A l'occasion de la parution du livre de Jacquot Grunewald (Albin Michel - 2000), les Editions Albin-Michel ont bien voulu nous autoriser à en présenter ici un chapitre :
Chapitre 14 : Come back
Dimanche 18 octobre
28 tichri
Je ressentais la souffrance de lhomme crucifié, mais sa prétention à souffrir plus que dautres me révoltait. Cétaient les années de limmédiate après-guerre ; on écoutait alors le récit des combats mais aussi des tortures subies par les Résistants. Je lisais dans le Bulletin de nos Communautés dAlsace et de Lorraine qui, tous les quinze jours, arrivait à la maison, la liste des Juifs libérés des camps et, aussi, toujours plus longue, plus désespérante, les noms de ceux qui ne reviendraient pas. Je navais certainement pas une claire connaissance de ce qu'on appellera la choa, mais ces lettres gravées dans la pierre me paraissaient profondément injustes. Il y avait, vous le savez vous qui passez il y avait tant de souffrances ! Pourquoi sa douleur était-elle plus forte que celle de la cohorte des déportés ?
En rentrant, jai dû chercher ou demander de quelles Lamentations il s'agissait. La réponse me laissait avec des sentiments partagés. Dune part, jétais indigné quon mette dans la bouche du Dieu des chrétiens un verset de la Bible ; mais jéprouvais aussi une certaine fierté. Quoi ! même les Goïm citaient la Bible Quant au verset lui-même, je l'avais lu en hébreu que je savais peu au jeûne du 9 av qui commémore la destruction du Temple et de Jérusalem. Dans le Livre des Lamentations, cest Jérusalem qui crie sa douleur : Voyez sil est une douleur pareille à ma douleur que L'Éternel ma infligée au jour de son ardente colère. Cétait la souffrance dune nation, des pauvres survivants de la Jérusalem martyrisée, ayant perdu leur patrie, leur identité, et lamour que Dieu leur portait, emmenés en déportation par delà le désert brûlant d'août.
Plus tard, jai appris qui tu étais ; que tu as souffert, rabbi, de la souffrance des Juifs. Car, dès avant le chemin de la Croix, il y avait linterminable chemin des croix ; le dernier chemin des Juifs crucifiés, de milliers de Juifs crucifiés dont personne ne sait plus lhistoire ni les noms, suppliciés par loccupant romain de la Palestine. À l'instar des Hasmonéens, un siècle et demi plus tôt qui réussirent, eux, à battre les troupes dAntiochus Épiphane , ces Juifs voulaient bouter l'ennemi hors dÉrets-Israël. Ils voulaient mourir pour la patrie-est-le-sort-le-plus-beau. Ou pour Dieu-L'Éternel-est-Un. Ils ne faisaient pas la différence. Auraient-ils dû patienter, laisser passer la Colère ? Ont-ils eu tort ? Ont-ils eu raison ? LHistoire, dont on aime à dire quelle jugera, nen sait toujours rien. Il y a une vingtaine dannées, Yehochaphat Harkabi écrivait quà lépoque de la grande révolte contre les Romains, les Juifs de Galilée furent épargnés pour avoir choisi lattentisme. Des professionnels de lHistoire semblaient lui donner tort. Tort, mort, sort... le plus beau. Voyez, vous qui passez !
Rabbi, tu es mort pour rien. Tu nas pas combattu loccupant romain comme lespéraient ceux qui voyaient en toi le Messie-Libérateur ; tu ne fus pas non plus un martyr de la foi. Jai beau lire les Évangiles et les relire encore : parmi tes propos, il ny a pas une idée, pas un principe que les rabbins du Sanhédrin pouvaient invoquer pour réclamer ta mort. Tu as tenu leurs discours, répété leurs enseignements ! Tu nas pas aboli un seul iota de cette Tora que vous aimiez en commun. Certes, tu tes proclamé Messie et Prophète, fils de Dieu Mais tous les Hébreux se prenaient se prennent pour les enfants de Dieu ! Quelquefois, tu aurais pu user dautres termes, être moins blessant. Mais on ne condamne pas un homme à mort pour une faute de style. Sans doute, les rabbins et les hommes du Livre voyaient-ils en toi un être exalté. Tu nétais pas le seul en cette époque difficile.
Aujourdhui, aussi, on les aperçoit, le regard
dans les étoiles, marchant en plein le jour à Méa Chearim,
Roméma, Sanhédria
Cest près du Mur quils
sont le plus nombreux. Ils avancent, glissent à lombre légère
des grenadiers rouges qui rendent au ciel lazur du premier Jour.
Souvent on voit leurs lèvres bouger... On devine Dieu qui entend
leur discours. Quand vient le Chabat, ils se couvrent de blanc, pour que
leur habit réfléchisse la pureté de leur âme, impatients
d'accueillir le Royaume. Le passant les regarde dun il habitué.
Ou fatigué. Voilà deux mille ans et plus encore que le Juif
regarde des hommes en blanc ou des hommes en noir ; il a bien
le droit d'être fatigué. Un Sanhédrin pouvait-il mettre
à mort pour crime de messianisme, de prophétisme ? Pour
crime despoir !
