Parmi les originaux que
l'Alsace juive comptait au siècle dernier, Lœwele Furth occupait
une place de choix. Qu'était-il au juste ? un savant ou un mendiant
? Sans doute les deux à la fois. Le fait est qu'il roulait sa bosse
de Bâle jusqu'à Wissembourg,
que partout il avait des amis et des protecteurs, et que les anecdotes dont
il était le héros ou les bons mots qu'il forgeait passaient
de bouche en bouche. Aujourd’hui, tout cela est bien oublié,
et seules quelques très vieilles personnes sauront encore vous parler
de Lœwele Furth.
Lorsque Lœwele Furth vint pour la première fois à Soultzbach,
il apprit qu'un bourgeois très riche fêtait le mariage de ses
enfants. La coutume voulait autrefois que les repas de noces s'étendent
sur plusieurs jours. Lœwele Furth pénétra dans la salle
du festin portant son costume pauvre et modeste. On lui assigna sa place tout
au bout de la table. Personne d'ailleurs ne s'occupa de lui ; il mangea, but
et repartit, comme il était venu, sans avoir été remarqué
par quiconque. Le lende-main, il fit l'acquisition d'un beau costume, mit
du linge frais et se coiffa d'un magnifique haut-de-forme. Puis il reprit
le chemin de la noce, où il fut reçu sur le pas de la porte
par le maître de maison, qui lui assigna une place auprès de
lui et le traita avec de grands honneurs. Mais Lœwele Furth, au lieu
de porter la cuiller à la bouche, déversa le potage dans la
manche de sa redingote. Il en fit de même du vin et du pain. Après
un moment de surprise, le maître de maison demanda à son hôte
quel était le motif de son étrange comportement.
Lœwele Furth sourit : "Mais, j'étais déjà là
hier, en habits de tous les jours il est vrai, et personne, ni de vous, ni
de vos hôtes, ne m'a gratifié de la moindre attention. Aujourd'hui,
je viens en habit de Yontef (1), et me voilà
comblé de tous les honneurs. Je me dis, par conséquent : ce
n'est pas à ma personne, mais à mon habit que je dois ce Mazel
(2) . Il est donc équitable que mon habit en ait
sa part."
C'était à Trimbach, un après-midi de Shabath, à
l'office de Min'ha (3). Lorsqu'on en fut au Tsidkosro
Tsédék (4), un voisin, voulant lui montrer
qu'il était versé, lui aussi, dans l'étude de la Torah,
lui dit : "Curieux que, dans cette prière, Odom Ufhémo,
l'homme et la bête, soient ici l'un à côté de l'autre
!"
"Très curieux, dit Lœwele Furth sèchement, et je ne sais
pas non plus pourquoi. C'est le Schamess, le bedeau, qui m'a dit
de me mettre ici !"
Quand Lœwele Furth se plaisait quelque part, il mettait au rancart son
bâton de voyage et profitait à loisir de la bonté de ses
hôtes. Une fois, il était installé depuis plus de six
semaines sans donner le moindre signe de velléité de départ.
La maîtresse de maison, excédée par l'hôte importun,
demanda à son mari de faire comprendre à Lœwele Furth qu'il
était temps que celui-ci ailler chercher gîte ailleurs.
"Que puis-je faire ? répondit le mari. Le mettre à la porte,
impossible. Lœwele était déjà reçu par mes
parents sélig - que la Paix soit sur eux -, qui l'ont toujours
respecté comme il faut. Mais essayons d'une ruse. Ce soir, à
dîner, je dirai que la soupe est trop salée. Tu répondras
n'y avoir pas mis un grain de sel. Nous laisserons trancher le débat
par Lœwele. S'il te donne raison, je jouerai au vexé. Inversement,
ce sera toi. Il ne pourra pas se sortir de ce dilemme.
Lorsqu'au souper le potage fit son apparition, Lœwele Furth le goûta
d'excellent appétit. Mais son hôte repoussa la cuiller d'un geste
exaspéré et dit en grondant sa femme :
"C'est à croire que tu le fais exprès de saler ainsi
la soupe. Quand donc apprendras-tu enfin à faire de la cuisine potable
?
- Salée, ma soupe ? Mais qu'est-ce qui te prend ? Je n'ai plus
un grain de sel à la cuisine. Comment la soupe peut-elle être
salée ?
- Elle est pourtant salée !
- Elle ne l'est pas", crie la femme en tapant sur la table avec
indignation.
Lœwele Furth assiste au débat sans perdre aucunement son calme.
Finalement, le mari s'adresse à lui :
- Qu'en dites-vous, Lœwele ? Ai-je tort ou ai-je raison ?
- Oui, Lœwele, crie la femme. Dites à ce monstre comme il a tort
!
Lœwele opine doucement de la tête :
- Mes braves gens ! Pour les quelques semaines que je vais passer encore chez
vous, je n'aimerais point me mêler de vos querelles !
Même aventure chez un autre couple. En vain, les allusions plus ou
moins discrètes s'étaient-elles multipliées. Lœwele
se plaisait là à merveille, et où il se plaisait, il
restait. Durant le jour, il faisait sa tournée. Mais la nuit tombante
le voyait revenir avec la régularité d'un automate. Les gens
commençaient à désespérer, lorsqu'un soir, voyant
revenir Lœwele de son pas assuré, le Balboss, le maître
de maison, déjà à table avec sa famille, courut à
la rencontre de l'hôte indésirable :
- Lœwele, n'approchez pas. Ne touchez à rien chez nous. Nous venons
de subir de terribles malheurs. Nous avons décidé d'en finir
avec la vie. Ma femme a mis du poison dans notre souper
Lœwele les regarda les uns après les autres. Puis il alla se laver
les mains, prononça la bénédiction, prit place à
table et se servit de bon coeur.
- Mes chers enfants, dit-il, si vous tous vous voulez mourir, je ne
veux pas, moi, survivre seul.