mémoires d'une personne juive ayant vécu en France entre 1939 et 1945
Je suis née en 1924 à Belfort de Joseph Weinberg et Faijga Golberg
Nous étions trois filles : Rachel, née en 1921 à Bad Elster, Allemagne ; Paulette, née en 1934 à Colmar.
Mes parents
Mon père, Joseph Weinberg est né à Lodz en 1895. Son père était négociant en œufs et fromages. Il était membre du Bund.
Depuis 1939, nous n'avons plus eu de nouvelles de la famille Weinberg restée en Pologne.
Ma mère, Faijga Goldberg est née à Pietrokow, Pologne, en 1893. Son père était un talmudiste, et étudiait toute la journée. Elle avait deux sœurs, Frania, Marie, et un frère Seinwel.
Frania a épousé Abraham Hiller en Pologne, où son aînée Rose est née.
Marie a épousé Fernand Buchinger.
Les Hiller ont émigré en France. C'est Frania qui y est d'abord venue seule et a décidé d'établir la famille à Colmar. Son mari Abraham, qui à l'origine se destinait au rabbinat, l'a suivie.
Mes parents se sont mariés vers 1920. Ils ont de suite quitté la Pologne, sont restés un temps à Bad Elster en Allemagne, puis sont venus à Belfort, et peu de temps après à Colmar.
En 1929 ils ont acheté une maison au coin de la place Sainte Anne (qui n'existe plus) - 1 rue Golbéry. Là, mes parents ont plus tard ouvert un magasin au rez-de-chaussée pour Fernand et Marie Buchinger.
Mes parents ont fait venir de Pologne ma grand-mère maternelle, Golda Goldberg, veuve, avec sa plus jeune fille Marie. Marie a épousé à Colmar Fernand Buchinger. Ma grand-mère Golda a habité par la suite avec la famille Buchinger.
Mes parents faisaient les marchés dans le textile jusqu'en 1939.
Mon grand père paternel, veuf, nous a rendu visite en 1934. Mes parents voulaient qu'il reste avec nous mais, juif pratiquant orthodoxe, l'ambiance française laïque ou chrétienne ne lui convenait pas.
Dans les années 30 mes parents ont délégué Fernand Buchinger en Palestine mandataire pour qu'il y achète un terrain à Tel Aviv. Ce qu'il a fait, mais il a été escroqué de son argent et cette transaction a été fictive.
Il a ramené un album à photos à couverture en bois d'olivier pour ma soeur Rachel et pour moi un poudrier en argent gravé à mon nom, que je possède encore.
Avant la guerre
En 1939 j'avais 15 ans, élève au Lycée Camille Sée.
Nous suivions les événements politiques par la presse française et le périodique yiddish "Unser Wort", paraissant à Paris. Après la "Nuit de cristal", les évènements en Allemagne nous inquiétèrent. Ils ont aussi perçu négativement la nomination de Laval comme président du Conseil en 1936. À la maison on parlait aussi beaucoup des Croix de Feu ultra nationalistes du Colonel de la Rocque.
Mes parents étaient apatrides, et ont essayé de se faire naturaliser pendant de nombreuses années. Mais à la préfecture du Haut-Rhin, un fonctionnaire responsable du bureau des étrangers mettait les bâtons dans les roues à toutes les demandes émanant de juifs polonais.
Mes parents suivaient des cours de français avec d'autres juifs polonais, dans le but de s'intégrer à la France.
Ma soeur Rachel avait des camarades de lycée qui militaient dans l'extrême droite.
Personnellement je n'ai pas ressenti d'antisémitisme autour de moi.
La drôle de guerre - septembre 1939 - mai 1940
Dès la déclaration de guerre, mon père s'est engagé volontairement dans l'armée et a été affecté dans un régiment d'engagés volontaires étrangers à La Valbonne dans l'Ain, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de juifs.
Le Lycée Camille Sée n'a pas ouvert en octobre 1939. Mes parents ont assuré leurs arrières en louant un appartement à Clefcy dans le Vosges. Nous nous y sommes repliés, y avons fait des réserves alimentaires et vestimentaires en prévision du pire, et entreposé le stock de marchandises de mes parents.
