LA REVOLUTION FRANCAISE
ET LES JUIFS DE METZ
par Pierre MENDEL
Extrait de l'Almanach KKL Strasbourg 5747-1987
Ce n'est pas un hasard qui
avait incité la Société royale des Sciences et des Arts
de Metz, dont l'actuelle Académie nationale de Metz est le successeur,
à mettre au concours pour 1787 et 1788 la question : "Est-il des
moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux en France?" On
était sous l'influence des Lumières et les membres de l'Académie
dont faisaient partie Pierre-Louis Roederer, conseiller au Parlement de Metz,
l'organisateur principal du concours, et Jean-Louis-Claude Emmery, avocat
au Parlement, descendant d'un juif messin converti, avaient sous leurs yeux
la communauté des Juifs de Metz. Celle-ci s'était reconstituée
dans la seconde moitié du 16e siècle, sous la protection des
rois de France qui avaient besoin des Juifs pour assurer la subsistance de
l'armée.
Les Juifs étaient installés depuis le début du 17e siècle
à la périphérie de la ville, dans le quartier Saint-Ferroy,
qui leur était assigné, sans toutefois qu'il existât une
séparation rigoureuse avec les chrétiens. Leur nombre avait
diminué après le début du 18e siècle. En 1789
la population juive n'était plus guère que d'environ deux mille
individus.
Les cahiers de doléances
Après la convocation des Etats généraux, les Juifs d'Alsace,
de Lorraine et des Trois-Evêchés, sur l'intervention de
Cerf
Berr, faisant état du titre de Syndic général des
Juifs de ces trois provinces, furent admis par le gouvernement royal à
présenter leurs doléances et convoqués à cet effet.
Ceux de Metz et des Trois-Evêchés nommèrent deux députés
: Goudchaux Mayer Cahen et Louis Wolff.
Les six députés des Juifs de l'Est se réunirent à
Paris et rédigèrent un cahier commun qui fut transmis à
l'Assemblée nationale le 31 août 1789.
Aux demandes communes aux Juifs des trois provinces, tendant à obtenir
la faculté d'exercer les arts et métiers, d'acquérir
des immeubles ailleurs que dans leur quartier, de cultiver les terres, de
s'établir dans toutes les provinces, sans être tenus de demeurer
dans des quartiers séparés, et enfin de pouvoir exercer leur
culte en conservant leurs rabbins, leurs syndics et leurs communautés,
s'ajoutèrent les doléances des Juifs de Metz et de la généralité
de cette ville. Ceux-ci émettaient le voeu d'être exemptés
de la très lourde charge pesant sur eux depuis la régence de
Philippe d'Orléans, résultant du droit de protection de vingt
mille livres par an dû par eux à la famille de Brancas, ainsi
que celui de participer aux biens communaux des lieux où ils s'établiraient.
Les doléances des Juifs de l'Est furent toutefois présentées
trop tard à l'Assemblée nationale constituante, c'est-à-dire
après le vote de la déclaration des droits de l'homme, le 26
août 1789, de sorte qu'il n'y eut pas lieu de procéder à
leur examen devant cette assemblée.
L'Assemblée nationale et le roi avaient pris les Juifs sous leur protection.
Or malgré la proclamation des droits de l'homme, la taxe de vingt mille
livres par an due à la famille de Brancas demeurait à la charge
de la communauté de Metz. Celle-ci adressa un nouveau mémoire
à l'Assemblée nationale pour demander l'abrogation de cette
taxe dont les bénéficiaires avaient obtenu la prorogation jusqu'en
l'année 1805.
Le mémoire signé par Louis Wolff, député des Juifs
de Metz et des Trois-Evêchés, fait état en particulier
de la violation du principe d'égalité entre tous les Français
proclamé par la déclaration des droits de l'homme. Les Juifs
font valoir en réponse au duc de Brancas qu'ils ne sont pas aubains,
c'est-à-dire étrangers, et qu'ils ne peuvent être tenus
de payer les services rendus à l'Etat par la maison de Brancas.
Mais la question la plus importante est de savoir si l'Assemblée nationale
est favorable à l'émancipation des Juifs en France. Or dès
le mois de décembre 1789, il s'avère que près de la moitié
de l'Assemblée est en faveur de leur émancipation immédiate.
Le 24 décembre, la question est réservée devant l'Assemblée.
Le 28 janvier 1790, l'Assemblée confère la qualité de
citoyens aux Juifs portugais, espagnols et avignonnais du royaume, mais le
sort des Juifs dits allemands, ceux de Paris et ceux de l'Est reste en suspens.
L'émancipation
Registre d'impôts de la Communauté juive de Metz, 1777
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Le 20 mai 1790, l'Assemblée,
après s'être saisie de la grave question des dettes de la communauté
juive de Metz dont le rôle de recouvrement s'élevait à plus
de quatre cent quarante mille livres, avait décidé de renvoyer
au directoire du district de Metz les contestations pouvant résulter
de ce rôle de contributions. Mais il fallait se prononcer sur la question
de savoir s'il y avait lieu de maintenir la charge écrasante pesant sur
les Juifs messins.