Le Talmud traite abondamment de la peine de mort. Mais
on lappliquait peu. Quelques décennies après toi, Rabbi
Elazar ben Azaria ne se souvenait plus si la Michna qualifiant
de meurtrier un Sanhédrin ayant prononcé la peine
de mort une fois tous les sept, désignait une cour qui
avait arrêté l'ultime sentence, une fois en sept ans ou une
fois en soixante-dix ans ! Sur quoi, rabbi Tarfon qui, pour
en avoir été témoin, se souvenait d'événements
au moins antérieurs à l'an 62 et Rabbi Akiba ont tenu
à préciser que sils avaient été juges, eux,
jamais personne naurait été condamné à mort
Et toi, rabbi, le Grand Sanhédrin aurait décidé ta mort
et taurait livré aux Romains à fin de crucifixion, sachant
la mort horrible et ignominieuse que loccupant faisait subir à
ses victimes !
Les auteurs des Évangiles et leurs traducteurs en grec
avaient pour objectif de proclamer la caducité du judaïsme, de lui substituer
une doctrine nouvelle ; leur condamnation des scribes et des pharisiens,
promoteurs et défenseurs d'une institution dont ils souhaitaient la fin,
ne méritent pas crédit. Aucun observateur objectif ne jugerait autrement...
Dautant que, soucieux de se ménager les faveurs de Rome, les évangélistes
ou leurs traducteurs grecs voulaient blanchir Ponce Pilate. Les enseignements
de Jésus, ils les présentent comme ils l'entendent, et si on peut en
accepter le contour, on ne peut pour autant considérer ces rapporteurs comme
des écrivains impartiaux. Lun dentre eux, Luc, proclame demblée
quil na pas été témoin des événements quil
va consigner après s'en être informé exactement. Au
IIe siècle, Papias, évêque de Hiérapolis, déclarait,
à en croire Eusèbe de Césarée, que Matthieu a rassemblé
les actes et les paroles de Jésus (les logia) en dialecte hébraïque,
cest-à-dire en araméen et que chacun les a traduits comme
il a pu. Ainsi, même lorsque le témoignage n'est pas de seconde
main, ses rédacteurs l'on traduit comme ils ont pu. Si on se
rappelle, enfin, que l'objectif des évangélistes fut la prédication
avant tout, si on considère les variantes d'un Livre par rapport à un
autre, on admettra que notre connaissance de la vie, des propos et de la mort
de Jésus sont fragmentaires à l'extrême.
Mais je nai pas dautres sources, rabbi !
Alors, je minterroge pour savoir ce que tu as dit, et ce que tu
as dit autrement. Ou ce que tu nas pas dit du tout. La plupart du
temps, ce genre dexercice est stérile. Je sais pourtant, à
lire les Évangiles, que tu as cédé au chatoiement du martyre.
L'ancienne liturgie chrétienne évoque ta passion volontaire.
Tu connaissais Caïphe ; tu connaissais Pilate. Tu savais dans
quel abysse avait sombré la grande prêtrise dont les titulaires
étaient nommés par Rome. Les procurateurs tenaient sous verrou
les tuniques indispensables au service sacerdotal et les rabbins
tu en étais ! navaient guère de respect pour
les hommes à la tiare, férus de politique mais ignorant de Tora,
assoiffés dhonneur et avides de rapines. Tu connaissais les
propos de Caïphe car tout se savait et se répétait
dans la petite Palestine quil valait mieux livrer un dissident
plutôt que de laisser courir le risque dune répression
massive. Tu savais que cette menace te visait
Alors pourquoi es-tu
monté à Jérusalem, es-tu allé au devant de la mort ?
Pourquoi as-tu gardé le silence devant les accusations de Caïphe
et de Pilate ? Pourquoi avoir eu lair de confirmer au préfet
de Rome que tu réclamais la charge royale ? Mourir pour Dieu-le-sort-le-plus-beau ?
Selon les chrétiens, Jésus a ressuscité.
En elle-même, l'idée ne devait pas choquer les maîtres
du Talmud. Les théologiens juifs pouvaient accepter le concept théorique
d'une résurrection. Mais ils nont jamais imaginé quelle
s'est appliquée en faveur de Jésus. Pour les Juifs, lhistoire
de Yéchou a pris fin au séder quand il annonça sa mort,
son retour et lavènement du Royaume ; elle s'est arrêtée
sur l'image d'un homme qui se voulait Messie, abandonné des foules
et de ses disciples, aussi, qui nont rien tenté pour larracher
à la torture et à la mort.
Si seulement l'histoire avait pu s'arrêter là. Ils l'auraient bien
voulu, les Juifs
Pas leur destin, mais l'Histoire, celle qu'on leur imposait,
qu'ils subissaient, siècle après siècle depuis le Moyen Âge,
victimes d'une haine que la mort de Jésus exacerbait. Jésus vit !
clamaient les chrétiens, qui vengeaient sa mort en tuant ses frères
de sang. Si seulement, gémissaient-ils sur les bûchers de Blois...
Si seulement, criaient les juifs, dans la synagogue d'Ostropol mise à
feu, le souvenir de Jésus avait péri avec lui.
Le crient-ils, toujours ? Le veulent-ils toujours ?
© : A . S . I . J . A.