TROISIÈME PARTIE
L'interrogatoire
Le mercredi , jour fixé pour le jugement, arriva enfin. A huit heures du matin, la porte de sa cellule s'ouvrit, et le bourreau se trouva devant lui. Il était revêtu de son grand manteau aux armes de la ville, ce qui fit comprendre au prisonnier qu'il allait être conduit par devant les autorités. "Prépare-toi, lui dit-il, à me suivre devant le prévôt Hans Leuw. Il va te faire subir un interrogatoire. Sois prudent, et ne t'avance pas trop, car notre prévôt est d'un caractère très emporté , et tu ne ferais qu'aggraver ta situation."
A ces mots, les deux hommes sortirent du Walkenthurm et se dirigèrent du côté de l'hôtel de ville. L'aspect de la place Saint-Étienne n'était de longtemps pas aussi animé qu'au jour où Fischlin avait été arrêté à la porte de Bâle et conduit devant le syndic. Tout le monde vaquait à ses occupations domestiques. Seules une dizaine de veuves de Hintersäss (habitants non bourgeois), sous la direction et la surveillance d'un des bas-justiciers, balayaient la place encombrée par des déchets de toute sorte, provenant du marché du jour précédent. Il y avait aussi service du matin à l'église Saint-Étienne, car l'on entendait retentir l'orgue à l'intérieur de l'église, et aux chants des fidèles se mêlaient les sons de l'instrument du Posaunenbläser.
- Hé, dites donc, maître Hans, cria l'Amtsknecht Ulrich Burner au bourreau, vous arrivez trop tôt ; le prévôt et ceux des conseillers qui doivent être échevins ce matin, sont encore à l'église , car c'est aujourd'hui Bettag (1), jour de prière, et les honorables magistrats de la ville assistent au service. Mais en attendant, montez toujours à l'hôtel de ville et asseyez-vous sur le banc qui est devant la porte de la chancellerie. Du reste, continua-t-il, vous n'aurez pas à y rester longtemps, car le tribunal doit commencer sa séance à huit heures et demie.
- Bien, maître Ulrich, dit le bourreau, je vais faire comme vous l'indiquez.Et ce disant, les deux hommes montèrent l'escalier et pénétrèrent dans le couloir. A peine étaient-ils assis, que le deuxième Amtsknecht, qui devait conduire le prisonnier par devant le prévôt, arriva.
"Les Herren Schöffen et le prévôt viennent de monter", dit-il, et il sonna la petite cloche pendue au-dessus de l'escalier qui donne sur la place. C'était le signal annonçant l'ouverture des séances.
"Viens, dit alors le bas-justicier au prisonnier, suis-moi", et en ouvrant la salle des séances: "Tiens-toi debout devant cette table, le tribunal va venir."
Pendant ce temps, le juif eut le loisir de jeter des regards autour de lui pour voir où il se trouvait. Devant lui était une grande table carrée, couverte d'un tapis vert sombre, autour de laquelle étaient disposés sept sièges à dossiers hauts en chêne noir et sculptés aux armes de la ville. Quelques tableaux, représentant des scènes de justice, ornaient la salle ; entre les deux croisées, donnant sur les murs d'enceinte et le Zwingel, était suspendu un grand crucifix en bois noir, qui faisait encore ressortir davantage l'élégance d'une colonne du style du XVIe siècle, qui séparait les deux fenêtres. Dans le fond de la salle, du côté du couloir, étaient disposés quelques bancs, servant aux auditeurs et aux témoins. Fischlin jeta des regards empreints de tristesse sur la table placée devant lui, et autour de laquelle devaient bientôt siéger ceux qu'il savait chargés de décider de son sort. Sauf l'Amtsknecht et le bourreau, qui venait d'entrer, toute la salle était vide ; car les autorités en avaient défendu l'entrée au public.
