute.
La guerre – l'exode juin 1940
Nous y avons rejoint ma cousine Suzanne qui y était arrivée en Septembre 1939 avec les évacués de Strasbourg, et avait rouvert avec son mari son atelier de maroquinerie. Nous avons d'abord logé chez elle, où une dizaine d'autres membres de la famille ou proches se sont entassés.
Mon oncle Oscar s'est réfugié à Clermont-Ferrand, avec femme et 4 enfants. Ensuite il s'est caché à Auzance, dans la Creuse.
Mon oncle Salomon a été prisonnier de guerre. J'ignore où. Sa femme Rose a été déportée à partir de Périgueux (3). Ses deux enfants Marcel et Claire ont été cachés.
Nous avons rapidement trouvé un appartement où nous loger.
Je n'ai pas repris l'école mais commencé un apprentissage de tailleur chez Monsieur Gradowitz, qui confectionnait des uniformes pour l'armée.
Quand il a fermé boutique, j'ai travaillé dans l'atelier de maroquinerie de ma cousine Suzanne, jusqu'au jour où, à cause des lois de Vichy, elle a dû, elle aussi, fermer son entreprise. Nous faisions surtout des sacs en cuir. Tous les ouvriers étaient des juifs réfugiés, surtout de Belgique, qui parlaient uniquement le yiddish entre eux.
C'est avec eux que j'ai appris le yiddish.
'ai alors trouvé à travailler dans l'atelier de M. Haas, réfugié alsacien de nationalité allemande, qui fabriquait des souricières. C'était un article très demandé et non soumis à contingentement. Il livrait dans toute la France. Nous utilisions pour les ressorts des fils de métal de récupération des SNCF. Mon premier travail a consisté à nettoyer et redresser ces fils, travail rebutant et salissant. J'ai ensuite travaillé dans la chaîne de fabrication où ma chaîne produisait 1200 pièces par jour. Nous étions rémunérés à la pièce. M. Haas semblait avoir une prédilection pour les ouvriers juifs, nombreux dans l'atelier.
Mon père ne touchait pas d'allocation de réfugié car il ne voulait pas être inscrit sur une liste, ne sachant pas exactement à quoi elle pourrait servir. Nous vivions des économies que mon père avait pu sauver lors de l'exode, et de mon salaire d'ouvrier.
Ma mère étant gravement et chroniquement malade, c'est mon père qui tenait le ménage.
Le dimanche j'enfourchais ma bicyclette et partais dans la campagne aux provisions. J'étais particulièrement bien reçu chez un paysan polonais, qui m'accueillait d'abord à sa table avant de passer aux affaires. Au retour je savais comment entrer en ville en évitant les points de contrôle du marché noir. Une fois, l'oie que j'avais attachée à mon porte-bagages s'est échappée, et j'ai eu de la peine à la récupérer. Nous voulions des volailles vivantes pour pouvoir les abattre rituellement.
Nous n'avons pas connu de problème alimentaire, grâce à ces approvisionnements dominicaux.
Il y avait une vie juive communautaire organisée à Périgueux sous la direction officielle du grand rabbin Hirschler, et la direction concrète du rabbin Marx.
Le grand rabbin Hirschler habitait Marseille où il remplissait encore d'autres fonctions importantes. Il venait tous les mois, et prononçait un sermon. C'était un homme d'une belle prestance (4). Nous allions régulièrement aux offices du Shabath qui avaient lieu dans une grande baraque en lisière de la ville. Rétrospectivement il me semble que nous avons agi bien imprudemment de nous exposer de la sorte. Une vie sociale et communautaire active s'est développée parmi les réfugiés.
J'ai aussi rendu visite à la famille Rovinsky (5), repliée à Limoges.
Les périls – fin 1943, 1944
Quand les rafles se sont intensifiées, mon père a décidé que la famille devait s'éparpiller dans la nature. Monsieur Haas a proposé de me cacher dans son appartement jusqu'à la fin de la guerre, mais j'ai décliné son offre ; je ne me sentais pas suffisamment en sécurité.
Ayant appris la fuite des fils Buchinger vers la Palestine via l'Espagne, mon père m'a envoyé à Luchon (Hte Garonne) tenter la même aventure. J'y ai rejoint la famille Gassenbauer, mais en face de la barrière des Pyrénées, j'ai perdu courage de les traverser, et suis rentré à Périgueux.
En prospectant dans la campagne, j'ai trouvé une ferme abandonnée pour mes parents à Ligueux, en Dordogne à 20 km de Périgueux. J'ai dit au secrétaire de la mairie qu'ils étaient juifs et l'ai prié de ne pas inscrire leur présence. Ce qu'il a fait.
