Le Rabbin
Fix est de retour !
Un tout nouveau livre de Jacquot Grunewald, intitulé La tentation
du rabbin Fix vient de paraître. Après L'homme
à la bauta, voici une nouvelle aventure du rabbin Fix, qui se passe
cette fois entre Jérusalem et à Paris. En voici le premier et
le début du second chapitre...
© Editions Albin Michel, 1 avril 2005
Format : Broché - 289 pages - 16,90 €
ISBN : 2226159576
Gloria
Je te rends grâce, Maître, Maître ! Par l'esprit présent Que ne trébuche ma langue, Extrait du Manuel |
« C'est la première Yéménite au monde à
porter le nom de Fix », aimait dire Théodore Fix de Rivka,
belle, hâlée, altière comme la Choulamite dont le cou,
dit le Cantique, arborait mille boucliers. Louis l'avait aimée au
premier jour, dans un kibboutz de la plaine, à la cueillette des
oranges. Ils s'étaient mariés deux mois plus tard et avaient
emménagé dans le quartier de Guilo, à l'extrême
sud de Jérusalem, juste en face de Bethléem la Palestinienne,
dont les séparaient seulement un jardinet, un champ d'oliviers et
la nouvelle route qui mène aux tunnels. C'est là, quatre années
après « Oslo », dans un climat de paix espérée,
qu'était né David. En ces temps-là, les bergers arabes
faisaient paître les chèvres sous leurs fenêtres. La
petite Judith, elle, connut les tirs dès la troisième semaine
de sa jeune vie. En témoignaient deux impacts dans le mur du salon.
Et l'épaisse vitre blindée que la municipalité mit
en place plus tard gardait en ses anneaux concentriques – pareils
à ceux que le caillou de l'enfant trace en touchant l'eau –,
figée dans la masse et à hauteur d'homme, la balle de cuivre
tirée d'en face par un fusil à lunette. Depuis, à la
place du berger et de ses chèvres, un tank de Tsahal faisait le guet.
En juillet, Elisabeth était partie embrasser la couvée. Elle
était revenue rassurée, ou avait fait semblant, et Fix s'était
laissé tranquilliser. Et voilà que le fragile écran
de la routine et de ses illusions tombait...
– Non, corrigeait Louis, ce n'était pas à Guilo. Un
autobus... Quatre stations plus loin... Un type qui s'est fait sauter. Avec
des clous et des boulons. Un vrai carnage. Au moins dix morts. Dis à
maman que tout ira bien. Je raccroche... Je vous rappelle tout à
l'heure.
Fix avait perçu le sanglot. Le soir même, il prenait l'avion.
Malgré la proximité de Roch Hachana, le nouvel an juif, dont
la célébration dans sa communauté réclamait
mille soins.
Elisabeth resterait à Paris, où elle devait assurer un remplacement
dans une classe d'anglais. Elle saurait, aussi, assurer un minimum d'intérim
rabbinique.
Les minutes qui suivent une explosion sont cruciales. Au cours d'un demi-siècle
d'attentats de tous calibres et de toutes origines, de Choukeiri à
Barghouti en passant par le Djihad, le FPLP, le Fatah, le Hamas..., Israël
a acquis dans ce domaine une expérience inégalée. Les
premiers soins sont donnés sur place, puis les blessés sont
transportés vers les centres hospitaliers selon la gravité
de leur état, les équipements des hôpitaux et leurs
disponibilités immédiates en place et en personnel. C'est
ainsi que Rivka avait été admise à Bikour Holim, en
plein centre de Jérusalem, alors que David était transporté
à l'hôpital Hadassa du mont Scopus, à l'autre bout de
la ville, à l'est, là où le désert trace sa
frontière.
Fix, dès son arrivée et à grand renfort de taxis, avait
couru, via Guilo, de Rivka à David, de Doudou à Rivka. Dans
l'après-midi seulement, il avait pu embrasser son fils, alors qu'ils
se retrouvaient l'un et l'autre au chevet de Rivka, si belle – visage
bruni d'Orient et pâle reposant sur l'oreiller blanc. Sa voix était
faible mais ferme, que le feu de ses yeux soutenait. Elle s'inquiétait
pour son garçon, exigeait des deux hommes qu'ils restent auprès
de lui. « Je n'ai pas besoin de vous. J'aurai des visites, beaucoup
trop ! J'ai si peur pour David... »
Louis et son père convinrent de se relayer auprès du «
petit ». C'est qu'à la différence des hôpitaux
parisiens qui limitent le temps des visites et la présence des familles,
ceux d'Israël comptent sur elles pour veiller le malade. Louis irait
pendant la journée, s'absentant quand l'enfant s'endormirait, de
manière à ne pas abandonner entièrement l'agence d'architecture
où il travaillait.
L'après-midi était avancée. Alors Fix père,
plus exactement Fix grand-père, était retourné sur-le-champ
à l'hôpital du mont Scopus et Louis avait filé sur Guilo
coucher Bébé-Ju. Il appartenait à l'espèce nouvelle
des pères cuisinant et pouponnant ; l'enfant, que son père
maternait pareillement les jours ordinaires, ne pensa pas à pleurer.