Tout-à-coup des pas se firent entendre, la porte s'ouvrit et le prévôt, suivi de Franz Spiess, Hans Braun, Conrad Melcker, Simon Beck, Stephan Huglin et Thornan Pfirdter, les six Schöffen ou échevins (2), s'avança vers la table.
Hans Leuw, le prévôt, était un homme de haute stature et avait déjà dépassé la cinquantaine. Sa physionomie avait une grande expression de dureté, et ses yeux noirs lançaient des regards scrutateurs. Il tenait à la main son Stab (ou bâton de justicier), et portait un costume pareil à celui des bas-justiciers (3), si ce n'est que le drap en était plus riche et la coupe plus élégante. Il tranchait beaucoup sur le costume des échevins, qui était de velours noir, avec un grand col blanc.
Quand le prévôt arriva devant la table, il frappa trois coups avec son bâton et la séance fut ouverte. Les échevins avaient déjà pris place sur leurs sièges respectifs et l'Amtsknecht Murer, qui remplissait les fonctions de greffier, s'était assis à l'extrémité de la table, quand le prévôt, s'adressant aux échevins : "Herren Schöffen, dit-il, il faut, avant d'avoir le droit de siéger, que vous prêtiez le serment d'usage (4). Veuillez donc vous lever et prononcer les paroles que je vais vous dicter." Tous les échevins s'étant levés de leurs sièges, le prévôt prononça à haute et intelligible voix la formule suivante, que les échevins répétèrent mot à mot : "Je jure sur Dieu le Tout-Puissant, Créateur du Ciel et de la Terre, que je jugerai toutes les causes qui me seront soumises selon ma conscience et avec la plus grande impartialité, et que je me conformerai en tous points aux vieux us et coutumes, aux lois, règlements et ordonnances établis en notre ville. Je m'engage également à ne pas favoriser le riche plus que le pauvre, à garder une discrétion absolue sur tout ce que je pourrais apprendre pendant l'exercice de mes fonctions, et à agir en tout comme tout honorable fonctionnaire qui veut le bien et la prospérité de ses concitoyens." Après cette formalité, les échevins reprirent place sur leurs sièges, et la séance fut définitivement ouverte.
"Faites approcher le prisonnier, dit alors le prévôt au bas-officier de justice et au bourreau, qui tenaient Fischlin entre eux, afin que lui aussi prête le serment des prévenus."
Et, se levant et tenant son bâton levé au-dessus de la tête du prisonnier :
"Jure, dit-il, en s'adressant à ce dernier, sur Dieu Adonay, qui est celui d'Israël et de Jacob , sur les Prophètes, le Talmud, la Thora et le nom de ton père, que tu diras la pure vérité, et que tu ne cacheras rien qui puisse empêcher la lumière de se faire sur ton crime."
"Je le jure", répondit le prisonnier d'une voix faible.
Le prévôt lut alors au prisonnier les griefs d'accusation qui pesaient sur lui et, quand il en eut terminé la lecture :
"As-tu une objection à faire ?" demanda-t-il durement au prisonnier. Celui-ci fit un signe de tête négatif.
"Fais entrer les témoins dans la salle, dit-il alors, en s'adressant à Burner, afin qu'on puisse les confronter avec le prisonnier."
La tour du Bollwerk autrefois... et aujourd'hui |
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Les deux bas justiciers, accompagnés de Fischlin, sortirent de la salle des séances, et tout en descendant l'escalier :
"Je croyais, dit le bourreau à son compagnon, que le jugement serait rendu immédiatement, mais il paraît qu'il est renvoyé au grand Conseil lui-même. En tout cas, le juif peut se vanter d'être encore assez bien considéré, puisqu'on lui donne le Keffig, qui est un paradis en comparaison du Walkenthurm.
"As-tu entendu, Fischlin, dit le bourreau, tout en continuant ses mauvaises plaisanteries, tu seras pendant quelques heures l'hôte des dames de la ville que l'on enferme au Keffig à cause de leurs "spurii ou spuriae" (7), ou encore pour certains côtés naturels faibles. Quant à ton repas, je vais prévenir Mathislin, qu'il ait à l'apporter tout de suite, j'attendrai ici jusqu'à ce qu'il vienne."
