Je suis né à Grussenheim
(Haut-Rhin) en février 1925.
Mon père: Fernand Wormser, né a Grussenheim en 1889.
Ma mère: Caroline Weyl, née à Mulhouse en 1894.
Ma famille est établie depuis plusieurs générations à Grussenheim.
Mon père était commerçant, épicier en gros, associé à ses deux frères. La famille s'est établie à Colmar vers 1930. Ils y ont ouvert une épicerie en gros.
Nous sommes 5 frères : Roger, né en 1923; Claude, né en 1927 ; Raymond, né en 1928 ; Robert, né à Colmar en 1932.
En 1940 j'avais donc 15 ans.
Nous vivions à Colmar au moment de l'occupation-annexion par l'Allemagne. Nous avons quitté l'Alsace dans les quinze jours qui ont suivi l'occupation. Nous avons anticipé l'expulsion de force.
1940 - Exode, Dijon
Un monsieur, connaissance de mes parents, a accepté de nous convoyer tous les sept dans sa camionnette et nous a déposés à l'entrée de Belfort, près du monument au lion. Nous avions pour tout bagage quelques valises de vêtements. Nous avons passé une nuit à Belfort.
Le lendemain, nous avons pris le train pour Dijon, au hasard. Ma mère a décidé d'aller à la mairie. Elle y a rencontré le maire, le chanoine Kir, qui nous a procuré un appartement, tenant compte de la famille nombreuse. Nous sommes restés à Dijon jusqu'en mars 1942.
Mon frère Roger, qui avait commencé un apprentissage de tailleur chez mon oncle Henri, a trouvé de suite un emploi chez un tailleur.
Moi-même, qui étais encore élève, ai trouvé le 1er octobre 1940 un emploi comme apprenti chez Henri & Litaudon, grande quincaillerie de la place, qui employait 70 personnes. J'y suis resté jusqu'en mars 1942. Dijon étant zone occupée, je servais d'interprète vis-à-vis des clients allemands, surtout militaires.
En 1941, un matin, des tractions-avant de la Gestapo se sont arrêtées devant le magasin. Ils ont arrêté tous les jeunes employés pour les interroger à cause d'un tract qui avait été distribué, enjoignant les gens à ne pas payer avec des pièces de 25 centimes, parce que ces pièces étaient en nickel et que les Allemands les récupéraient comme matériel stratégique. C'était bien un camarade qui les avait imprimés et distribués, et qui s'est fait prendre. Lui et un autre jeune ont passé trois mois dans la prison de Clairvaux. Lors de mon interrogatoire, j'ai reconnu avoir reçu un de ces tracts, et l'avoir détruit, prétendument sur ordre de mon père. J'ai parlé en allemand, ce qui n'a choqué personne, vu que j'étais alsacien.
Au travail je ne me souviens pas que le sujet juif ait fait partie de la conversation. Je ne pense pas que ma religion ait été connue de quelqu'un. Cela ne faisait pas partie des préoccupations de la population.
1942 - Lyon
Pierre Wormser à Thisay en 1942 (au premier plan) |
à Thisay, sur la moissonneuse-lieuse |
Pierre Wormser un dimanche à Thisay en 1942 |
Un voisin de mon oncle, Monsieur Bourguignon, cheminot, s'est proposé de nous convoyer. À la gare de Dijon-Perrigny, gare de marchandise, de nuit, les cheminots nous ont installés dans un wagon de marchandises. Nous nous couvrions de couvertures et nous cachions derrière des bottes de paille. À Seurre (Côte d'Or), poste frontière de la ligne de démarcation, nous entendions les bruits de bottes des policiers allemands qui fouillaient les wagons. La paille servait aussi de camouflage olfactif contre les chiens policiers. Dans le même convoi je me suis trouvé avec mon frère Roger, mon père, ainsi que Denise et André Aron (1).
La famille a été transportée en plusieurs convois. Nous avons débarqué à Lyon. On nous a dirigés vers Villeurbanne dans un centre d'accueil. De là j'ai été embauché dans la maison Roméas, fabrique de boissons gazeuses, où j'ai travaillé comme livreur aux bistrots, en voiture à cheval, jusqu'à la fin mai. Mon frère a trouvé un emploi comme tailleur.
Nous logions dans un dortoir du même centre d'accueil, et mangions au Secours Populaire. Au menu : salade de laitue et rutabaga ou topinambour. Au centre venaient des recruteurs pour le "Premier Régiment de France". J'étais tenté de m'enrôler, mais mon frère m'en a dissuadé.