Sous l'effet des calmants, Doudou dormait. Fix se penchait, l'écoutait
respirer. Son regard allait du lit à la fenêtre, vers le paysage
mamelonné, qui passait de l'ocre au rouge, sombrait dans la nuit.
Pour mieux voir, il aurait dû se lever, se placer au chevet du lit
du petit Mohamed, déranger la jeune femme qu'il avait prise pour
sa maman et qui s'avérait être sa grande sœur. Comme à
Méa Chearim ou à Bné Brak, la prolifique, les aînées
dans les familles arabes oublient vite les jeux d'enfants pour seconder
leurs mères. Il aurait pu aller un peu plus loin, à l'autre
fenêtre, mais en cette première veille, alors que le sommeil
quittait David par intermittence, il aurait eu l'impression d'un abandon
de poste. Il avait apporté de quoi lire, mais reposa le journal parce
que, en le dépliant dans la chambre silencieuse, il faisait un bruit
épouvantable ; et quand, aux premières lignes d'un article
intitulé « L'ontogénèse dans le Midrach Rabba
», la torpeur menaça, qu'il hésitait pourtant à
le refermer, l'infirmière le libéra de son incertitude en
éteignant le plafonnier. Doucement, tout doucement alors, dans la
pénombre, Fix effleura de sa main l'épaule de David, l'aîné
de Louis, le premier de ses petits-enfants né sur la terre des ancêtres
! Il demeura ainsi de longues minutes, savourant cet étrange sentiment
d'intimité qui le surprenait.
Sans doute, pendant la longue nuit, sa fatigue avait-elle dû l'emporter
un instant, ou un peu plus. Ce qui est sûr, c'est qu'il était
lucide à l'heure funeste où, dans tous les hôpitaux
du monde, la distribution des thermomètres chasse les rêves
des malades. Il passa un gant de toilette sur le visage de Doudou, dit à
mi-voix les quelques mots de remerciement à Dieu que l'enfant avait
l'habitude de prononcer au réveil, ébaucha une grimace pour
le faire sourire.
Une infirmière dit : « Boker tov, Doudou », rejeta le
drap et Fix murmura : « C'est moi, maintenant, qui vais dormir...
» Il baisa la main de l'enfant – celle que la perfusion laissait
libre – de peur qu'en touchant son visage il n'éveille la blessure
de son cou. Il souffla : « Je t'aime tellement, mon Doudou... Papa
va venir bientôt », et sortit. À reculons. Ainsi faisait-il
en quittant la synagogue. Ne pas tourner le dos à l'enfant. Comme
on ne tourne pas le dos au rouleau de la Tora. Par respect de la Tora. Par
respect de l'enfant blessé. L'enfant et la Tora qui, dit le Talmud,
s'ouvrent l'un à l'autre.
N'étaient les circonstances qui l'avaient amené là, il aurait pleinement aimé ces instants où le soleil qui ne perçait pas encore les fenêtres se levait dans le désert. Il s'arrêta au bas du grand escalier, dans l'entrée, où le kiosque répandait le parfum du café. Son premier café ! Qu'importe le flacon... même un gobelet plastique. Il s'attarda dans la cour, devant le parapet que bordaient des bougainvilliers, pour regarder, par-delà les minarets des villages arabes, le désert encore gris se marier aux brouillards qui, sur la ligne vallonnée de l'horizon, s'estompaient. Une route goudronnée qui serpentait au loin donnait, sous les premiers éclats du soleil, l'illusion d'un cours d'eau abreuvant le désert. Les Ponts et Chaussées relayant les prophètes ! C'est ce tracé-là, et bien avant Macadam, que suivaient les voyageurs depuis la vallée du Jourdain et la mer Morte, montant à Jérusalem pour les fêtes de pèlerinage. Éreintés par leur longue marche dans le désert trop chaud ou trop froid, ils découvraient avec émerveillement, sur cette hauteur qu'on se mit à appeler le mont Scopus, Jérusalem et son Temple. Et c'est là, toujours sur cette montagne, à l'endroit même où Titus le destructeur du Temple avait établi ses campements, que dix-huit siècles plus tard, allait être construite la première université juive, avec un hôpital et une faculté de médecine. Une université et un hôpital sur la terre des hommes, pour un Temple que Dieu ne visitait plus ! Le symbole ne déplaisait pas à Fix.
– Vous aimez le désert, monsieur Fix ?
Il se retourna, surpris. Il n'était pas sûr de reconnaître
dans sa chemisette bleue et son jean délavé le médecin
qu'il avait vu la veille au chevet de son petit-fils. Peut-être parce
que son bonnet de chirurgien cachait la couronne de cheveux d'argent qui,
à hauteur des tempes, s'ébouriffaient.
– Je pensais à l'histoire de ce lieu. J'étais déjà
venu, bien sûr, mais à l'heure du touriste, quand les troupeaux
parlent fort et sont partout. C'est tellement différent quand le
jour se lève. Vous êtes le docteur Maïmon, n'est-ce pas
?
– Comment va le jeune homme ?
– La nuit a été calme. Je ne pense pas qu'il ait souffert.
Mais...
Fix n'acheva pas. Il ne se sentait pas autorisé à profiter
de ces instants où le médecin n'avait pas rejoint son service
pour lui arracher un pronostic, qu'il savait de toute manière prématuré.
