Enfance
Je suis née en octobre 1918 à Héricourt (Haute-Saône) de Maurice Gintzburger et Céline Lévy.
Mon père est né en 1848
à Herrlisheim (Haut-Rhin) (1). Ma
mère est née en 1881 à Belfort (2).
Mon père était
marchand de bestiaux à Belfort. Le boucher Abraham Lévy, qui avait trois filles
et trois garçons, l'invitait chez lui à l'occasion de leurs contacts
professionnels. Abraham Lévy s'est douté qu'il s'intéressait à ses filles. Il
l'a sommé de se déclarer, ce qu'il a fait en désignant sa cadette Céline, qui
avait 19 ans, portait encore des nattes et ne pensait pas au mariage. Abraham
Lévy a refusé, déclarant que les aînées devaient se marier d'abord. Les sֲurs
aînées se sont désistées, et le mariage a eu lieu en 1899 (3).
Le jeune couple s'est alors installé à Héricourt. Mon père a acheté une boucherie à ma mère, qui a appris le métier auprès du
chef boucher. C'était un dur métier, il fallait se lever à l'aube. Aussi Madeleine et moi nous sommes promises de ne pas épouser
de boucher...
Ma fratrie comprenait Georges, né en 1902, Madeleine (4), née en
1904 et André (5),
né en 1906.
À Héricourt il y avait quelques rares familles juives. Monsieur Hagenauer
faisait office de ministre officiant les samedi et jours de fêtes.
Après ma naissance, une jeune fille s'occupait de moi puisque ma mère était à l'affaire. Un jour mes parents l'ont surprise en galante compagnie et l'ont congédiée sur le champ.
Ils ont alors chargé Madeleine de veiller à moi, ce qu'elle a fait avec joie, trop contente de quitter l'école.
J'ai passé mon enfance à Héricourt et y ai fait ma scolarité jusqu'à 16 ans. J'ai ensuite passé une année à l'école hôtelière de Besançon en logeant chez mon frère Georges qui
avait une boucherie.
Mon père est décédé en
1927.
Benjamin
"Benny" Bloch, né en 1908, cousin colmarien de Monsieur Haguenauer venait régulièrement lui rendre
visite à Héricourt lors de ses tournées professionnelles de représentant de "La
franco-brésilienne de café".
Un jour où ils étaient
attablés à la terrasse d'un café, ils m'on vue passer
en bicyclette. M. Hagenauer a dit à Benny Bloch: "Tiens, voilà une femme pour toi!". Benny Bloch
lui a dit que ce ne serait pas possible avant que sa s ur Fanny, fiancée à Pierre Gensburger, ne se marie. Il devait participer à sa dot. Leur
mariage a eu lieu en janvier 1939. Alors, par l'intermédiaire de M. Hagenauer, nous avons pu faire connaissance. À cette époque
Benny vivait, ainsi que ses frères Camille, Sylvain et Georges, chez ses
parents Alexandre et Rachel Bloch qui avaient une boucherie rue de l'Ours à Colmar. J'ai voyagé à Colmar pour faire connaissance avec ma future
belle-famille. Au repas il y avait un magnifique saumon du Rhin. Au dessert, je
n'en pouvais plus, mais mon futur beau-frère Pierre Gensburger m'a conseillé de faire honneur à l'énorme biscuit fourré commandé par Madame
Bloch, si je voulais entrer dans ses bonnes grâces.
Nous nous sommes
fiancés en avril 1939. Je n'étais pas pressée de me marier, mais vu la
situation politique, Alexandre Bloch a trouvé que nous ferions mieux de ne pas
attendre trop longtemps. Notre mariage a eu lieu à Héricourt le 4 juin 1939, béni
par le rabbin de Belfort. Nous avons fait notre voyage de noces à Bandol, en y
voyageant en train-couchettes. Benjamin nageait très bien et s'éloignait de la
côte jusqu'à disparaître de ma vue, ce qui m'angoissait; j'avais peur de
devenir veuve si jeune.
Nous nous sommes
installés à Colmar dans un appartement loué rue des Moulins que mes
beaux-parents avaient retapissé et aménagé, mais meublé a
minima vu la situation politique précaire. Je devais m'équiper selon les
indications de ma belle-mère qui voulait que je me fournisse chez ses clients.