En novembre mon père a été libéré, comme soutien de famille avec trois enfants, le Lycée a rouvert, et j'ai entamé ma classe de seconde.
L'hiver 1939-1940 s'est passé sans évènements marquants dans notre vie.
La guerre
Le 10 mai 1940, première alerte, le pont au dessus de la voie ferrée a été bombardé.
Tous les samedis matins nous avions cours de physique dans le sous-sol du lycée. La directrice renvoyait toutes celles qui n'avaient pas amené leur masque à gaz. Il y avait toujours des alertes. Nous restions alors dans les abris.
Lors d'autres alertes, nous allions dans l'abri aménagé au sous-sol de la Brasserie du Nord, rue du Nord (la brasserie existe toujours).
Vers le 15 juin, le vendredi soir, à l'office, le grand rabbin Ernest Weill a exhorté les membres de la communauté juive à quitter la région au plus vite, la force majeure ayant préséance sur le repos sabbatique.
Le samedi matin nous sommes partis à cinq voitures : les Rubin (1), les Hiller, les Seibert, les Buchinger et nous. Nous devions nous retrouver à Limoges où se trouvait la boucherie Buchinger, tenue par Fritz et Alex, rue Jules Guesde, frères de l'oncle Fernand, qui avaient suivi la population strasbourgeoise lors de l'évacuation de septembre 1939. Ma soeur Rachel conduisait la Citroën C6 familiale, car elle seule avait le permis de conduire. Comme mes parents ne conduisaient pas et ne l'utilisaient pas professionnellement, cette voiture avait donc été achetée en prévision d'un départ en cas de guerre. M. Léon Herberger (2) lui avait donné des leçons de conduite. Une fois, ils sont descendus la rue de l'Église, et Rachel a perdu le contrôle de la voiture. Ils ont atterri dans la vitrine du magasin de meubles Howald.
Nos deux vélos étaient sur le toit de la voiture.
Les routes n'étaient pas encombrées, car le gros de la population alsacienne n'était pas en fuite. Nous avons perdu contact avec les quatre autres voitures. Nous étions très désorientés car l'armée avait ôté tous les poteaux indicateurs. Nous avons eu une panne à Besançon devant le monument aux morts. Des soldats nous ont aidés à changer la roue. Nous avons continué et avons eu une nouvelle panne. Des paysans ont attelé leur cheval devant la voiture et l'ont remorquée jusqu'à leur ferme à La Clayette (Hte Saône). Nous avons passé la nuit dans la grange sur du foin. Sur ce trajet les routes étaient encombrées de fuyards. Nous avons été plusieurs fois mitraillés par des avions italiens, ce qui nous obligeait à nous jeter dans les fossés. Lorsque nous étions en panne d'essence, Rachel et moi prenions nos bicyclettes pour trouver des soldats qui nous donneraient un peu d'essence. Nous sommes finalement arrivés à Limoges.
Limoges 1940 - 1941
Les Buchinger de Strasbourg nous ont hébergés en attendant de trouver autre chose. Nous dormions à 19 par terre sur des matelas.
Notre premier appartement a été une boucherie désaffectée que nous avons dû mettre en état, avec les Hiller, en grattant les croûtes de sang desséchées, travail fort répugnant.
À Limoges, route d'Aix, nous avons repris un appartement à des alsaciens qui rentraient à Strasbourg après l'armistice.
J'ai repris le lycée en automne 1940 et ai passé mon premier bac en été 1941.
En 1941, étant apatrides, nous avons dû quitter Limoges.
Les Buchinger sont partis à Dorat, au sud de Limoges, avec notre grand-mère Golda et la grand-mère Buchinger.
Beaune-les-Mines, 1941 - 1943
Nous nous sommes installés à Beaune les Mines, à 12 km de Limoges.
Mes parents ne pouvaient pas travailler. Auparavant ils avaient envoyé de la marchandise à Limoges, lors de l'évacuation de Strasbourg vers Limoges, en septembre 1939. Grâce à cela, ils ont pu survivre matériellement en troquant ces marchandises textiles contre de l'alimentation, dans les fermes.
