Je suis né à Grussenheim
(Haut-Rhin) en 1923.
Mon père: Fernand Wormser, né a Grussenheim en 1889.
Ma mère: Caroline Weyl, née à Mulhouse en 1894.
Ma famille est établie depuis plusieurs générations à Grussenheim.
Mon pére était commerçant, épicier en gros, associé à ses deux frères.
La famille s'est établie à Colmar
en 1929. Ils y ont ouvert une épicerie en gros, rue Frédéric
Kuhlmann.
Nous sommes cinq frères : moi-même, né en 1923 ; Pierre, né en 1925,
Claude, né en 1927 ; Raymond, né en 1928 ; Robert, né à Colmar en 1932.
J'ai fait ma scolarité obligatoire à Colmar jusqu'à 14 ans, l'école
primaire au Lycée Bartholdi, le college à l'ֹcole Lamartine (aujourd'hui
Collège Victor Hugo).
En 1940 j'avais donc 17 ans.
En 1937, je suis entré en apprentissage chez, M.Emile Heinrich, maître tailleur, sur recommandation de mon oncle Henri, maître tailleur lui-même.
Mes parents avaient reçu l'instruction allemande et avaient donc une
plus grande facilité pour lire et écouter en allemand qu'en français.
Nous étions informés de la situation politique par la radio allemande
qui, depuis l'avenement de l'hitlérisme déversait régulierement une
propagande antisémite virulente. Nous avons entendu les discours
d'Hitler. Nous lisions régulierement la presse locale, dans sa version
allemande: Les Dernières Nouvelles du Haut-Rhin (aujourd'hui Les Dernières Nouvelles d'Alsace),
l' Elsässer Kurier (1),
ainsi que Der Republikaner imprimé à Mulhouse. Nous avons donc
observé l'évolution politique outre-Rhin avec attention et inquiétude.
Je me souviens de l'arrivée à Grussenheim de réfugiés juifs allemands, majoritairement religieux. La communauté juive de Grussenheim leur avait procuré une maison qui leur servait de foyer. Ils s'employaient auprès des cultivateurs locaux pendant les récoltes. Ils aspiraient à émigrer en Palestine, ce qu'une partie d'entre eux a réussi. A Colmar, je me souviens d'un réfugié allemand, qui accompagnait un scieur ambulant et livrait les sacs de bois de chauffage aupres des clients. Le grand rabbin Ernest Weill s'est aussi beaucoup activé dans l'aide aux réfugiés.
Lors de la "drôle de guerre", la population de Grussenheim a été évacuée par ordre gouvernemental. Tout le monde n'a pas suivi la migration générale vers sa destination officielle. Les membres de ma famille qui habitaient encore à Grussenheim se sont repliés à Munster, à 20 km de Colmar, et après l'arrivée des Allemands, à Gérardmer (Vosges).
Des le début des hostilités, vers la mi-mai, les autorités ont demandé aux jeunes gens âgés de 17 à 20 ans, de quitter la région pour ne pas tomber aux mains des Allemands. Je suis parti en bicyclette avec des copains. Nous étions des centaines, roulant à des vitesses variées. Arrivés dans le sud de l'Alsace, on nous a recommandé de rentrer chez nous parce qu'on ne pouvait plus passer plus loin. Le tout a pris une journée.
A l'arrivée des Allemands, il n'y avait plus de presse organisée pour informer la population. Mais les juifs savaient qu'il faudrait partir. Je ne me souviens plus d'informations précises sur l'organisation d'une expulsion obligatoire. Mais nous savions ce qui se passait depuis six ans en Allemagne, à propos de l'élimination des juifs de la vie économique et sociale. Des mères de famille de nos connaissances, restées seules avec leurs enfants, leurs maris étant sous les drapeaux, ont imploré mes parents pour qu'elles puissent se joindre à notre famille, le jour de notre départ.
Nous sommes partis vers le 20 juillet en direction de Belfort, grâce à l'aide d'un ami colmarien propriétaire d'une voiture avec remorque.
Dijon, juillet 1940 - mars 1942
A Belfort nous avons été hébergés par la population locale. A la mairie, on a conseillé à mon pére de s'éloigner de la nouvelle frontière. Nous avons pris le train pour Dijon.
La Croix-Rouge était à la gare, et aidait les milliers de personnes non juives, qui avaient fui le Nord et la Belgique, et qui reprenaient le chemin du retour. Nous avons été dirigés vers un centre d'accueil installé dans une école, et nous y avons passé la nuit sur des paillasses.
Au bout de quelques jours ma mère a obtenu par la Mairie un
appartement.
J'ai vite trouvé du travail chez un tailleur. Pierre a travaillé chez un
quincaillier. Mes fréres Claude et Raymond sont allés a l'école à
l'automne. Nous sommes restés 18 mois à Dijon.
A 18 ans, comme c'était obligatoire, j'ai fait à la préfecture les démarches pour obtenir une carte d'identité. Je connaissais l'employée de la préfecture. Au moment de me tendre la carte d'identité, elle m'a dit "J'espère que vous n'etes pas juif". Je l'ai rassurée. Apparemment c'est son chef de service qui s'était inquiété de cette éventualité. J'ignore s'il y avait a l'époque des restrictions administratives concernant les juifs, et si j'aurais eu des difficultés a obtenir ce document.
Lyon
La nuit du 2 au 3 mars 1942, j'ai traversé la ligne de démarcation grâce à la complicité d'un cheminot, M. Bourguignon. Dans le meme wagon se trouvaient mon cousin André, son père Julien, mon oncle Constant plus un autre juif, et une dizaine de prisonniers de guerre qui s'étaient évadés de leur Stalag en Allemagne. Un évadé a pris le commandement. Il nous a divisés en deux groupes, chacun dans une extrémité du wagon, et a disposé des fûts vides près des entrées du wagon. Ces fùts qui dégageaient une forte odeur d'huile, devaient nous protéger des chiens renifleurs à la ligne de démarcation.
