Enfance
Avant la guerre
Nous vivions à Saint-Louis (Haut-Rhin).
J'y ai passé une enfance heureuse et paisible, sans événement marquant.
Mon père avait continué la tradition familiale de commerce
de chevaux. En 1935 il est devenu représentant des huiles de moteur Antar. Nous
habitions la même maison que les Jacob, et leur fille Germaine Lévy - dont le
mari Edmond est décédé en 1938 - et ses fils Gérard, né en 1929 et Roland, né
en 1933.
Monsieur Émile Jacob était ministre officiant et abatteur
rituel de la communauté juive de Saint-Louis.
En septembre 1938, lors des accords de Munich, il y a eu une alerte générale et une ambiance de guerre. Nous nous sommes réfugiés pendant un certain temps à Bourbonne-les-Bains (Haute -Marne).
La drôle de guerre
En septembre 1939, Saint-Louis, ville frontière avec
l'Allemagne, a fait partie des villes évacuées par ordre gouvernemental. La
ville d'accueil prévue était Lectoure (Gers), à 900 km de là.
Cependant notre famille, avec plusieurs autres familles
juives de Saint-Louis, s'est repliée sur Baume-les-Dames, dans le Doubs voisin,
à 110 km.
Il y avait avec nous les familles Rein, Goetschel, Kahn, Jules Lévy
& famille, évacués de Strasbourg, ma tante Lucie et son mari Edmond Geismar
ainsi que ma grand-mère Mélanie Lévy. Les Jacob étaient aussi du nombre, ce qui
a résolu le problème de la viande cacher. Nous avons loué un appartement assez
spacieux dans une maison que nous avons partagée avec d'autres familles juives.
En novembre 1939, nous avons fêté la bar-mitzva de mon
frère Claude.
J'ai fréquenté l'école primaire.
Début de la guerre - Exode
Nous sommes partis le dimanche 16 juin. Le train a pris 4 heures pour couvrir 50 km de
Baume-les-Dames à Besançon, à cause du bombardement italien. J'ai vu un avion,
puis un objet qui s'en est détaché pour tomber sur un pont qui a explosé;
c'était une bombe. Mon père nous a ordonné de nous coucher sur le plancher du
wagon. Le train s'arrêtait sous chaque tunnel pour rester à l'abri. Le chef de
train a décidé de ne pas continuer, et de faire marche arrière. Le train était
arrêté au bord d'un pré. Une dame cueillait des cerises, et m'en a offertes.
Retour à Baume-les-Dames. Selon la saga familiale, Maurice Geismar aurait
soudoyé le chef de train pour qu'il s'arrête à Baume-les-Dames et nous laisse descendre.
Arrivés dans notre appartement, nous y avons trouvé mon
oncle, ma tante Sarah et son mari Max Meyer, réfugiés entre temps de Colmar.
Les Allemands ont occupé Baume-les-Dames. La maison voisine faisait office de Kommandantur allemande, gardée par des soldats qui faisaient les cent pas en passant devant nos fenêtres. Le bruit de leurs bottes m'est resté en souvenir.
Entre temps, ma famille est repartie de Lectoure pour revenir dans le Jura, mais en contournant le Massif Central par le sud, ce qui a permis à ma grand mère âgée de 71 ans, de voir la mer pour la première fois de sa vie. Ils se sont installés à Saint-Amour (Jura), qui se trouvait dans la zone sud.
En octobre-novembre 1940, ma tante Lucie et son beau-frère
Maurice Geismar ont demandé officiellement à passer en zone libre, rejoindre à
Saint-Amour le reste de la famille. Comme le permis tardait à venir, ils ont
essayé d'y aller en fraude, mais ont été interceptés. Ma tante a passé deux mois en prison, Maurice deux mois. Ensuite ils ont pu y aller officiellement,
l'autorisation étant arrivée entre temps.
J'ai été scolarisé à Baume-les-Dames.
1941 - 1944 - Coligny
En janvier 1941, nous aussi voulions rejoindre le reste de la tribu à Saint-Amour, munis de permis. Mais le quota des réfugiés était déjà plein dans le Jura, et nous avons dû trouver refuge à Coligny, dans l'Ain, à 6 km de St Amour.
À Coligny, mes parents et moi, mon oncle Max et ma tante
Sara, avons partagé le même appartement. À Coligny il y avait aussi la famille
Goetschel, Mme Kahn et sa fille Micheline, George Blum, frère de ma tante
Marguerite, communiste, Jules Lévy de Saint Avold et sa femme. Jules Lévy de
Saint Avold y avait été ministre officiant et sho'heth (boucher rituel). À nouveau, quand cela
était possible, nous pouvions avoir de la viande cacher.
Nous étions très démunis, et devions vivre des seules
allocations pour réfugiés. Un repas de fête pour quatre personnes consistait en un un
pigeon farci avec ses abats et du pain.
Max, qui avait eu à Colmar une choucrouterie, a installé
avec un voisin M. Delin une choucrouterie de fortune. M. Delin commercialisait
la choucroute. Delin était aussi chef de la fanfare municipale. Grâce à lui j'ai
appris le solfège et le pipeau. On m'a engagé dans la fanfare, mais comme on
m'avait donné un instrument à vent qui ne me plaisait pas, je me suis désisté.