David avait échappé au pire, c'était l'essentiel. Retrouverait-il
un jour l'usage de la parole ?
Le médecin avait dû comprendre son souci :
– Je ne voudrais pas m'engager et encore moins vous donner de faux
espoirs. Il faut attendre. Néanmoins, je crois que nous arriverons
à lui... réparer ses cordes vocales. « Réparer
» est le mot qui convient, ajouta-til en souriant. Vous qui êtes
rabbin, vous réparez bien les âmes ! Le tikoun, n'est-ce pas
? Les prophètes ne faisaient pas autre chose...
En d'autres circonstances, Fix n'aurait pas laissé passer. L'anachronisme
était énorme. Certes, ces géants de l'absolu que furent
les prophètes de la Bible appelaient à s'amender. Reste que
l'exigence du tikoun qui allait se répandre dans des communautés
de la Renaissance, ses introspections et ses rituels étaient issus
de la Kabbale et des « piétistes » du Moyen Âge.
Non, il ne contredirait pas le médecin. Ce n'était pas le
moment. En tout cas, il ne le ferait pas de façon catégorique.
Surtout, il était fatigué. La nuit dernière, déjà,
il avait peu dormi. Une fois de plus, il était tombé sur un
commandant de bord babillard, qui éprouvait le besoin d'informer
sans cesse les passagers sur leur itinéraire, la température
qu'il ferait au sol, à l'arrivée, avant de confier le haut-parleur
aux vendeurs d'articles hors taxes, puis d'annoncer aux voyageurs, musique
à l'appui, qu'ils débarqueraient dans une demi-heure. Ce qu'ils
avaient fait avant que l'aurore n'éveille le matin. Il n'avait qu'une
hâte maintenant : se coucher. N'empêche que cet anachronisme
le perturbait.
– Sans doute..., répondit-il poliment. Encore que le rabbin
que je suis ne saurait se comparer ni aux prophètes ni aux grands
maîtres du tikoun qui, vous le savez comme moi...
– Je sais... Le brevet appartient aux premiers kabbalistes et le copyright
à ceux de Galilée ! Encore que ceux-là n'avaient pas
le désert pour seul horizon. Je ne vous retiens pas, monsieur Fix
(ce diable de médecin avait une fois de plus deviné son désir),
vous devez être fatigué et moi, je dois voir mes malades.
Fix était étonné. Dans le taxi, il se mit à
penser que Maïmon était moins ignorant des choses juives qu'il
ne l'avait imaginé. Plus subtil, aussi. Avait-il cherché à
le tester ? Et qu'est-ce que les kabbalistes de Safed avaient à voir
avec le désert ?
Le désert qu'il retrouvait à Guilo où il arrivait maintenant.
Il ne voyait que lui, noyé de soleil, qui montait en une succession
de montagnes basses, au-delà du Hérodion, sur la gauche de
Bethléem.
Louis lui posa mille questions, voulait l'entendre répéter
que la nuit avait été bonne, que David ne souffrait pas. Rivka,
dit-il, allait plutôt mieux. La veille, tard dans la nuit, il était
retourné à l'hôpital. La voisine avait gardé
Judith.
– Ah, où est Bébé-Ju ? demanda-til.
Il l'avait à peine entrevue, la veille, petite boule aux cheveux
charbon, qui lui témoignait une totale indifférence. Pour
gagner ses grâces, il avait acheté un éléphant
chez un marchand ambulant – à moins qu'il ne soit sédentaire
– dans la rue Jaffo où, sous la huée des klaxons, il
avait fait arrêter le taxi en double file. Un éléphant
rose en peluche, parce qu'il n'était pas plus gros qu'un moineau
qu'il pouvait nicher dans sa poche, sans craindre d'oublier le paquet à
l'hôpital, dans une voiture ou n'importe où.
Bébé-Ju était au bain. Il regretta de n'avoir pas acheté
le poisson rouge en cellulo-quelque chose. L'art d'être grand-père...
L'avait-il jamais maîtrisé ?
Louis s'était dépêché de partir. Fix décida
que la fatigue l'autorisait à raccourcir la prière du matin.
Il s'installa sur la terrasse, liant sur son front et sur son bras le boîtier
des tephiline. Il aimait prier dehors, parce que « les cieux disent
la gloire de l'Éternel, et le firmament raconte l'œuvre de ses
mains ». La dernière fois qu'il avait prononcé ce verset
des Psaumes, c'était sur le balcon à Sestrières. Il
y avait une semaine, à peine ! Qui, parmi les œuvres de l'Éternel,
raconte plus justement sa gloire ? Les pics indifférents des Alpes
enneigées ou les collines de Judée de sang abreuvées
? Devant lui, Bethléem – « Bethléem en Judée
», comme l'appelle la Bible, pour ne pas la confondre avec Bethléem
en Galilée. Le champ de Boaz, c'était là. Ici venaient
les glaneuses. Et Ruth la Moabite. Ruth qui s'était unie à
Naomi et à Israël... Une histoire que les hommes ont si mal
comprise, si mal suivie. La preuve, la preuve la plus évidente de
l'aberration humaine, c'était cet Hérodion se dressant là
devant lui, une monstruosité dont la vue, la première fois,
déjà, où il s'était rendu chez son fils, avait
déclenché sa colère. Comme Louis et les autres, aussi,
s'étonnaient, il avait expliqué qu'il ne supportait pas cette
« montagne artificielle bâtie à force de bras et par
mort d'hommes, que seul un esprit (un esprit !) paranoïaque et mégalo
comme celui d'Hérode pouvait avoir commandé pour en faire
ses palais d'été, ses jardins, sa forteresse. Et son tombeau
». Près de deux siècles plus tard, l'endroit servirait
d'état-major aux insurgés juifs contre l'occupant romain,
pour une guerre perdue d'avance, que le bon sens interdisait mais que le
délire messianique allait allumer. « Et puis, c'est tant mieux,
gronda-til encore, que cette abomination soit maintenant en zone palestinienne.
