La Révolution de 1789 avait bouleversé les Juifs d’Alsace qui ne savaient plus très bien où ils en étaient. Beaucoup d’entre eux avaient quitté leur village pour s’établir dans les villes qui leur avaient jadis été interdites, Strasbourg, Colmar, Sélestat, Neuf-Brisach, Belfort, Huningue. Les rabbins eux-mêmes étaient déroutés. On les avait dépossédés de leurs pouvoirs en matière de juridiction civile. Après 1808, on leur demanda d’éduquer les citoyens juifs sur leurs devoirs à l’égard de la patrie, de veiller sur leur moralité, et au besoin de se faire dénonciateurs, de veiller à ce que chacun fasse son service militaire. Ils devaient signaler les individus supposés dangereux, les oisifs vivant de mendicité. Les homélies patriotiques devaient remplacer les explications talmudiques.
Les synagogues elles aussi changèrent peu à peu d’aspect. Rappelons que selon la tradition il suffit d’une armoire et d’une table pour meubler une synagogue : une armoire dans laquelle on range le rouleau de la Torah en dehors de la lecture, armoire placée contre le mur oriental ou le mur sud, et une table placée au milieu de la salle sur laquelle on déroule le rouleau au moment de la lecture. Ces humbles synagogues de la campagne alsacienne étaient généralement situées en étage afin que nos ancêtres puissent y prier "sans bruit ni scandale". Les Consistoires nouvellement créés par l’Empereur firent appel à des architectes pour construire des synagogues qui, sans vraiment rompre avec la tradition, devaient donner une image favorable de la "religion judaïque". On imagina des sortes de basiliques qui avaient ceci de commun avec l’église catholique, que l’on y distingua deux parties bien séparées, la partie sacrée logée dans le chœur où l’on plaça l’armoire aux rouleaux de la Torah, la table de lecture, les sièges des rabbins, des chantres, des choristes et des notables. Quant à la nef, elle était abandonnée au peuple. On rompait ainsi avec la tradition en ramenant dans le chœur la table sur laquelle on lisait la Torah et on se rapprochait du plan de l’église catholique. On allait dans le sens inverse des protestants. Au moment de la Réforme, la pioche des démolisseurs avait abattu le jubé qui séparait le chœur de la nef afin que le pasteur se trouvât au milieu de son troupeau.
Le Grand Rabbin Jacob Meyer |
Le Grand Rabbin Arnaud Aron |
On adopta aussi la chaire à prêcher et déjà le grand rabbin Jacob Meyer (1739-1830), revêtu d’une soutane, grimpait les marches d’une chaire dans la synagogue de la rue des Drapiers. C’est en 1810 que le Consistoire central avait imposé aux rabbins une robe noire boutonnée de haut en bas avec ceinture noire, rabat blanc et chapeau ecclésiastique. Quant aux membres laïques du Consistoire, ils portaient l’habit à la française, veste, culotte, bas noirs, manteau de soie noire, petit chapeau à la française.
Selon la tradition juive, le rabbin ne doit pas se distinguer par sa manière de s’habiller et déjà le Talmud de Babylone (Shabath, 145 b) blâmait les savants de Babylone pour s’être distingués par leur vêtement.
La
confusion dans les esprits était devenue telle qu’en 1809 le Consistoire
du Bas-Rhin n’éprouva aucun sentiment du ridicule en invitant le Préfet à
assister à un Te Deum à la synagogue.
Lorsque le grand rabbin Jacob Meyer eut rejoint ses Pères en 1830, son successeur, Seligmann Goudchaux voulut revenir à un judaïsme plus conforme à la tradition. Mal lui en prit, car il ne tarda pas à entrer en conflit ouvert avec le Consistoire. Dès 1834 il donna sa démission pour devenir grand rabbin du Haut-Rhin à Colmar.
Ce fut le jeune Arnaud Aron (1807-1890), alors âgé de 26 ans, qui lui succéda. Durant son long règne, commencé en 1834 et achevé à sa mort en 1890 la communauté de Strasbourg connut de grands bouleversements. Le jeune rabbin se trouva confronté au Président du Consistoire Louis Ratisbonne, homme fin et énergique, banquier, adjoint au Maire de Strasbourg, Président de la Caisse d’Epargne, chevalier de la Légion d’Honneur à une époque où pour qu’un civil soit nommé, il lui fallait être Préfet, Maire ou Recteur d’Académie. La personnalité de Louis Ratisbonne, auquel son neveu Achille Ratisbonne succéda en 1855, écrasa le jeune rabbin.