Le 20 juillet 1790, l'Assemblée nationale est enfin appelée
à statuer sur l'abolition demandée de la taxe de Brancas levée
sur les Juifs de Metz et de la généralité de cette ville.
Sur le rapport et la proposition de M. de Visme, député du Vermandois,
l'Assemblée décréta que "la redevance annuelle de
vingt mille livres levée sur les Juifs de Metz et du pays messin, sous
la dénomination de droit d'habitation, protection et tolérance
est et demeure supprimée et abolie...", abolissant également
les redevances de même nature "qui se lèvent ailleurs sur
les Juifs". Le décret reconnaissait que les Juifs n'étaient
pas des étrangers. Le 28 juillet 1790, les chefs de la communauté
de Metz firent parvenir au président de l'Assemblée une adresse
exprimant la reconnaissance des Juifs de la ville.
C'est finalement le 27 septembre 1791 seulement qu'interviendra sur la proposition
de Duport, député de la noblesse de Paris, le décret
qui "révoque tous ajournements, réserves et exceptions
insérés dans les précédents décrets relativement
aux individus juifs qui prêteront le serment civique...".
C'était proclamer l'émancipation de tous les Juifs de France,
en particulier de ceux de Metz, de Lorraine et d'Alsace.
Du 14 décembre 1791 au 10 janvier 1792, les Juifs de Metz prêtèrent,
chacun, individuellement, entre les mains du maire, en présence du
conseil de la commune, le serment civique exigé de tous les Français.
Ils étaient désormais égaux à tous les autres
citoyens devant la loi.
Bien entendu, "ils ne changèrent pas du jour au lendemain et ne
comprirent pas tous immédiatement la portée de l'événement"
(Robert Anchel). A Metz, dans leur très grande majorité, ils ne
quittèrent pas leur quartier de la rue et du quai des Juifs et ils continuèrent
à vaquer à leurs occupations. Certains s'engagèrent dans
l'armée. Ce fut le cas d'Anchel Nordon qui devint semble-t-il, le premier
officier juif français. Lorsque la guerre éclata en 1792, on pria
pour la France dans les synagogues. Au lendemain de la victoire de Valmy, Oury
Phoebus Cahen, le grand rabbin de Metz, fit chanter dans la synagogue, sur l'air
de
la Marseillaise, un cantique rédigé en hébreu
par Moïse Ensheim.
Manifestations d'hostilité en 1792
Il y eut encore des difficultés.
Le 8 février 1792, le Conseil de la commune de Metz invita les citoyens
à s'inscrire pour faire partie de la garde nationale. De nombreux Juifs
se présentèrent à cet effet, mais le Conseil refusa leur
inscription, car la plupart des concitoyens chrétiens manifestèrent
une totale répugnance à servir avec les Juifs, en se fondant
sur des "causes physiques" (
sic!). Il est vrai qu'en juillet
1793, les Juifs furent de nouveau invités à s'inscrire dans
la garde nationale. Ils y furent cette fois incorporés comme les autres
Messins. Il y avait toutefois une nouvelle difficulté, car les Juifs
qui désiraient ne pas être obligés de prendre leur service
les samedis et jours de fêtes entrèrent en conflit à ce
sujet avec la municipalité. C'est ce que faisait valoir une requête
présentée par la communauté au Conseil général
de la commune de Metz où on lit : "si le citoyen doit tout à
sa patrie, il doit aussi à la religion et la loi... n'a exigé
de personne le sacrifice des dogmes qu'il professe et des rites qui y sont
attachés". S'il en est autrement lorsque la patrie est en danger,
"le service ordinaire de sûreté et de police n'a pas le
même caractère et il entre nécessairement dans la classe
de ces actes civils que la religion juive interdit les jours de sabbat".
Il y eut d'autres manifestations d'hostilité à l'égard
des Juifs. Le 15 février 1792, le bruit courut que les Juifs accaparaient
le numéraire et agiotaient sur les assignats qui perdaient de jour
en jour de leur valeur. Une véritable émeute populaire s'attaqua
au quartier des Juifs dont les maisons furent saccagées, au point que
l'armée, la garde nationale et le corps municipal durent voler à
leur secours. Les Juifs avaient dû demander au Général
La Fayette, commandant la 3e division, d'assurer leur protection et de maintenir
la sécurité dans leur quartier.
Il est rapporté qu'à la suite de ces événements,
curieux et "troupes de ligne" se portèrent en foule dans
le quartier et remplirent la synagogue où "par leur indiscrétion"
ils empêchèrent les fidèles de célébrer
la Pâque avec ferveur et dignité. La Fayette y mit bon ordre.