Elle convient parfaitement à Arafat. Il pourra y mettre tous les
tapis rouges qu'il voudra. »
Certes, ce gigantesque et triste tronc de cône dérangeait la
raison et le paysage. Cependant, la réaction – excessive –
de Théodore Fix venait, de manière apparemment paradoxale,
de la construction par Hérode du second Temple de Jérusalem.
Alors que le prophète Nathan avait signifié au roi David,
« qui avait quand même quelques mérites à son...
arc », qu'il devait s'abstenir de bâtir le Temple parce qu'il
était un homme de guerre, Hérode, qui avait tant de sang sur
les mains, avait osé ! Il imaginait que ce « Temple-alibi »
lui vaudrait le pardon de ses crimes... « Quelle impudeur devant Dieu,
devant les hommes, et quelle aberration théologique ! » Et
comme il n'était pas question de s'en prendre au Temple, «
purifié et sanctifié par les larmes et la prière des
fidèles », son ressentiment allait à cet autre monument,
« commémoratif du sang versé par Hérode et par
tous les tyrans du monde ».
La fatigue s'infiltrait. Il monta à l'étage. Bébé-Ju
sourit à l'éléphant, sourit à son grand-père.
Il appela Paris et comme la veille dit à Elisabeth que tout allait
bien. Elle voulait des détails, savoir exactement... précisément...
et comment était la chambre de David et si Rivka ne pouvait être
transportée près de son garçon au mont Scopus. Il devait,
disait-elle encore, lui acheter un joli peignoir de sa part.
Il reprit un café noir. Très noir, très fort. Et s'endormit.
Il se réveilla dans l'après-midi, bien après que le
soleil eut passé le zénith. Il déjeuna, eut à
peine le temps d'étudier quelques lignes de Talmud, de feuilleter
le journal, qu'il lui fallait repartir à son poste. Dès lors,
le rythme était donné qui, chaque nuit, chaque jour, se répétait,
marqué heureusement par les premières prouesses de Doudou.
Il faisait maintenant des pas dans sa chambre, s'aventurait jusqu'à
la télévision. Louis, d'autres encore, lui avaient acheté
des jouets dont il avait tenté d'expliquer le fonctionnement à
son grand-père. Fix aurait-il davantage compris si Doudou avait pu
parler ? Là semblait être le principal problème. La
parole ne lui était pas revenue, il était incapable d'émettre
des sons. Il avait mal en avalant, si bien qu'il refusait de s'alimenter.
Chez Rivka, les choses traînaient, la fièvre ne voulait pas
tomber. Mais les médecins ne manifestaient pas d'inquiétude.
Fix téléphonait beaucoup à sa femme, trouvait le temps
de faire quelques pas dans Jérusalem. Ses nuits étaient moins
fatigantes parce que Doudou dormait presque sereinement. Alors, assis dans
un fauteuil en mauvais skaï, la main reposant maladroitement sur le
lit, sans oser l'approcher plus près de son petit-fils, il ne résistait
plus aux accès de sommeil. Quand, dans l'après-midi, il arrivait
pour la garde de nuit, Louis courait chez sa femme. Si bien que Fix voyait
peu son fils. Bien moins que le médecin qui s'attardait devant le
lit de Doudou pour engager avec son grand-père de longues parlotes
où il était question du désert, de sa clarté,
de la pureté de l'air et des prophètes de la Bible.
À vrai dire, c'est Fix qui l'y avait incité. Parce qu'après
la seconde nuit de veille, alors que les infirmières reprenaient
le contrôle de la chambre, qu'il avait dit à Doudou «
À ce soir, Doudou, je t'aime tellement, mon Doudou » et que,
le gobelet de café brûlant dans la main, il avait gagné
la cour de l'hôpital, il avait surpris le Dr Maïmon, accoudé
au parapet, face à la trouée du désert. D'abord, il
avait hésité, mais il lui déplaisait d'avoir laissé
en suspens cette question de tikoun et de prophètes. Alors il prit
l'initiative de l'aborder :
– Chalom docteur. Vous êtes toujours aussi matinal ?
– Pas en hiver, quand il pleut. Parce qu'on n'y voit rien et qu'à
7 heures, je suis chez mes malades. Alors, comment va Doudou ? et vous ?
Vous ne rentrez pas vous reposer ?
