C'était le premier soir de Chanouccah. Une longue tradition voulait que les notabilités de la communauté se réunissent chez l'une d'elles, à chacune des soirées de la fête, pour y jouer aux cartes. Les dames étaient également admises. Exceptionnellement. Car ordinairement les messieurs prenaient cette occupation trop au sérieux pour s'embarrasser des impérities féminines. Il convient de dire qu'ils traitaient les cartes en maîtres consommés et malheur à qui osait se risquer à les provoquer. Plus d'un étranger, au café, en avait fait l'expérience désagréable aux dépens de sa bourse. Parmi tant de maîtres d'ailleurs, le Parness occupait un rang de choix, ce dont il n'était pas peu fier. Ne pas savoir jouer aux cartes, c'était à ses yeux faire preuve éclatante d'une infériorité lamentable.
Or – il y a toujours un or dans les histoires qui se respectent ; le nôtre pour une fois est absolument nécessaire – or donc, Mattenheim venait d'avoir un nouveau rabbin, un jeune monsieur. Lui et son épouse sympathique s'efforçaient de changer un peu le cours des us de la petite ville et de rendre aux cérémonies religieuses leur signification vitale. Ils avaient réussi en partie, puisque la jeunesse leur était attachée. Cela déplaisait profondément aux aînés. Sans doute, le rabbin ne les molestait pas outre mesure. Mais il enlevait leurs admirateurs ! Hé quoi ? Au lieu de se tenir sagement derrière les chaises des joueurs, à admirer, à envier leur savoir, ne voilà-t-il pas que les jeunes blancs-becs préféraient s'en aller courir aux causeries du rabbin et de sa femme ? « Signe des temps », avait dit le Parness, et une idée avait germé en lui. Il s'agissait de venir à bout de cet état de choses. Pour y arriver, il avait invité le rabbin et sa femme à sa soirée. A son étonnement, ils avaient immédiatement accepté. Eh bien, ils allaient voir !
Le salon du Parness s'était rempli. Tous ceux qui avaient été conviés étaient venus. La sonnette retentit à nouveau : le rabbin et sa femme saluèrent aimablement les personnes présentes. Cela fait, le Parness attira son hôte dans un coin.
- J'ai le regret de vous dire, rabbin, que nous avons rejeté votre demande d'une nouvelle Menorah de Chanouccah.
- Pour quel motif ?
- Tout simplement parce que la commission estime que la vieille est encore assez bonne.
- La vieille Menorah est une œuvre respectable et les jours de Shabath et de Yontew elle contribue, avec ses cierges, à l'ornement de la Schoul. Mais pour les petites bougies de Chanouccah elle est bien trop grande ! Elle fait l'impression d'un géant qui se serait amusé à mettre un chapeau d'enfant. Si, à côté de la grande, nous avions une Menorah plus réduite, le Chasen ne s'exposerait pas au ridicule d'avoir à grimper sur une échelle pour atteindre aux branches. Le prix ne surchargerait pas votre budget. Enfin, vous en avez décidé. Parlons d'autre chose.
- C'est cela. C'est Chanouccah aujourd'hui. Que diriez-vous d'un petit jeu, rabbin ?
Sa voix s'était considérablement amplifiée. Il clignait des yeux à ses voisins.
- Pourquoi pas, répondit le rabbin. Avez-vous un Trènderle ?
- Un Trènderle !
Le Parness riait largement.
- Vous voulez jouer au Trènderle, à ce jeu d'enfants ! Je me souviens que nos grands-pères en avaient ! Non, rabbin, je voudrais faire une partie de cartes avec vous.
- Je n'aime pas jouer aux cartes. C'est un jeu qui ne demande pas de réflexion et à condition d'avoir des atouts, tout imbécile peut gagner.
- Hein ?
Le Parness était rouge d'indignation.
- C'est un jeu qui ne demande pas de réflexion ! Et moi je vous dis que celui qui ne joue pas parfaitement aux cartes est un…
- Est un… ? souriait le rabbin.
- Un homme à plaindre, concéda le Parness d'un ton plus conciliateur.
Bien. Je ne voudrais pas être à plaindre. Je vais faire une partie avec vous. Il est entendu cependant que le gain sera affecté à une boçnne œuvre.
- D'accord. Mais je vous le dis d'avance : c'est vous qui paierez !
- Possible. Je perdrai au profit d'une bonne œuvre. C'est encore un gain.
- Et l'enjeu, rabbin ? Elevé ?
- Aussi élevé que vous voudrez.
La table ronde fut débarrassée. Le rabbin et le Parness, très entourés, prirent place.
Le vieux Chasen s'approcha du rabbin et lui souffla à l'oreille :
- Prenez garde, Monsieur le rabbin. Ne vous fiez pas au Masel. Le Parness est un as et il faut être de taille pour l'affronter. Le Masel seul ne suffit pas.
- Qu'est-ce que cela fait ? souriait toujours le jeune rabbin. C'est pour une bonne œuvre.
Le Parness avait pris les cartes et les mélangeait d'une main experte.
- Alors, qu'est-ce que nous jouerons ?
- A votre guise.
- Terteles ?
Le rabbin opina de la tête et coupa les cartes.
- A 1.200 points ?
Le rabbin opina de la tête.
- Le point à dix centimes ?
- Mettons à un franc.
- Quoi ? s'écria le Parness. A ce compte vous pouvez perdre près de mille francs !
- Qu'est-ce que cela peut faire ?
- Et la revanche ?
- Pas de revanche. je ne ferai qu'une seule partie.
- Tant pis. Si vous tenez absolument à perdre votre argent, à votre service !
La partie commença.
- Un Tertele, engagea le Parness.
- Cinquante, dit le rabbin.
- Cinquante, répartit le Parness.
- Un pied, dit le rabbin.
- Egalement un pied ! clama le Parness.
- Le sixième pied, dit le rabbin.
- Le sixième pied aussi, cria le Parness, qui était à nouveau tout rouge.
- Le septième, dit le rabbin. Et voici le huitième. Atout ! et encore atout ! ajouta-t-il aussitôt après. Donnez-moi vos cartes, Monsieur le Parness, vous ne ferez plus un seule point.
Le Parness en était coi.
Le score s'annonçait de 820 à 80 points en faveur du rabbin.
Celui-ci donna les cartes.
- Cent rois ! triompha le Parness.
- Cent as, dit le rabbin.
- Un pied !
- Deux, cent valets et un pied en atout, dit le rabbin.
- Le sixième pied !
- Mon sixième en atout et fini, dit le rabbin en reposant les cartes sur la table.
Le Parness avait les yeux hors des orbites. Les autres n'osaient souffler mot.
- J'ai gagné 900 francs, dit le jeune rabbin. Cela permettra l'achat d'une belle Menorah.
Le Chasen s'était encore approché et souffla à l'oreille du rabbin :
- Formidable ! Jamais je n'ai vu jouer ainsi. Mais dites-moi…
- Qu'est-ce que cela peut faire ? sourit le rabbin. Et maintenant, Monsieur le Parness, si nous jouions au Trènderle en compagnie de ces dames ? Je raffole du Trènderle.