Le passage de la place avait eu lieu sans aucun incident, car la foule ignorait complètement le jour de la comparution de Fischlin, et les autorités avaient tenu tout le procès secret, pour ne pas donner lieu à des attroupements et à des démonstrations hostiles aux juifs. Lorsque Fischlin fut mis en sûreté dans sa nouvelle prison, l'Amtsknecht et le bourreau se quittèrent.
Hans Hummel alla chez Mathislin, qui revint immédiatement à la prison avec lui, apportant le repas du prisonnier.
- Mets le panier dans le corridor, dit le bourreau, je vais le porter moi-même au prisonnier.
- Permettez-moi, Meister, hasarda Mathislin à Hummel, de voir encore une seule fois ce pauvre Fischlin, car qui sait si nous nous retrouverons encore sur cette terre, fit-il avec un long soupir."Et il serra une pièce d'argent dans la main du bourreau. Mathislin savait très bien que l'argent ne donne pas toujours le bonheur, mais la puissance et la force, aussi s'en servait-il souvent et il arrivait presque toujours à ses fins.
"Soit, dit le bourreau adouci, va chez Fischlin et fais-lui tes adieux, c'est la chose la plus naturelle du monde que tu me demandes là, et je ne saurais vraiment pourquoi je devrais te refuser cette faveur."
A ces mots, Mathislin se précipita du côté de la cellule de son coreligionnaire, et dès que les deux juifs furent ensemble, Mathislin raconta en hébreu tout ce qui s'était passé depuis leur première entrevue. Il lui dit comment Daniel, le juif de Rixheim, et Jehut, celui de Morschwiller, qui, tous les deux, étaient ses parents, avaient intercédé auprès des autorités, et comment le Jungkherr von Pfirt avait appuyé la requête, en demandant la vie du prisonnier. ll lui donna l'assurance que sa vie serait sauve, mais que l'amende qui remplacerait la peine capitale serait très forte.
En entendant le récit de Mathislin, le prisonnier se sentit renaître, et promit de payer la plus forte somme qui lui serait demandée, pourvu qu'il ne fût pas torturé ou retenu prisonnier.
Le bourreau, trouvant que l'entrevue durait un peu trop longtemps, appela Mathislin, qui se sépara de son coreligionnaire et rejoignit le bourreau.
L'heure de midi venait de sonner à la tour de l'église Saint-Etienne, aussi Mathislin et le bourreau s'empressèrent-ils de se diriger chacun du côté de leurs pénates.
Quant au prisonnier, lorsque les deux hommes eurent disparu, il se mit à faire honneur au repas, car il était à présent tranquille et presque sûr de recouvrer sa liberté.
Quand la séance du tribunal des échevins fut levée, le prévôt se rendit dans la salle de la chancellerie qui était à côté, et remit au syndic les pièces relatives à l'interrogatoire du prisonnier.
"C'est bien, Meister Leuw, dit le syndic, quand notre bourgmestre aura pris connaissance du dossier, je vous le renverrai afin que vous y apposiez votre scel."
Puis le prévôt quitta la chancellerie, où peu après arriva le bourgmestre.
"Herr Burgermeister, lui dit le Stattschriber, voici toutes les pièces relatives à l'interrogatoire de Fischlin, il est en règle, veuillez les parcourir à votre tour."