– J'allais le faire, mais nous avions parlé hier...
– Oui, le désert... Le désert est comme nous, il se
réveille lentement. Je l'observe qui sort de ses draps gris. Savez-vous
que par temps clair vous pouvez voir d'ici jusqu'à la mer Morte ?
Vous restez en Israël pour les fêtes ?
Fix expliqua qu'il devait rejoindre sa communauté avant Roch Hachana.
– Je compte repartir lundi matin... J'imagine que d'ici là,
le petit ne devrait plus avoir besoin de moi.
– Tout ira bien, ne vous inquiétez pas. On se voit demain ?
Fix renonça au tikoun.
Définitivement. Si bien que le lendemain, toujours au petit matin,
et parce que le spectacle des populations arabe et juive cohabitant et se
croisant dans l'hôpital correspondait si peu à ce qu'on imaginait
ailleurs, il interrogea le médecin sur les problèmes que,
« dans le climat politique actuel, pose la présence dans une
même chambre de patients arabes et juifs ».
– Mais il n'y a pas de problème ! Pas le moindre. L'hôpital
est à proximité des deux populations, c'est pourquoi la présence
arabe est si visible.
– Et c'est ainsi depuis quand ?
– Je suis là depuis vingt-deux ans. Il n'y a jamais eu de difficultés.
Et je peux vous assurer une chose : si, au lieu de courir à Camp
David, on venait négocier ici, dans les chambres où la souffrance
et l'espoir sont partagés à parts égales, voilà
longtemps qu'on l'aurait, la paix !
– Un peu utopique, quand même...
– C'est vous, un rabbin, qui me parlez d'utopie ! Mais personne ne
fut aussi utopique que nos prophètes. « Je te ramènerai
dans le désert, dit Jérémie, sur une terre non ensemencée.
» Il nous faut ensemencer le désert, y faire pousser des fleurs
et des arbres, pour apprendre que, dans le désert des cœurs,
la paix peut germer.
– Certes. Cependant..., hasarda Fix, s'il est seulement inspiré
par les prophètes ou par ce que nous interprétons comme un
message de Dieu, le rêve de la paix peut être aussi dangereux
que l'illusion messianique. Munich aussi était bâti sur un
rêve. Un rêve franco-britannique. Ce n'est peut-être pas
(Fix disait « peut-être » pour ne pas fâcher le
médecin) dans le désert qu'il faut construire la paix, c'est
dans les cités des hommes, en l'implantant dans les réalités
quotidiennes pour qu'elle puisse leur résister.
– Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les prophètes,
ainsi que les élèves prophètes étaient initiés
et installés dans le désert ? (Il regarda sa montre.) Je vais
être en retard ! Vous me pardonnez ?
Non, Fix ne s'était jamais interrogé sur la présence
des prophètes dans le désert... Une fois de plus, Maïmon
mélangeait tout. Pour Elie, c'était vrai, mais parce qu'il
était obligé de fuir Jézabel. Amos, « l'un des
bergers de Tekoa », comme le présente la Bible ; Michée,
peut-être, d'autres sans doute ont pu être des hommes du désert.
Mais la plupart exerçaient dans les villes. C'est dans les cités,
dans Samarie et surtout à Jérusalem qu'ils tenaient leurs
discours. Et s'ils en parlaient beaucoup, c'est parce qu'à leur époque
le désert était partout.
Quand, le jeudi, Fix retourna à l'hôpital pour une nouvelle
nuit de veille, une infirmière lui annonça :
– Le professeur Maïmon ne sera de service ni vendredi ni chabat.
Il vous prie de venir à son bureau dimanche à midi.
– Il n'a rien dit d'autre ?
– Non. Vous savez... Doudou va mieux... Il a mangé une glace
! Il était tout content.
L'état de Rivka s'améliorait aussi et le vendredi, Louis put
annoncer à son père que sa femme rentrerait à la maison
pour chabat ! Toutefois, les médecins déconseillaient qu'elle
aille embrasser son garçon, parce qu'elle était faible encore
et surtout parce que David supporterait difficilement de la voir repartir.
Si bien que Fix, religieusement interdit de locomotion mécanique
pendant chabat, et soucieux d'être le plus près de son petit-fils
et le plus longtemps possible, prit une chambre au Hayatt, à dix
minutes à pied de l'hôpital.
La nuit fut tranquille, il put se reposer, lui aussi. L'hôpital fonctionnait
au ralenti. Au lieu de regagner l'hôtel au petit matin, ou d'assister
à un office religieux dans les environs, il resta auprès de
l'enfant pour dire la prière du chabat près de son lit. Quand
il en vint au Chema, qu'il énonça à mi-voix en posant
la main sur les cheveux de l'enfant dans le geste de la bénédiction,
il eut comme l'impression qu'un léger son, à l'unisson avec
le sien, sortait de ses lèvres entrouvertes. Il joua avec lui, lui
fit un peu de lecture et ne rentra au Hayatt qu'en fin de matinée,
au moment où David, toujours sous l'effet des sédatifs, s'endormait.