Rachel est restée à Limoges, où elle suivait une formation de jardinière d'enfants. Elle était aussi cheftaine de "petites ailes" au mouvement scout juif EIF. Certaines de ces petites filles ont été confiées aux œuvres de Notre Dame de Sion. Des religieuses en ont profité pour les convertir au christianisme (3).
Nous avons fréquenté les milieux juifs et la communauté dirigée par le rabbin Deutsch. Je participais aux activités et aux camps des éclaireuses EIF. Parmi les éclaireurs : Marcel Mangel, le futur mime Marcel Marceau, "Cabri" Lehmann, Gérard Alexandre.
J'ai voulu rendre visite à mon oncle Max Weinberg qui était interné dans le Lot-et-Garonne, avec sa femme et ses deux enfants, Marcel et Rachel. Ils avaient fui la Belgique et ont été raflés à Marmande (Lot-et-Garonne). Je me suis présentée au grillage et ai insisté pour pénétrer dans l'enceinte du camp. Le policier français, fusil à l'épaule, m`a chassée en me menaçant que si j'y entrais, j'y resterais. J'ai donc repris le train pour Limoges, sans les avoir vus. À part Marcel, les trois autres Weinberg ont été déportés à Auschwitz d'où ils ne sont pas revenus. Des années plus tard nous avons retrouvé la trace de Marcel en Israël.
Nous habitions une maison au bord de la route, sans eau ni chauffage. Nous cherchions l'eau d'un puit situé dans le pré voisin. Plus tard une famille juive d'origine turque, les Béhar, est venue habiter au rez-de-chaussée, nous au premier. Nous faisons de l'élevage d'oies, que mon père gardait en leur attachant une ficelle à la patte. Nous continuions à vivre de troc.
Je suis restée à la maison pour aider ma mère. Paulette allait à l'école communale de Beaune. J'allais à Limoges et continuais à fréquenter les éclaireurs. Heureusement j'avais ma bicyclette pour me déplacer.
En octobre 1943, sous l'égide de l'OSE (4) ; j'ai accompagné plusieurs convois d'enfants de Limoges vers Saint-Étienne. Un convoi comprenait une douzaine d'enfants. C'étaient probablement des enfants dont les parents avaient été internés ou déportés, et que l'OSE avait pris en charge. À Saint-Étienne nous étions hébergés par l'Aide aux Mères, organisme dirigé par Mesdemoiselles Juliette Vidal et Marinette Guy. Dans le train, nous essayions de dresser les enfants à prendre une autre identité, dans l'éventualité d'un contrôle policier. De Saint-Étienne, je reprenais mes protégés en direction de l'Ardèche. Dans chaque gare, nous étions attendus par une personne de l'OSE, qui prenait en charge quelques enfants et les casait dans des familles de paysans. Tout cela impliquait l'organisation de tout un réseau.
J'ai convoyé des enfants jusqu'en mars 1944.
Lors d'un des derniers convois, la résistance avait fait sauter les rails, ce qui a bloqué le train. Des soldats allemands nous ont fait sortir du train. Je leur ai donné des explications acceptables sur le convoi, en cachant mes connaissances de la langue allemande pour rendre l'interrogatoire plus difficile. Ils nous ont acheminés à Saint-Étienne par bus, où plus personne ne nous attendait en gare. Légèrement inquiète, je me suis présentée au commissariat de police où j'ai pu téléphoner à mes correspondantes, qui nous ont cherchés et hébergés dans le bâtiment de l'Aide aux Mères. Le lendemain j'ai pu continuer ma mission.
Saint-Étienne - 1944
En janvier 1944, la boucherie Buchinger a été perquisitionnée et les Buchinger, ainsi que Monsieur Mangel, internés avant déportation (5). Toutes les personnes qui avaient confié à la boucherie leur carte d'alimentation avec le tampon "juif", étaient en danger. Mes parents se sont cachés dans la montagne près de Beaune-les-Mines, et ont trouvé abri auprès d'une brave dame. Ils y sont restés jusqu'à la libération.
Je devais prendre avec moi mes trois cousins Buchinger pour les convoyer en sécurité par le canal de l'OSE. Au dernier moment leurs parents ont pris peur et préféré les garder. Peu de temps après ils les ont confiés à l'OSE qui a réussi à leur faire traverser les Pyrénées. De Lisbonne ils se sont embarqués pour la Palestine (6). Leurs parents sont restés sans nouvelles d'eux pendant neuf mois après la guerre.