Le bourgmestre lut toutes les pièces et en les rendant au syndic :
"Bien, dit-il, les faits sont exacts et le prévenu s'en rapporte complètement à notre jugement. Pour plaire à notre bon ami et voisin Bernhard Huglin, de Soultz, nous sommes pour ainsi dire forcés de faire grâce de la vie au prisonnier. Je suis d'avis que nous la lui accordions, mais que toutes les punitions corporelles soient remplacées par une forte amende pécuniaire. En faisant cela, nous accéderons autant que nous le pouvons aux désirs de notre estimé pasteur Westermann. Quant au payement de l'amende, il devra être fait de suite par Daniel, le juif de Rixheim ou par Jehut, le juif de Morschwiller et au besoin par Mathislin, notre Stattjud. Du reste, ils sont venus tous les trois m'offrir d'être caution pour leur coreligionnaire; nous accepterons donc, mais les ferons signer le jugement; ce n'est qu'à ces conditions de garantie que nous pourrons accorder la mise en liberté du prisonnier. Veuillez donc préparer un acte dans ce sens, afin que nous puissions le présenter cette après-midi à la ratification du grand Conseil."
Après avoir encore donné quelques ordres, le bourgmestre se rendit à l'hôtel de l'Ange, où il trouva les conseillers et les autres notables de la ville déjà en train de vider leurs pots à vin, dans lesquels pétillait du petit vin clairet du Stoffelberg.
Tout en discutant les évènements du jour, ils touchèrent la question du juif, et quand le bourgmestre eut émis son idée et expliqué son plan de conduite, tout le monde se rangea de son avis.
A une heure de l'après-dîner, le bourreau se rendit à l'hôtel de ville, devant lequel stationnait déjà une grande foule, où l'on remarquait presque tous les juifs des environs qui semblaient être très animés et s'entretenaient probablement de l'issue du procès.
A une heure et un quart, l'Amtsknecht, aidé du bourreau, ouvrit la porte de la salle des délibérations, qu'il referma quand elle fut comble.
La salle où se tenaient les séances du grand Conseil avait, avec ses grandes fenêtres et ses boiseries en vieux chêne, un aspect magistral. Dans le fond du local se détachait l'écu de la ville et celui des cantons protestants de la Suisse, ses fidèles alliés. Sur une estrade était la table du Conseil avec ses hauts sièges en vieux chêne sculpté aux armes de la ville. En un mot, tout dans cette salle respirait l'ordre et inspirait le respect. Du reste, le grand couloir carré qui y conduisait était également de toute beauté. Comme la salle, le couloir avait ses boiseries, ses plafonds et ses murs intérieurs. peints à fresques, d'après le style de l'époque. Aussi Montaigne, quand il passa par la ville, dit-il que l'hôtel de ville est un bâtiment magnifique et tout doré.
Quand une heure et demie sonnèrent à l'église Saint-Etienne, le bas-justicier dit au bourreau : "Allez chercher le prisonnier et conduisez-le dans le Wachtstübelein (petit corps de garde), je vous préviendrai quand il sera temps de l'introduire.?"
Le bourreau conduisit le prisonnier dans la salle indiquée et attendit là. Ils avaient passé presque inaperçus de la foule, aussi Meister Hummel se félicita-t-il de la bonne idée qu'avait eue le prévôt, d'avoir fait mettre le prisonnier dans la prison rapprochée du Keffig.
Quand le moment fut venu d'introduire le prévenu, les trois hommes montèrent l'escalier du Rathhaus sans aucune difficulté, et entrèrent dans la salle au milieu des murmures d'une foule d'auditeurs et de curieux. Le prisonnier, qui était escorté par le bourreau et l'Amtsknecht, fut amené à une dizaine de mètres de distance de la grande table autour de laquelle devaient prendre place les membres du grand Conseil.
Quand la cloche eut annoncé l'ouverture de la séance, la porte s'ouvrit et l'Ehrenbrett (8), précédé du premier bourgmestre Wurmbs, fit son entrée dans la salle. Tous les membres du Conseil portaient le costume officiel, qui se composait d'un vêtement en velours noir orné de dentelles, du grand manteau en velours également noir et de l'épée. L'Ehrenbrett était composé de dix-sept membres, savoir :
- des trois bourgmestres, Franz Wurmbs, Franz Spiess (9) et Jacob Schoen ;
- de six conseillers ou Rathsherren ;
- de six échevins ou Schoeffen;
- le syndic Ulrich Wielandt, le prévôt Hans Leuw et Joss Mürer, l'Amtsknecht, qui faisait les fonctions de greffier (10), mais qui, en réalité, n'avait aucune voix au Conseil.