Peu de temps après, on voit les Juifs s'intégrer dans la vie
de la cité, notamment par des offrandes pour les dépenses de
la guerre ou en travaillant aux remparts. Certains s'engagent dans l'armée.
C'était, comme le remarque le
Journal des départements,
une preuve de la "fausseté des calomnies que les malveillants
répandent sans cesse sur le patriotisme des Juifs".
Cela n'empêcha pas de graves incidents de se produire de nouveau à
la fin 1792 et en 1793, lorsque certains fripiers juifs se virent reprocher
d'avoir fait le trafic des vêtements et effets militaires, au point
que le procureur de la commune fit défense "aux citoyens juifs
et à tous autres frippiers de se rassembler et s'attrouper sous quelque
prétexte que ce soit dans le quartier des Juifs", sous peine d'amende
et de prison. Pour certains, les Juifs restaient toujours suspects d'agiotage.
Menaces pour la pratique du judaïsme
Rideau d'arche de la synagogue de Metz, 1760-1765 (détail)
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Au commencement de l'an II (septembre 1793), après l'arrivée
des Montagnards au pouvoir, c'est la pratique du judaïsme qui se trouve
menacée.
Les Montagnards entendent lutter contre "le fanatisme", c'est-à-dire
essentiellement contre la religion catholique, contre les réformés
et contre les Juifs.
On ferma les églises et les temples. La cathédrale de Metz fut
transformée en temple de la Raison (décembre 1793), puis de
l'Etre suprême (mai 1794) et il fut interdit de chômer les dimanches.
Si même Robespierre et ses proches n'étaient pas antijuifs, il
n'en reste pas moins que beaucoup de Montagnards étaient prévenus
contre la "superstition judaïque" et n'étaient pas insensibles
aux accusations d'usure et d'agiotage dont les Juifs étaient l'objet.
L'observance du sabbat fut interdite. Les deux synagogues de Metz furent fermées
et confisquées. Les objets du culte le furent également.
Au moment où, le 22 novembre 1793, les commissaires de la municipalité
faisaient l'inventaire des meubles et effets se trouvant dans la synagogue,
ils en furent empêchés par des membres de la société
populaire qui procédèrent "sur le champ à la destruction
de différents objets qui se trouvaient dans cette synagogue".
Il est vrai qu'il est rapporté que la communauté avait réussi
à sauver clandestinement les rouleaux de la loi en leur substituant
des
sefarim hors d'usage.
En novembre 1794, les administrateurs du département décidèrent
de transformer la synagogue principale en parc à bestiaux. On y logea
effectivement des bêtes jusqu'au 9 nivôse an III. Puis, à
cette date les animaux furent enlevés. La municipalité fit fermer
les portes et remit les clefs au district.
Le Conseil de la commune condamna le 13 germinal an II (2 avril 1794) la fabrication
du pain sans levain et en interdit l'usage sous peine pour tout contrevenant
d'être "réputé comme suspect et traité comme
tel".
Enfin, les Juifs messins éprouvèrent des difficultés
sérieuses pour enterrer leurs morts dans le cimetière de la
communauté, notamment lorsqu'il fut prescrit après le 24 janvier
1794 que les inhumations devaient se faire non plus dans les cimetières
des paroisses et donc pas non plus dans le cimetière juif, mais dans
les cimetières communs à toute la population messine, en particulier
dans le cimetière de Chambière. Les Juifs furent alors accusés
d'avoir enterré leurs morts clandestinement dans leurs caves - ce qui
après enquête se révéla faux - et de ne pas observer
la loi sur la déclaration obligatoire des décès. Des
poursuites judiciaires eurent lieu contre des veuves qui avaient fait enterrer
leurs maris dans le cimetière juif.
La communauté dut enfin abandonner son ancien cimetière situé
devant la porte de Chambière, tout près des remparts de la cité,
et se vit attribuer un emplacement situé en aval, dans l'île
Chambière, pour un nouveau cimetière, là où se
trouve encore aujourd'hui le cimetière juif de Metz.
Après la fin de la Terreur, la Convention permit par la loi du 11 prairial
en III (30 mai 1795) le libre usage des édifices du culte non aliénés.
Le 20 juin 1795, le Conseil général de la commune de Metz fit
droit à la pétition de la communauté juive qui demandait
la restitution de ses synagogues et des objets du culte confisqués.
Les Juifs de Metz purent ainsi reprendre la célébration des
offices dans les synagogues. Tout n'était pas encore terminé.
Il restait en particulier à régler l'épineuse question
des dettes de la communauté se montant à 440.179 francs selon
le rôle de recouvrement de 1789, dont la liquidation lut finalement
mise à la charge des Juifs de Metz et de la généralité,
ainsi que de leurs descendant et qui, recouvrée par rôles, ne
se termina pas avant 1854.