Mon envie était de jouer du saxo, mais il fallait en posséder un en propre, ce
que mes parents ne pouvaient pas se permettre.
Je faisais aussi partie d'un groupe laïque de jeunes,
encadré par une jeune fille d'une vingtaine d'années, Melle Despatin. Nous faisions
des sorties, entre autres dans une maison sur une colline isolée, appartenant à
ses parents (1).
Notre vie s'est déroulée sans faits saillants. J'étais
scolarisé normalement.
Nous n'avions pas de vie sociale en dehors du cercle
familial. Nous avions une voisine, communiste convaincue. Aucun de nous ne s'est
fait connaître comme juif, mais tout le monde le savait. Nous n'avons pas porté
l'étoile jaune. Nous n'avons pas subi d'hostilité déclarée dans la ville, mais sentions
une certaine méfiance envers nous.
Passage en Suisse (2) - avril 1944
Je devais faire partie d'un convoi d'enfants. Dimanche on
m'a mis dans un train pour Annemasse. Je voyageais en première classe et en
étais très fier. Le couple Jacob avait aussi décidé de partir en Suisse, et
voyageait à part dans le même train.
Arrivés à Annemasse, nous avons été pris en charge par des jeunes filles qui nous ont amenés dans un appartement situé dans les combles
d'une maison dont le rez-de-chaussée était occupé par un restaurant.
Nous y avons passé le reste de la journée à l'étroit, à quinze
personnes.
La nuit tombée nous avons été pris en charge par deux
passeurs qui nous ont emmenés en file indienne hors d'Annemasse, à travers la
campagne, pour passer la frontière.
C'était la nuit du 2 avril 1944. Nous avons été hélés par
deux soldats allemands qui se sont mis à tirer. Le groupe s'est immédiatement dispersé
en désordre. Les passeurs n'étaient plus avec nous. A cause des tirs, tous les
chiens alentour se sont mis à aboyer. J'en ai gardé une crainte des chiens
pendant de longues années.
Un jeune couple faisait partie du groupe, portant un petit
enfant de 2-3 ans sur le dos. À ce moment, ils ont posé l'enfant et se sont
enfuis. Ce n'était pas leur enfant. Ils l'avaient recueilli après la
déportation de ses parents. Les époux Jacob se sont fait arrêter (3),
ainsi que cet enfant (4)
J'étais dans la nature, tout seul. J'ai continué dans la direction d'origine, avec pour tout bagage un sac à dos et une petite sacoche. Je suis arrivé au bord d'une route. D'un côté il y avait de grands fils de fer barbelés. J'ignorais alors que c'était ainsi que la frontière entre les deux pays était matérialisée. Au loin je voyais des lumières, et dans mon imagination, cela devait être un grand domaine allemand. J'ai entendu les pas d'une patrouille. Je me suis allongé dans le fossé. La patrouille a passé. Elle n'avait pas de chien, heureusement. J'ai marché le long de cette route. J'ai réussi à me glisser sous le barbelé. Mais il y en avait une seconde rangée. Je suis resté entre les deux rangées. A un moment donné j'ai entendu en français quelqu'un qui crie: "Halte là, les mains en l'air!". Je me suis arrêté, à genou, les mains en l'air. En fait, il n'y avait personne. Probablement des gardes frontières ont entendu mes pas et fait leur sommation. Après un certain temps, toujours à genou et les mains en l'air, j'ai entendu une voix derrière moi qui me demande ce que je faisais là. C'était un douanier suisse. Il m'a aidé à passer la frontière en me demandant de ne dire à personne qu'il m'avait aidé.
Mon entrée en Suisse a été enregistrée au poste frontière
de La Renfile - Jussy (Genève). J'ai été interné dans plusieurs camps à Genève
et à Bâle, et fait un long séjour dans un santorium-aérium à Leysin (Vaud).
Finalement j'ai été recueilli par mes tantes et ma
grand-mère paternelle à Bâle.
Je suis resté à Bâle jusqu'à la fin de la guerre où j'ai
fréquenté l'école française.
Mon frère Claude a pu passer la frontière suisse. Étant
considéré adulte, il est resté interné, où il a été embrigadé dans une équipe de bûcherons.
Pendant mon année Suisse, j'ai été en contact épistolaire avec
mes parents. J'ai conservé ce courrier.
En 1944, mes parents se sont cachés dans un village près
de Coligny chez des paysans, et y sont restés jusqu'à la Libération.
Après la guerre
Début 1946 j'ai rejoint mes parents à Saint-Amour, où nous
avons habité avec les Edmond Geismar. Mon père était déjà incurablement malade
depuis 1945. Il est décédé cette année.
En 1946, mon frère Claude est décédé huit jours près une
opération d'appendicite, à Aix-les-Bains. Il avait 20 ans.
Edmond Geismar a trouvé à Colmar un emploi comme chevillard,
son ancien métier.
Ma mère et moi les avons rejoints à Colmar, où nous avons essayé
de reconstruire notre vie.
Notes