Quand les magistrats entrèrent dans la salle, tous les assistants se levèrent et ne se rassirent que quand le bourgmestre eut frappé trois fois sur la table, avec son marteau en bois incrusté d'argent, et ouvert ainsi la séance. Après quelques moments, quand le silence fut rétabli, le bourgmestre interpella le prisonnier.
"Ecoute, Fischlin, ce que le syndic va te lire. Tu es complètement libre de reconnaître les chefs d'accusation qui pèsent sur toi ou de les réfuter ; nous sommes là pour t'entendre, et rendre la justice."
Le Stattschriber lut alors l'acte dressé par le prévôt, mentionnant les dépositions des témoins et tout ce qui se rapportait au procès, Quand la lecture en fut terminée :
"Fischlin, continua le bourgmestre, n'as-tu rien à relever contre ce qui vient d'être dit contre toi ?"
- Je suis, Herr Stattschriber, répondit le juif d'une voix pitoyable, coupable de tous les méfaits dont on m'accuse, et je me rends à merci. Pardonnez, s'écria-t-il en se tournant vers les autres membres du Conseil, à un pauvre malheureux, soyez cléments envers moi, et au nom d'Adonay, du Dieu qui est également le vôtre, épargnez ma femme et mes enfants.
- Tu seras puni, interrompit le bourgmestre, selon la rigueur des lois. Car nous avons le devoir de frapper impartialement amis et ennemis quand ils transgressent les décisions des autorités de la ville, et aucune considération ne nous fera modifier nos arrêts et dévier de la ligne de conduite que nous ont tracée nos prédécesseurs. Nous avons chassé les prêtres et les nobles, continua-t-il en élevant la voix, afin que notre ville ne fût plus habitée que par des bourgeois ayant les mêmes coutumes, parlant la même langue, professant la même religion et vivant sous les mêmes lois.
Et s'adressant au syndic :
"Lisez aux membres du Conseil, dit-il, la lettre du Jungkherr von Pfirt, notre excellent ami."
Le Stattschriber lut alors à haute voix la correspondance échangée avec le prévôt de Soultz, agissant à titre de mandataire de son seigneur et maître, et en dernier lieu la requête du Jungkherr, demandant la grâce du prisonnier.
Quand il eut terminé la lecture des différentes missives, le bourgmestre, s'adressant à ses deux collègues et aux autres membres du Conseil :
"Meine Herren, dit-il, le juif Fischlin, qui est devant vous, a commis un méfait très grave et mériterait la corde, juste punition d'un pareil crime. Mais en considération des bonnes relations que nous cherchons à entretenir avec tous nos voisins, je vous propose d'infliger à ce malheureux, au lieu de la corde :
1° Une amende pécuniaire de 12 florins ;
2° Le bannissement perpétuel. Trois juifs devront se porter caution pour lui, sa vie durant.
Si vous êtes de mon avis, levez-vous de vos sièges."
A ces mots, tous les membres du Conseil se levèrent, car l'on connaissait le bourgmestre Wurmbs comme dévoué aux intérêts de la ville et d'une intégrité absolue.
"Ulin Sumer, ordonna alors le bourgmestre, fais entrer les trois juifs qui sont devant la porte de la salle. Et quand ces derniers furent à quelques pas de la table :
"Vous, Mathislin, Jehut et Daniel, juifs tous les trois, dit-il, consentez-vous à vous porter garants et à fournir caution pour votre coreligionnaire Fischlin, de Schweighausen ? Si oui, il sera rendu à la liberté, et si non, la corde le délivrera à tout jamais des soucis de ce monde."
Les trois juifs semblaient indécis et hésitaient, mais le prisonnier leur jeta un regard si empreint d'effroi, qu'ils acceptèrent la proposition faite par le bourgmestre, non sans beaucoup de gesticulations et de discussion entre eux, ce qui provoqua l'hilarité de presque toute la salle.