Je me suis trouvé un emploi comme domestique agricole dans un hameau près d'Auzances dans la Creuse, non loin d'Aubusson. En arrivant, j'ai fait à pied les 4 km entre la gare et la ferme dans la neige et avec mes chaussures de ville. J'ai passé mes premières journées alité sur une paillasse dans une soupente, soigné à la gnôle. La première fois que j'ai fait ma toilette devant le puits dans la cour, les autres domestiques agricoles se sont attroupés, tout étonnés de me voir me brosser les dents. Ils m'ont expliqué qu'à leur avis ça ne se faisait que le dimanche avant de rencontrer des filles.
J'ai, pendant les mois suivants, travaillé à toutes les activités d'une ferme : soin des animaux, fenaison, moisson. Sans aucune rémunération pécuniaire.
J'avais le statut de jeune citadin isolé et sous-alimenté venu dans la campagne pour se refaire une santé. Je n'étais pas identifié comme juif. En fait, j'ai été assez mal nourri, le paysan réservant ses produits à la vente pour le marché noir. Nous mangions du pain rassis, par économie. Un jour, ayant fait une vente particulièrement réussie, il m'a coupé une tranche de pain blanc frais, de fabrication maison, l'a copieusement beurrée et me l'a offerte en me disant de goûter ça, que je n'avais jamais mangé une chose pareille.
Le grand-père était déjà impotent et passait sa journée dans l'âtre de la cheminée en écoutant la radio. Il entendait Henriot proférer ses invectives contre les juifs, et hochait la tête d'un air entendu. Je lui ai demandé de quoi il s'agissait. En réalité il n'avait aucune idée de ce qu'est un juif.
Cette famille n'était pas religieuse. Bizarrement, la seule chose à laquelle tenait le patron, c'est le dimanche des Rameaux. C'était probablement de sa part une assurance sans frais à l'approche des moissons. Il a exigé que son fils René et moi allions à l'église en bicyclette et fassions bénir des rameaux de saule coupés en chemin. Pendant le trajet René m'a dit qu'il était bien embêté parce qu'il ne savait pas exactement comment se passe le rituel. Je l'ai rassuré en lui disant de me regarder faire et de m'imiter. Chose faite. Avant le retour nous avons fait halte dans une buvette et sommes rentrés à la ferme en zigzaguant sur nos vélos. Les rameaux bénis se sont perdus. Nous en avons coupés d'autres, et le fermier a été satisfait.
Entre-temps mes parents m'ont écrit, très inquiets. Deux familles juives vivaient dans le même hameau qu'eux, les Becker et les Weill de Hochfelden. Les deux fils Becker, solides gaillards qui travaillaient à la ferme, avaient été arrêtés par les Allemands et abattus sommairement. (6). Les parents s'étaient réfugiés quelques jours chez eux, mais il y avait péril.
J'ai trouvé pour mes parents une ferme abandonnée à 20 km de chez moi. À nouveau j'ai trouvé un secrétaire de mairie compréhensif. Tous les mois, mes parents ont trouvé leurs cartes d'alimentation glissée sous leur porte la nuit.
À partir de ce moment, je passais tous les dimanches chez mes parents et rentrais le lundi matin. Les autres ouvriers agricoles se moquaient de mes yeux cernés qu'ils attribuaient à des frasques. Ils ignoraient l'existence de mes parents puisque j'étais censé être seul au monde.
Comme dans notre coin de région nous étions isolés des événements politiques, c'est par la radio que mes parents ont appris la libération de Montluçon fin août 1944. Mon père m'a demandé de ne plus continuer de travailler à la ferme. J'y suis retourné pour prendre mes affaires et en informer le fermier. Il m'a reproché de le lâcher juste pendant la période des moissons. Je lui ai alors révélé mon identité de juif, et déclaré que je ne me sentais pas obligé à son égard puisqu'il n'avait jamais rétribué mon travail.
Nous sommes rentrés à Périgueux.
Fin de la guerre - août 1944. Retour à Colmar - février 1945
Une voisine nous a indiqué chez qui se trouvaient les meubles de notre dernier appartement. Je me suis rendu chez ces personnes, ai donné une fausse identité pour qu'on m'ouvre. J'ai coincé le pied dans la porte, suis entré dans l'appartement et leur ai montré les meubles qui nous appartenaient. Ils n'étaient pas à l'aise et ont prétendu avoir gardé les meubles pour nous les conserver. En attendant, ces meubles leur avaient fait bon usage. Je les ai récupérés sans difficulté.
Nous avons dû recommencer l'affaire à zéro. Le stock de l'affaire avait été confisqué par l'occupant nazi et vendu. Le commissaire nommé par l'occupant, nous a payé le produit de cette vente, une somme dérisoire vu la dévaluation. Mais la demande en meubles était grande et le seul problème était de s'approvisionner dans les usines qui se sont remises en marche, surtout dans le Nord, où les meubles convenaient au goût alsacien.
J'ai entamé l'après guerre avec entrain et hargne, bien décidé à compenser les brimades du temps de guerre ainsi que le mépris de mes coreligionnaires alsaciens.