Pourquoi Maïmon voulait-il le voir dans son bureau ? Pour lui parler
de Doudou ou pour lui exposer plus longuement, avec l'autorité du
maître derrière son bureau, l'une de ses théories fumeuses
sur le désert et les prophètes ? Ce dimanche au petit matin,
Fix évita le médecin qui, dans la cour de l'hôpital,
guettait le lever du soleil. Le rabbin avait gardé sa chambre à
l'hôtel, ce qui lui permit de se reposer quelques heures avant de
reprendre le chemin de l'hôpital. Il allait frapper à la porte
du bureau du Dr Maïmon, quand elle s'ouvrit. Il recula pour ne pas
faire preuve d'indiscrétion. La femme vêtue et coiffée
de blanc qui en sortit s'éloigna d'un pas assuré. Elle n'avait
pas dû le voir. Sa taille mannequin retint-elle un instant son regard
? Ou plutôt était-ce, parce que cette mode le stupéfiait,
l'unique boucle à son oreille ? Par à-coups, chaque fois qu'elle
passait devant l'une des fenêtres du long couloir, le soleil faisait
briller d'un éclat vermillon l'espèce de serpent qui pendouillait
à son lobe. Il s'apprêtait à dire au Dr Maïmon
que le zèle des infirmières poussant le scrupule jusqu'à
porter un caducée à l'oreille était admirable, mais
il s'abstint pour éviter que l'autre ne commence à lui parler
des vipères du désert et du serpent d'airain que Moïse
avait fabriqué et qui, un millénaire et demi plus tard, allait
devenir un gris-gris que les malades divinisaient. Il lui aurait demandé
si le roi Ezéchias avait eu raison de le casser ad majorem Dei gloriam.
– J'ai de bonnes nouvelles, monsieur Fix ! Je les espérais,
c'est pourquoi je vous ai demandé de venir. Je viens d'avoir les
résultats de l'IRM. Votre petit-fils retrouvera l'usage de la parole
!
Fix sentait l'émotion le gagner. Il se reprocha d'avoir méjugé
de la vertu de Maïmon. Le médecin était admirable de
gentillesse, de professionnalisme.
– Je vous suis infiniment reconnaissant. Non seulement de vos soins,
mais encore d'avoir eu la délicatesse de cette rencontre. Vous pensez
que David pourra rentrer pour Roch Hachana ?
– Nous allons le libérer mardi matin. Nous nous efforçons
de renvoyer chez eux un maximum de gens. L'hôpital n'est pas le lieu
idéal pour fêter le nouvel an ! En plus, le personnel est réduit
au maximum. Et vous, vous allez regagner Paris... Très belle ville,
Paris. J'y étais il n'y a pas longtemps. Je marchais beaucoup. Tous
les matins, quand il faisait beau.
Fix ne comprenait pas pourquoi, quand ils apprenaient son origine parisienne,
les Israéliens se sentaient obligés de lui parler de leurs
vacances en Provence ou à Paris. En général, il coupait
court. Mais, à l'annonciateur de la bonne nouvelle, il devait pour
le moins un semblant d'intérêt.
– Oui, dit-il, Paris est magnifique sous le soleil, le matin. Vous
étiez dans quel quartier ?
– Je voyais la tour Eiffel, j'allais aux bateaux qu'on appelle des
moustiques. Des bateaux-moustiques...
– Vous voulez dire les bateaux-mouches ! s'écria Fix, qui prononça
le mot en français.
– Ah bon... bato-moush ? Chez nous, on a les Dabour, des « Abeilles
». Mais ce sont des vedettes militaires... Et puis, je passais devant
ce soldat, entre les deux arcs... Vous l'appelez comment déjà
?
Fix eut de la peine à se contenir. Maïmon était un homme
cultivé, comment pouvait-il ignorer qu'un soldat inconnu reposait
sous l'Arc de triomphe !
– On ne sait pas, dit-il. C'est pour ça, précisément,
que...
– On m'avait pourtant donné un nom, insista le toubib. Après,
je voyais la flamme... Excusez-moi...
Le téléphone venait de sonner. Un pli se dessinait sur son
front et se creusait au fur et à mesure que la conversation se prolongeait.
– Vous me dites que vous ne l'avez pas ? J'avais pourtant insisté.
Je m'en occupe.
Le médecin composa un numéro à deux chiffres, sans
doute une communication interne.
– Vous voulez que je sorte ? demanda Fix.
– Non... Justement, il s'agit d'une Parisienne. Excusez-moi...
On avait dû décrocher à l'autre bout du fil.
– Myriam ? Voulez-vous revenir immédiatement je vous prie !
(Fix comprit qu'il s'adressait au mannequin avec son serpent rouge. S'étonna
que le médecin fût passé à l'anglais.) Vous êtes
occupée ? Une urgence ? On me dit qu'il n'y a pas de radiographie
d'Oursoule !... Comment ?... Oursoule ne s'est pas présentée
à la radiographie... It's inadmissible ! Et vous ne savez pas pourquoi
? Je l'avais pourtant demandé impérativement... Eh bien, s'il
le faut, j'irai la voir moi-même...
Avec une brusquerie que Fix n'aurait pas soupçonnée chez cet
homme affable, le médecin raccrocha. Le pli sur son front n'avait
pas disparu. Il réagit à peine quand, en sortant, Fix lui
dit qu'il ne voulait pas déranger davantage, qu'il lui renouvelait
l'expression de sa plus profonde gratitude.