"Maintenant, dit le bourgmestre, Pacte que vous aurez à signer est prêt, le Stattschriber va vous le lire, et quand vous aurez payé et signé, le prisonnier sera libre. Mais il ne devra sortir de la ville qu'après la signification du présent jugement au prévôt de Soultz et après que ce dernier y aura apposé son scel et ratifié notre jugement."
Sur un signe du bourgmestre, Ulric Wielandt lut l'acte suivant :
"Moi, Fischlin, le juif, de Schweighausen, habitant le dit lieu, reconnais publiquement par la présente, que j'ai gravement péché, et cela à mon gré et su, en traversant les fossés de la ville de Mulhouse, et en voulant escalader les murs d'enceinte, cherchant par ce moyen à m'introduire secrètement dans la ville sans payer les droits. C'est pour ce motif que je me trouve actuellement prisonnier des autorités de la dite ville, qui ont eu par ce fait même le droit de me punir corps et âme, selon toute la rigueur de leurs lois.
Ce n'est que grâce à l'intervention de mon gentil et noble seigneur et maître, le Jungkherr Mang von Pfirt, et de son redouté prévôt, Bernhard Huglin, de Soultz, et d'autres personnes miséricordieuses et charitables, ainsi que de quelques-uns de mes coreligionnaires, que j'ai pu éviter la punition sévère, mais justement méritée de mon crime.
Je reconnais également, et l'atteste publiquement, que ma grâce est due entièrement aux honorables bourgmestres et au Conseil de la ville libre de Mulhouse. Tout ce que je viens de dire plus haut, je le sanctionne par mon serment à Dieu, Adonay, le Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre, sur les tables de la Loi et sur les Prophètes.
Par ce même serment, je m'engage également à payer de suite, comme punition de mon acte criminel :
Douze florins d'or, monnaie bâloise, et je promets, en outre, qu'a partir d'aujourd'hui je n'approcherai plus qu'à douze milles de distance de la ville, et que cette clause sera respectée et maintenue en vigueur par ma femme, mes enfants et leurs descendants. Je m'engage aussi à ne pas interjeter appel de mon jugement, à le considérer comme loyal et juste; à ne pas me venger ni à porter rancune à qui que ce soit de l'honorable cité de Mulhouse. Bien au contraire, si, dans la suite, je devais apprendre quelque chose qui puisse nuire à la sécurité et aux intérêts de ladite ville, mon devoir sera d'en prévenir les autorités, soit par intermédiaire, soit personnellement, si possible.
Quand il me sera plus tard signifié, soit par courrier, lettre ou même verbalement, de me rendre entre les mains des autorités de la ville, j'aurai à m'exécuter dans le plus bref délai, et devrai rester leur prisonnier aussi longtemps qu'ils auront besoin de moi, et, dans le cas où je ne me présenterais pas à la première sommation, mes trois cautions, qui sont : Mathislin, le juif, de Mulhouse, Daniel, celui de Rixheim, et Jehut, celui de Morschwiller, pourront être appréhendés, et outre la prise de corps, ils auraient à payer aux autorités désignées, dans un délai de un mois et un jour à partir de la date de la signification de l'acte prouvant mon parjure :
Cent florins en monnaie bâloise.
Aussi, pour les dédommager de leurs risques, ils auront le droit d'employer même la force et la violence pour me faire tenir mes engagements. Ni mes garants ou cautions, ni leurs enfants, ni leurs descendants ; ni moi, ni mes enfants, ni leurs descendants, ne pourront plus s'adresser à aucun tribunal, fût-il ecclésiastique ou civil, aux fins d'obtenir la révision du présent jugement, de même aucun pouvoir ne pourra plus jamais m'exonérer des droits incontestables que mes cautions et garants ont acquis de ce fait sur moi et mes descendants.