A la ligne de démarcation où s'effectuaient les contrôles, nous avons entendu les bruits des bottes des soldats allemands. Le stratagème a réussi, nous n'avons pas été découverts, et après que le train ait démarré, mon voisin s'est frappé la poitrine de joie, nous sachant sauvés.
A Bourg-en-Bresse, nous avons pris le train pour Lyon. Là, en compagnie de mon oncle Constant, nous avons passé devant un bâtiment sur l'entrée duquel il y avait une plaque indiquant "Commissariat aux Affaires Juives". Cela nous a fortement choqués.
A l'arrivée de mon frère Pierre, après un temps passé au centre d'accueil de Villeurbanne, nous avons loué une chambre chez des particuliers. Je n'ai pas autant souffert de la faim que Pierre, probablement parce que mon travail était moins physique que le sien, que je suis plus petit de taille, et que Pierre était encore en pleine croissance. J'ai trouvé un travail chez un tailleur, dans la maison Bizet, avenue de la République. Il était facile de trouver un emploi à cause du grand nombre d'hommes absents, prisonniers de guerre en Allemagne.
Mon oncle Constant est alors parti pour Auzances dans la Creuse,
rejoint plus tard par sa femme Blanche et leurs filles Nelly et
Jacqueline.
Mon oncle Julien est parti pour Thiers avec André, rejoint plus tard par
sa femme Marguerite et son autre fils Roland.
Les familles se sont lentement reconstituées au fur et à mesure des
passages par la ligne de démarcation, car les cheminots ne pouvaient
prendre en charge qu'un nombre limité de personnes lors de chaque voyage
nocturne.
Mon père, est arrivé à Lyon une quinzaine de jours après moi avec
Pierre. Ma mère et mes trois autres frères nous ont rejoints plus
tard.
Pierre est parti pour la ferme (2).
Le Monastier-sur-Gazeille, septembre 1941 - 1945
Dès mon arrivée au Monastier, une dame de Metz qui avait pu amener avec elle sa machine à coudre, me l'a louée. Ceci m'a permis de travailler à domicile, en partie pour M. Martin, pour lequel je montais des pantalons, en partie à mon compte. Je confectionnais des vêtements pour les personnes qui me fournissaient des coupons de tissus. Je retournais aussi des vêtements pour les remonter et leur donner une seconde vie.
Nous fréquentions des familles juives réfugiés au Monastier: les
familles Berger, Edelstein, Ducas, Herrberger, Bronner de Nancy, Bloch
de Biesheim ou Neuf-Brisach, Selig de Belgique. Lors des grandes fêtes
juives nous avons tenu office chez les Ducas, sous la direction de M.
Seibert pére et de M.Apfel de Metz.
Je me souviens aussi de juifs parisiens d'origine nord-africaine. L'un
d'eux que nous surnommions Barnabé, cachait sa judéité. Le 15 août, fête
catholique de l'Assomption, je l'ai vu suivre la procession, mais
en fin de cortège, visiblement gêné.
Un autre, M. Boccara, d'origine tunisienne, de 27 ans, était tailleur,
et travaillait dans son métier. A une occasion c'est chez lui que je me
suis caché.
Il y avait aussi un bijoutier russe, de Paris, réfugié avec sa femme et
sa petite fille. Une partie des ces personnes avaient une activité
professionnelle en complément de leur maigre allocation. Ils
travaillaient dans leur métier d'avant-guerre, marchands forains dans
les marchés des villages environnants, dans le textile. Mon pére n'était
plus en état de travailler, d'autant plus qu'il était sourd, ce qui, à l'époque était un lourd handicap.
Au Monastier on savait que nous étions juifs.
Politiquement nous attendions le débarquement. Après le débarquement on
se cachait moins. J'ai alors rejoint le maquis de Haute-Loire, sur place
au Monastier. Je n'ai pas suivi d'entraînement militaire. Quand les
Allemands ont quitté Le Puy, j'y suis descendu, armé d'une mitraillette.
A l'entrée du Puy, les Allemands avaient installé un barrage pour
récupérer les déserteurs russes de l'armée allemande de Vlassov, dont
beaucoup de Mongols. En meme temps, près du barrage, le maquis essayait
de débaucher ces déserteurs de l'armée allemande pour qu'ils nous
rejoignent. Le bijoutier russe nous servait d'interprète. Ce qu'un
certain nombre a fait. Nous nous sommes retrouvés avec eux dans un
gymnase, et attendions l'appel à combattre. Je ne pense pas que cet
appel soit jamais arrivé. J'ai aussi connu un médecin arménien, qui est
resté en France apres avoir épousé une française.
Au Puy j'ai été témoin de règlements de compte, tonte de femmes etc.
Je suis ensuite retourné au Monastier, puisque j'étais le soutien financier unique de ma famille, en dehors de l'allocation de réfugié.
Allemagne 1945
Au printemps 1945 j'ai été appelé sous les drapeaux. J'ai été stationné à Trèves avec l'armée française d'occupation.
Après la guerre
N'ayant pas trouvé d'appartement à Colmar, ma famille est restée au
Monastier jusqu'en 1951.
De 1951 a 1956 elle s'est installée au Puy.
A ma démobilisation en 1946, je suis rentré à Colmar, où j'ai travaillé
avec mon oncle Henri.
En décembre 1946 je suis parti à Paris ou j'y ai fait ma vie jusqu'à ce
jour.