Il avait hâte d'annoncer la nouvelle à Doudou. Mais l'enfant
dormait. Avec une infinie tendresse, dissimulant son émotion au petit
Mohamed qui le regardait de son lit, il se pencha sur son petit-fils, l'embrassa
doucement... Reviendrait-il encore ? Son avion décollait tôt
le lendemain, quelqu'un d'autre devait le remplacer la nuit prochaine. Sans
doute une sœur de Rivka, la tante que l'enfant aimait bien.
Il ne put attendre d'avoir regagné l'hôtel où il allait
récupérer son sac. Surmontant son mépris ordinaire
pour les portables, il se servit de l'appareil que Louis lui avait remis.
– Le docteur me l'a assuré, Doudou va retrouver sa voix...
Si... il sortira pour Roch Hachana !
Il l'entendit qui le répétait à Rivka, ferma l'appareil.
Et le rouvrit pour téléphoner à Paris.
– Promets, dit Elisabeth, que tu ne dis pas ça pour me rassurer
– Je promets...
– Attends, ne raccroche pas. On a téléphoné de
la communauté... Ils ont cherché partout, ils ne trouvent
plus le chofar. Alors, ils demandent si tu peux en ramener un...
– C'est maintenant qu'ils y pensent ! Il faudrait que j'y aille tout
de suite... Bon, je m'en occupe, je leur dois bien ça. À demain...
Ne t'inquiète pas si jamais l'avion a du retard. Oui, à 10
h 40. Je prendrai un taxi. On se reparlera d'ici là...
La Bible, qui ne dit pas grand-chose du nouvel an, demande sans autre explication
qu'on y sonne le chofar, le plus vieux des instruments à vent de
l'humanité. Le rabbin Fix se chargeait lui-même de cette tâche
; tant mieux s'il pouvait choisir la corne qui correspondait à ses
capacités pulmonaires.
Il chassa la fatigue qui le gagnait. La nuit prochaine peut-être,
sûrement, et le lendemain dans l'avion, il pourrait récupérer.
Et puis, il n'était pas mécontent de retrouver Méa
Chearim. Si le vieux quartier des hassidim et des écoles talmudiques
n'a pas le monopole du zèle religieux extrême, il reste le
haut lieu du judaïsme ultra, et le seul à donner au visiteur
le sentiment de pénétrer dans un monde à part, où
les règles de ce qui est permis ou interdit au piéton ou à
l'automobiliste ordinaires ne sont pas les mêmes qu'ailleurs. Certes,
le sens unique y est respecté, mais seulement parce que l'étroitesse
de la rue ne permet pas de faire autrement et certainement pas parce que
le règlement municipal le demande. Seul y est défendu ce que
les rabbins de la place y défendent. À Méa Chearim,
l'hébreu cède toujours au yiddisch, son heure n'est ni celle
de Greenwich ni celle de l'État athée d'Israël, et c'est
moralement qu'on y porte ses élégances. Ici, les hommes sont
attifés à la fois comme leurs pères de la froide Pologne
et comme l'as de pique – noir évidemment. Si les habits reprisés,
déjà portés les années d'avant par la grande
sœur ou le frère aîné, témoignent de l'extrême
pauvreté des familles, ils attestent du même coup de la suprême
richesse que leur accordent à la fois le nombre pléthorique
des enfants et l'étude constante de la Tora, au lieu de la servitude
au gagne-pain.
Les choses changeaient, malgré tout, inexorablement. Sans empêcher
les voitures de stationner sur le trottoir, les places qui y avaient été
aménagées et le dallage autour donnaient à une partie
de la rue un air de modernité. Les affiches sur les murs –
invectives, arrêts des tribunaux rabbiniques ou simples messages publicitaires
– étaient parfois imprimées avec de l'encre de couleur.
Celles qui vantaient les mérites, photos à l'appui, de «
portables rigoureusement cacher » ne manquèrent pas d'intriguer
Fix. S'agissait-il d'une technologie nouvelle pour rendre ces appareils
utilisables le chabat ? La réalité était plus morose
qui proposait des portables déconnectés des lignes érotiques.
La vie n'était pas toujours facile à Méa Chearim, qui,
en ce siècle de permissivité, tentait de colmater ce qui pouvait
l'être.
Un chofar n'est pas lourd, mais les livres ! Les livres pesaient. Il n'avait
su résister aux bouquinistes, aux libraires qui, ici, avaient la
densité des banques dans la City. Il était temps de gagner
Guilo. Il se dirigeait vers une station de taxis, quand il changea d'avis.
Alors que le centre-ville se vidait, que les rues piétonnières
de Jérusalem voyaient leurs boutiques abandonnées par peur
des attentats, lui, Fix, dont le petit-fils et la belle-fille avaient été
atteints par leur machine infernale, n'allait pas faire la part belle aux
assassins ! Il lui en coûta beaucoup de questions aux passants, de
sueur et de temps, mais, après avoir changé trois fois d'autobus,
il débarqua à Guilo, fier de son exploit.