Par la présente je promets une reconnaissance éternelle à toutes les personnes charitables qui m'ont aidé à me
libérer et à sortir de la périlleuse situation dans laquelle je me suis trouvé ! Que le Tout-Puissant les bénisse jusque dans l'Éternité, ainsi qu'à tous ceux qui ce présent liront, bonheur, prospérité et salut."
"Voilà, dit alors le Stattschriber, l'acte qui touche principalement le prisonnier ; quant au reste, il concerne les trois cautions et est conçu en ces termes :
"Afin que l'authenticité et la sincérité de l'acte ci-haut soient dûment établies, nous avons signé de nos propres noms avec celui de notre coreligionnaire Fischlin, de Schweighausen, le présent, et le remettons au noble Jungkherr Mang von Pfirt ou à son prévôt Bernhard Huglin, de Soultz, afin qu'il y appose son scel, sans que pour cela il puisse en résulter aucune responsabilité pour lui ou ses descendants.
Fait et signé en Conseil, le Mercredi 8 Juin après la Naissance de J.-C., notre Seigneur et seul Rédempteur,
de l'an de grâce 1558.
"Êtes-vous d'accord, dit alors le bourgmestre quand le syndic eut terminé la lecture du second acte, si oui, payez l'amende et signez."
Et en appelant Diebold Biberlin
"Approche, lui cria-t-il, et apprends que comme récompense de ton zèle et de ton acte de courage, le Conseil de la ville t'accorde :
- Quatre quartaux de grain (Mahlkorn) et en plus
- Deux mesures de vin (Edelwein).
De plus, j'ordonne, au nom des autorités, que ton nom soit cité à l'ordre de la Zunft à laquelle tu appartiens. De cette façon, tout le monde apprendra combien nous savons récompenser largement ceux qui aiment comme nous l'indépendance de la ville et cherchent à sauvegarder la sécurité publique."
A peine ces dernières paroles étaient-elles prononcées, que des applaudissements frénétiques partirent de tous les coins de la salle. Le bourgmestre Wurmbs savait toujours, dans ses discours populaires, toucher la fibre la plus sensible d'une population jalouse de son indépendance et de ses lois.
Pendant tout ce tumulte, Mathislin, qui avait prévu ce qui allait se passer, s'était esquivé de la salle tout de suite après le paiement de l'amende, car il voulait éviter à tout prix les huées dont furent accompagnés les autres juifs jusqu'à la porte de la synagogue.
Le lendemain, Fischlin quitta la ville, et en passant sur le Rossmarkt (12), il ne put s'empêcher de jeter un regard du côté du Keffig qui lui avait encore servi d'hôtel le jour précédent. Il regrettait tout particulièrement ses relations avec les habitués de Michel Muller (13), l'aubergiste de la Couronne, chez lequel il avait traité tant d'affaires lucratives. Quand il eut passé les portes de la ville, Fischlin tourna la tête pour voir une dernière fois encore les murs de cette ville de Mulhouse, de laquelle il venait d'être banni pour toujours, et il maudit son avarice qui l'avait mis à deux doigts de sa perte et lui coûtait presque toute sa fortune.
Le père Ackermann, le gardien de la porte de Bâle, quand il vit Fischlin s'arrêter à quelques pas de la porte, lui cria d'un air narquois :
"Quand donc aurai-je le plaisir de te revoir ? A la prochaine entrée n'oublie pas de me payer la taxe. Au revoir, Fischlin."
Le juif, rendu prudent et croyant pour un moment que le gardien voulait le reprendre et lui jouer un mauvais tour, décampa à toutes jambes, jurant, bien un peu tard, qu'on ne l'y reprendrait plus.
Quelques jours plus tard, le bourreau rencontra l'Amtsknecht dans la Neuensteinergasse (14), près de la cour de la tuileries de la ville (15).