Nous sommes restés à Lyon jusqu'à fin mai 1942. Mon père a trouvé une chambre à louer, et ma mère l'y a rejoint en juin 1942. Le travail et la nourriture insuffisante m'avaient fort affaibli. Mon oncle de Paris, Félix, au courant de mon état, nous a proposés de m'accueillir à Issoudun (Indre) où il m'a trouvé un emploi dans une ferme à Thizay, village des environs.
1942-1944 - Thisay (Indre)
J'ai vécu au domaine de Monsieur Louis Rabot de juin 1942 à novembre 1944, travaillant comme ouvrier agricole "loué", déclaré officiellement sous mon vrai nom. Nous étions une dizaine de travailleurs. C'était une grande ferme céréalière de 300 ha. À mon arrivée, j'étais tellement affamé que je ne m'arrêtais pas de manger jusqu'à ce que le fermier m'ôte le plat des mains, en me disant que c'était dangereux pour ma santé de m'empiffrer brutalement.
J'étais tellement malingre que ma première activité consistait à garder les vaches. Après un bref stage comme "bricolin", j'ai reçu un attelage à mener, de trois chevaux. En fin de carrière, j'étais promu "premier charretier" c'est-à-dire contremaître des cinq attelages.
Pour tout le monde j'étais réfugié, le fait juif n'a jamais été mentionné. Il y avait toutes sortes d'ouvriers réfugiés, polonais, italiens, etc.
Nous dormions tous ensemble dans la même pièce attenante à l'étable, sur des paillasses. Nous mangions dans la cuisine.
Mon oncle Félix était fourreur de métier. D'Issoudun il est parti à Thiers (Puy-de-Dôme) avec sa femme et sa fille Marlyse.
Mon oncle Henri était avec sa femme à Noirétable (Loire), dans la zone sud. Il a proposé à sa fille Suzanne Silberschmidt, établie à Melun, dans la zone occupée, de le rejoindre avec son mari et leur fils, conseil qu'ils n'ont malheureusement pas suivi (2).
Une cousine de mon père, Germaine Dreifuss, originaire d'Altkirch, était réfugiée au Monastier-sur-Gazeille (Hte Loire) avec son mari, Jules, marchand de bestiaux, de nationalité suisse (3). Au moment de quitter Le Monastier pour la Suisse, ils ont proposé leur appartement à mes parents. Ils se sont tous installés au Monastier, comme réfugiés, et y sont restés jusqu'à la fin de la guerre. Les Allemands ne sont jamais venus au Monastier, qui était dans la montagne à 900m.
Au Monastier, plusieurs familles étaient réfugiées, dont certaines connaissances de mes parents, domiciliées à Colmar avant la guerre. Mes parents les ont certainement fréquentées.
Mon frère Roger était d'âge à être réquisitionné pour le Service du Travail Obligatoire. Il s'en est soustrait. Un jour, sur la rue principale, un gendarme et lui se reconnaissent de loin. Roger rentre subrepticement à la maison où quelques instants plus tard le gendarme le cherche. Ma mère nie l'avoir vu. Il lui répond qu'il lui est indifférent que son fils rejoigne la STO ou s'y refuse, mais qu'au moins il ne se fasse pas voir par lui….
Mes parents avaient comme seule ressource les allocations de réfugiés, et les salaires de Roger, qui comme partout ailleurs, avait tout de suite trouvé du travail. Moi-même, qui étais logé et nourri à la ferme, les aidais de mon pécule. Mes jeunes frères étaient scolarisés au Monastier.
1944 - Le Monastier sur Gazeille
En automne 1944, à la fin des hostilités dans cette région, mon père m'a demandé de rejoindre la famille au Monastier, pour l'aider dans son commerce. J'ai quitté la ferme à regret, aimant la vie à la ferme et l'activité que j'y menais. Monsieur Rabot a essayé de me retenir en me proposant de devenir son métayer. Au moment de le quitter, je lui ai dit que j'étais juif. Il m'a fait comprendre qu'il le savait.
Les quatre frères Wormser ont été actifs dans l'équipe de football du Monastier,
Après la guerre
Nous sommes restés au Monastier, puis, en 1951, nous sommes installés au Puy-en-Velay. Mes parents ont ouvert un commerce de textile. Mes frères et moi étions leurs employés. Nous faisions du porte à porte, puis les marchés.
Nous sommes rentrés à Colmar en 1955. Je me suis associé avec mes frères Robert et Raymond dans un commerce de vêtements.
Mon frère Roger s'est installé à Paris comme tailleur dans une confection. Il a par la suite ouvert une manufacture de pull-overs.
Mon frère Robert a poursuivi ses études de médecine à Clermont-Ferrand, et, après son service militaire en Algérie, s'est établi à Roanne.