Il y trouva une Rivka rayonnante qui ne lâchait plus Bébé-Ju
et réciproquement. Elle répétait à Louis qu'elle
allait bien et qu'il devait cesser de tourniquer autour d'elle – «
Ça me rend nerveuse. » Elle insista pour donner le biberon
à sa fille. Les deux hommes les retrouvèrent endormies l'une
à côté de l'autre.
La nuit était tombée. À l'appel du muezzin, le cinquième
et dernier de la journée, Fix sortit dans le petit jardin. Devant
lui, Bethléem était calme. Mais fallait-il que sur cette terre
vouée à la paix ce soit le couvre-feu qui l'impose ? avec
ses contraintes, les privations et la colère – leur corollaire
? Il regardait les étoiles qui s'allumaient dans ce bout du ciel
le plus célèbre du monde, quand Louis l'appela pour le journal
télévisé. De son poing, Arafat martelait « chahid
» ; les tanks de Tsahal entraient dans Kalkilia ; devant une foule
en liesse (à Gaza ? ailleurs ? – hébété
par l'image, Fix n'avait pas écouté), des Palestiniens, le
visage couvert d'un masque noir, mettaient le feu, sous les ovations de
la foule, à la maquette d'un autobus marqué d'une étoile
de David. Il connaissait ces images par la télé française...
C'étaient les mêmes images. Mais ici, sur la terre qui brûlait,
elles avaient une autre intensité. Par leur proximité ? leur
immédiateté ? par la vulnérabilité de ceux qui,
ailleurs, ne sont que des spectateurs, des télé-spectateurs
? Louis préparait le dîner.
À 22 heures, le bulletin d'informations annonça des tirs dans
la bande de Gaza.
Fix trempait sa pita dans le houmous, piquait des pois chiches. Pour la
première fois depuis l'attentat, le fils et le père étaient
réunis sans que leur extrême souci domine. Dans la cuisine
silencieuse, une sorte de sérénité faisait mine de
pointer. Peut-être que la nouvelle année...
Le transistor que Louis avait rallumé égrenait à tue-tête
les quatre dernières secondes de l'heure finissante. Le bulletin
de 23 heures rapportait que le gouvernement allait proposer à la
Knesseth de prolonger les périodes de rappel.
Fix s'était mis à marcher de long en large, donnait à
Louis des nouvelles de Caro à Paris, de sa sœur à Strasbourg,
de leur mère, « toujours tirée à quatre épingles,
toujours occupée et qui en fait trop ». Il parlait de ses lectures,
d'un passage du Talmud qui lui paraissait étrange...
Il était minuit, maintenant. La radio annonça des tirs contre
une voiture. Le conducteur, apparemment l'unique passager, était
mort.
– Tableau de l'intifada ordinaire, commenta Louis.
L'attentat avait eu lieu sur la route qui mène au Hérodion,
« juste à la sortie de Tekoa », précisait la speakerine.
Elle ajouta qu'on avait bouclé la zone, qu'une patrouille cherchait
à établir le contact avec les terroristes. Et que le lendemain,
la température serait en légère baisse, avec 28 degrés
à Jérusalem et un degré d'humidité conforme
à la moyenne saisonnière...
– Eh bien, remarqua Louis, le Hérodion t'aura poursuivi jusqu'au
bout ! C'est pas ça qui va te réconcilier avec Hérode.
– À la sortie de Tekoa..., tu te rends compte ?
– C'est la route normale. Et puis Tekoa, c'est pas la première
fois... Deux gosses du coin qui se promenaient ont été assassinés.
On les a retrouvés horriblement mutilés dans une grotte. Pourquoi
le type est sorti la nuit de Tekoa ? C'est de la folie pure...
Fix ne dit rien. Il ne voulait pas quitter son garçon sur un sentiment
de reproche. Ne se rappelait-il pas les dernières vacances que tous
les cinq, ensemble, avaient passées dans les Alpes ? Cette année-là,
ils avaient choisi comme thème de l'été le prophète
Amos, « le berger de Tekoa ». Ils avaient donné le nom
de Tekoa à leur campement. Tous les jours, ils étudiaient
quelques versets du petit Livre d'Amos. Louis avait alors seize ans. Ou
dix-sept déjà... Il était plein d'admiration pour le
prophète sans peur ni reproche qui savait défier le pouvoir
et ses prêtres. Il connaissait par cœur ses invectives contre
ceux qui « dans leurs palais entassent violence et rapine »
; ses vitupérations contre les matrones que le prophète appelait
« les vaches du Bashan » ! « Vous, les accusait-il, qui
exploitez les faibles, qui malmenez les pauvres, qui dites à vos
maris : “Apporte et buvons !” » L'intifada avait-elle
à ce point changé son système de références
? Il est vrai, les années avaient passé...
– Je crois que je vais monter me coucher, dit Fix.
– Tu disposes de trois bonnes heures de sommeil... Moins cinq minutes
pour un café, évidemment !
Alors, quand ce fort gaillard – Louis était bien plus grand
et plus fort que son père – qu'il ne reverrait plus avant longtemps,
qui avait appris à surmonter les épreuves, à résister
au danger, s'approcha et dit « Bonne nuit, papa », Fix sentit
l'émotion le gagner. Comme à l'hôpital quand il baisait
le front de Doudou endormi.