Ainsi, j'ai acheté mes batteries de cuisine chez Gsell, place Jeanne d'Arc, où
la caissière faisait les additions à la craie blanche directement sur le
comptoir en bois. Les tapis, j'ai dû les acheter chez "Tapis Geismar" au coin de la grand'Rue
et de la rue de l'Eglise.
Benny partait en
tournée toute la semaine et rentrait à la maison le vendredi soir.
Les dimanches nous
partions souvent en randonnée pédestre dans les Vosges.
La drôle de guerre - septembre 1939
Lors d'un retour de
promenade le 24 août, Benny a reçu son ordre de mobilisation pour Besançon,
dans le génie. Il a été conducteur de poids lourds, car il possédait le
permis.
J'ai fermé notre appartement, rejoint Besançon et logé chez mon frère Georges, que j'aidais dans
sa boucherie.
En novembre j'ai passé une semaine auprès de Benny, à Graufthal (Bas-Rhin)
où il était stationné. Il est venu me chercher à la gare avec son gros camion.
Il logeait chez le garde forestier dont la femme, pour améliorer leur maigre
ordinaire, tricotait toute la journée des layettes. Nous avons dormi dans la
remise des pommes, parfumée de la bonne odeur des fruits.
Pendant ces mois,
Benny m'écrivait deux à trois lettres par semaine.
1939, 4ème à partir de la gauche: Benjamin Bloch, 1939, probablement à Besançon |
Lezoux, août 1940, le retour des lavandières: Fanny et Simone |
Les hostilités - mai 1940
L'unité de Benny n'a pas participé à des engagements militaires. Elle s'est repliée à La Bastide-de-Sérou (Ariège). Le 1er août il a été démobilisé
à Bourg-en-Bresse et s'est rendu à Lezoux près de Clermont-Ferrand où ses
parents et Georges s'étaient réfugiés. Ils avaient quitté Colmar le 15 juin
comme la plupart des juifs colmariens, en auto dans la vielle Mathis familiale
et se sont arrêtés lorsqu'ils n'ont plus pu trouver du carburant. Je les ai
rejoints. Ils avaient trouvé à se loger dans une maison appartenant à un paysan,
le père Benoît, dont la ferme était attenante. Quand mes autres beaux-frères et
Pierre Gensburger ont été démobilisés, ils nous ont
rejoints à Lezoux. Fanny aussi. Les uns vivaient dans notre maison, les autres à
l'hôtel du village. Le père Benoît nous fournissait en légumes.
Pendant la drôle de guerre, mes beaux-parents avaient entreposé une
partie de leur mobilier à Bruyères (Vosges) chez la sֲur de ma belle-mère. Un
ami, M. Germain Weill (6), qui avait ses entrées en haut lieu. Il a réussi à mobiliser un wagon de fret pour
faire transporter ce mobilier jusqu'à Lezoux.
5 juin 1941, Besançon, Céline Gintzburger avec Mimi et Claude |
Lezoux 24.8.1941 : Rachel et Alex Bloch et une nièce Alice de Mulhouse en visite, réfugiée près d'Albi |
Benny a attrapé une hernie due à l'effort de tenir la charrue lors du labourage. Le 13 novembre 1940 il a été opéré à Clermont-Ferrand. Je lui ai rendu visite à l'Hôtel-Dieu. Il était dans une grande salle où les lits étaient disposés en deux rangées contre les deux murs. Les infirmières étaient des religieuses en cornette, compétentes mais très sévères. Une fois, il a reçu une gifle d'une d'elles, je ne me souviens plus pour quelle raison.
Thiers 1941 - 1944
Comme Benny était devenu inapte au travail physique, il a trouvé du travail comme ouvrier à Thiers
(Puy-de-Dôme), à 20 km de Lezoux, où avons déménagé.
Benny a d'abord travaillé à une presse de thermoformage de peignes et autres objets
ménagers en matière synthétique, puis comme soudeur à la manufacture de couteaux
Chabannes, Brugère et Cie, qui comptait 300 ouvriers.
Nous étions déclarés comme juifs. Dans notre entourage on savait que nous étions juifs, sans vraiment savoir ce que c'est. De plus, le patronyme Bloch était connu comme juif, puisque Marcel Bloch-Dassault avait installé une usine d'avions dans la région, et que la propagande vichyssoise s'était chargée de faire connaître sa "race". Nous n'avons jamais eu de problème avec la population locale à ce sujet, dans laquelle nous étions parfaitement intégrés.