Moi, je suis partie à Saint-Étienne avec ma soeur Paulette et ma cousine Lolotte Hiller. Juliette Vidal les a placées à Noirétable dans un pensionnat tenu par des religieuses, où seule la supérieure savait qu'elles étaient juives. De temps en temps je venais leur rendre visite, en louant une chambre d'hôtel à Noirétable. Elles me rejoignaient à l'hôtel. Là, je leur faisait une toilette complète, et passais leurs cheveux au peigne à poux, avec succès. En effet, dans ce pensionnat religieux, seule une toilette élémentaire était de rigueur, les douches et bains proscrits par raison de pudeur, pour ne pas dénuder le corps et le livrer à la vue des autres.
Après la rafle de la boucherie, je suis restée à Saint-Étienne et j'ai vécu dans la maison de l'Aide aux Mères, avec une fausse carte d'identité. Je n'ai pas pu maintenir le contact avec mes parents jusqu'à la libération de la région.
Nous étions une vingtaine de fille juives. C'était un travail d'assistantes sociales, dans les familles dont les mères étaient en couches, ou malades à l'hôpital. Nous y faisions tous les travaux ménagers, torcher les gosses, enlever les croûtes d'impétigo des enfants, confectionner les repas de la famille, etc. Au point de vue religieux, nous menions une vie assez œcuménique : messe de minuit à Noël, célébration de la Sortie d'Égypte le soir de la Pâques juive dans la maison de l'Aide aux Mères. C'est moi qui confectionnais les pains azymes, montre en main pour respecter les 18 minutes maximum règlementaires de cuisson des galettes.
Quand on sonnait à la maison après 21 heures, nous nous regardions pour envoyer ouvrir la porte à celle d'entre nous qui avait le faciès le moins juif, selon le cliché répandu.
Dans la même maison logeait aussi le docteur Trocmé, frère du pasteur.
Samy Klein avait été aumônier militaire à Saint-Étienne. Il était en contact avec l'Aide aux Mères, et avait confié son testament à Juliette et Marinette, concernant sa femme et ses enfants, au cas où il lui arriverait un malheur. À Lyon il a été Arrêté par les allemands. Il a nié être juif. Les allemands lui ont fait un test en lui lisant un extrait du Nouveau Testament. Il a réussi à passer le test, les Allemands prétendant qu'aucun juif ne s'y connaissait en Nouveau Testament. Ils l'ont relâché cette fois-ci. La deuxième fois il a été arrêté sur dénonciation d'une femme juive, à la gare de Saint-Étienne. Il a été torturé. À Saint-Rambert où je me trouvais dans le cadre de mon travail, j'ai vu un homme poussé par deux Allemands. Plus tard j'ai appris que c'était Samy, que les Allemands menaient dans la forêt où ils l'ont assassiné. Après la libération, sa femme Marguerite a été convoquée pour le reconnaître. On lui avait crevé les yeux.
Marinette et Juliette, ont aussi créé pendant la guerre une maison d'enfants à Chamonix, "Paix et Joie", qui pouvait héberger une trentaine d'enfants juifs. Le personnel était aussi composé de juifs. Il m'est arrivé d'y passer quelques jours de repos, munie d'une carte d'identité avec le tampon "zone alpestre" qui me permettait de me déplacer dans cette zone interdite.
En été 1944, Juliette et Marinette ont monté une colonie de vacances à Saint Han-le-Vieux pour enfants juifs. J'y ai aussi travaillé. C'est là que nous avons appris la libération. Je suis encore restée à Saint-Étienne un certain temps.
Après la guerre
En hiver 1945, après la libération de l'Alsace, nous sommes rentrés à Colmar.
Je ne possède aucune photo d'avant la guerre, parce que, lorsque nous avons quitté Colmar précipitamment, ma mère a interdit à Rachel de prendre avec elle son bel album que l'oncle Fernand lui avait apporté de Palestine.
Pendant la guerre nous n'avons pas fait de photos.