- Eh bien ! dit-il, ne trouvez-vous pas que le juif de Schweighausen a eu une chance extraordinaire de se tirer à si bon compte de son aventure. Je croyais, dès le début, faire une bonne affaire, mais c'était tout juste le contraire. J'ai besoin de quelque argent, ayant à payer mes redevances aux fonds Saint-Étienne, pourriez-vous me dire si les Sekelmeister sont à la chancellerie ?
- Allez, Meister Hans, de ce pas à la chancellerie, les bourgmestres y sont, car il y a aujourd'hui vérification trimestrielle des comptes de l'hôpital, lui répondit le justicier.
Le bourreau n'attendit pas, vu le besoin dans lequel il se trouvait, et se dirigea du côté de la chancellerie, dans laquelle il entra.
Les trois bourgmestres, qui remplissaient alors encore les fonctions de trésoriers, étaient assis à la grande table de la chancellerie, avec le Stattschriber et l'économe de l'hôpital, et vérifiaient les comptes de l'année (16).- Herr Burgermeister, dit le bourreau, en allant droit à Franz Wurmbs, je désirerais percevoir des fonds du trésor ce qui me revient du procès du juif Fischlin.
- Il sera fait suivant ton désir. Il te revient, dit-il :
1° Trente livres pour la nourriture que tu n'as pas fournie au prisonnier. Mais comme Mathislin ne veut pas être remboursé de ses frais, on te les accorde tout de même.
2° Deux livres dix schillings pour la comparution. Ce qui fait en tout trente-deux livres dix schillings que je vais te verser."
- Herr Burgermeister, répondit le bourreau au moment où ce dernier se levait pour aller lui chercher l'argent dans le caveau, je crois que vous faites erreur. D'après nos conventions il me revient pour chaque visite au prisonnier, serait-il torturé ou non, cinq livres ; j'ai été trois fois, donc j'aurais droit à quinze livres pour mes courses et non à deux livres dix schillings.
En entendant le bourreau formuler sa réclamation, le bourgmestre s'était rassis d'un mouvement brusque, et les froncements de ses sourcils dénotaient assez les idées qui l'agitaient :
"Prends cela, s'écria-t-il avec colère et en regardant fixement Hans Hummel, qui ne put s'empêcher de trembler à son tour, tu es même trop payé. Car je crois que la visite que tu as faite avec le prisonnier à la salle de la torture t'a largement compensé de tes courses. Prends garde, continua-t-il d'une voix sourde ; car si pareil abus venait encore à se présenter, c'est toi qui prendrais les mesures de la roue et serais marqué du fer rouge. La justice et les lois sont entre les mains des autorités qui sont les mandataires élus par le peuple; personne n'a le droit de les enfreindre, pas même nous autres qui sommes les premiers magistrats de la République.
Va maintenant, poursuivit-il encore, prends l'argent que je t'ai compté, tu sais ce que l'on demande de toi, tâche de t'y conformer et ne t'attire pas notre juste colère.
Le bourreau, tout en sortant, était devenu blême. "Trahi, se disait-il, oui trahi encore, malgré tous les services que j'ai rendus à ce misérable Fischlin." Et tout en ruminant des projets de vengeance, il avait regagné son domicile; sentant son impuissance, il se promit d'être dorénavant plus prudent vis-à-vis des prisonniers, car en cas de récidive, c'eût été fait de lui.
Quant au juif Fischlin, il n'était pas encore au bout de ses épreuves. Lorsqu'il fut rentré à Schweighausen, le prévôt Huglin, de Soultz, le manda auprès de lui, et lui fit administrer une correction corporelle et payer une deuxième amende, pour se dédommager des difficultés qu'il lui avait suscitées avec ses bons amis et voisins les bourgeois de l'honorable cité de Mulhouse.
Cet épisode fut dans la suite maintes fois commenté au coin du feu. Le héros de notre histoire, Diebold Biberlin, le cordonnier, quand il eut cédé sa boutique de la place Saint-Étienne à son fils, se faisait un plaisir de raconter l'aventure à ses petits-enfants et s'en glorifia jusqu'à sa mort, survenue en 1569.