À Thiers vivaient plusieurs familles juives alsaciennes, dont les Sulzer (8), Lippmann, Schwab, mais il n'y a
pas eu de vie communautaire organisée.
Les week-ends nous nous rendions à Lezoux où je remplaçais ma belle-mère dans les travaux qu'elle
ne savait plus faire : lessive, repassage, raccommodage.
Notre voisine du bas, Mme Lachaux ancienne ouvrière d'usine, achetait des peaux
de mouton qu'elle tondait; elle maîtrisait toutes les étapes depuis la tonte
jusqu'à la filature, le tout à la main et à la maison. Elle avait trois enfants et
son mari était maçon.
Une autre voisine, Mme Martinet, était épicière, et son mari était prisonnier de guerre. Les dimanches
où nous n'étions pas à Lezoux, j'allais avec elle au cinéma.
Mon frère Georges Gintzburger, à la fin des hostilités en été 1940, a été démobilisé à Bourg, dans le Jura en zone libre. Comme sa femme voulait rester à Besançon pour ne pas quitter son cadre de vie, il l'a rejointe. Il s'est déclaré comme juif à la préfecture. Après un attentat contre un officier allemand, les occupants ont réclamé cent otages juifs. Georges était du nombre. Il a été arrêté, interné à Compiègne et déporté à Auschwitz le 27 mars 1942. C'était le convoi n°1 (9)...
Au début de la guerre, ma mère vivait sa retraite à Héricourt dans notre maison familiale, avec ses surs célibataires Caroline et Marie Lévy. Georges les a fait venir à Recologne près de Besançon. En 1942, elles sont parties pour Saint-Hilaire-du-Rosier (Isère), où de nombreux membres de leur famille se trouvaient déjà, et y sont restées jusqu'à la fin de la guerre, sans ennuis particuliers.
Occupation de la zone libre - novembre 1942
En novembre 1942 Thiers a été occupée, et une brigade SS y était stationnée.
Il y a eu des arrestations de juifs et de réfractaires au STO. Une
voisine, secrétaire à la mairie, nous informait à l'avance des rafles à venir.
Nous nous sommes alors cachés dans la ferme Faucheux où nous passions alors une
ou deux nuits. Je n'ai jamais pu savoir si nous avions été sur les listes des
personnes à arrêter. Lors d'un des ces séjours
involontaires, j'ai, avec tous les voisins, aidé le père Faucheux à la moisson qu'il
faisait avec un gros engin à vapeur.
Nous suivions les événements politiques et militaires grâce aux voisins
qui possédaient une T.S.F.; nous lisions aussi "La Montagne", mais ce
journal était censuré.
La libération - août 1944
Ma fille Annie est née le 4 mai 1944 à l'hôpital de Thiers. J'avais une chambre individuelle et le nouveau-né restait avec moi dans la chambre, contrairement à ce qui se faisait alors en Alsace.
Thiers a été libérée après des combats entre Allemands et maquisards. Benny a aidé les maquisards, mais n'a pas participé aux combats.
Dans ma rue, une femme a ouvert les volets pour voir ce qui se passait. Elle a été atteinte mortellement par une balle perdue. Son mari était prisonnier de guerre et elle avait fréquenté un militaire allemand dont elle avait eu un enfant. Ce bébé avait le même âge qu'Annie. Pendant les jours suivants j'ai donné la tétée au bébé. Par la suite, il a été pris en charge par sa grand-mère, mais j'ignore la suite de son destin, en particulier au retour du prisonnier.
Après la libération de la ville, la vie a continué comme auparavant. Mais il fallait penser à la suite.
Fin de la guerre
Après la libération de Colmar le 2 février 1945, mon beau-père et un de ses fils y sont allés faire l'état des lieux et préparer le retour de toute la famille.
Benny a donné son
congé à l'usine, bien que ses patrons l'aient bien gardé. Quand il leur a
expliqué que son métier d'avant guerre, depuis l'âge
de 18 ans, était représentant de commerce, ils lui ont proposé de le faire pour
eux dans l'Alsace, la Lorraine et la Sarre, ce qu'il a fait jusqu'à la fin de
sa vie professionnelle. Avec le temps il a enrichi son portefeuille d'autres
cartes dans la même branche.
Il a commencé par
prospecter la clientèle à bicyclette, puis a pu avoir une voiture d'occasion qui
lui a permis de transporter davantage d'échantillons et de visiter son secteur
plus commodément.