Le titre déjà de mon conte vous
fait sourire ? Soit. C'est le seul tout de même qui convienne. Je
vous avouerai que je suis de ceux qui croient encore aux miracles, mais, bien
entendu, je me garderai de m'engager avec vous dans une discussion
philosophique. Fort des données des sciences exactes, vous me démontreriez
aisément que ma croyance est erronée. Prenez mon histoire telle que
je vous la donne, et ensuite seulement dites-moi qui de nous a raison, vous
ou moi.
Elle se passe, l'histoire, dans un de ces petits villages d'Alsace, peu en importe le nom, dont les nids de cigognes font comme une auréole aux toits; des vignes aux chauds reflets dorés grimpent le long des galeries en bois des maisons, et la petite synagogue se cache, loin de la rue, à l'ombre des noyers silencieux.
C'est dans son village et dans son bijou de maisonnette que vivait Sprinz (Espérance), seule, toute seule, malgré son grand âge. Sa confiance en Dieu était inaltérable autant que la bonté de son coeur. Elle prenait part à tout ce qui se passait dans la "Qehila", et quiconque s'adressait à elle trouvait appui et réconfort. En vain ses enfants l'avaient sollicitée de venir vivre avec eux. Jamais elle n'eût consenti à quitter son foyer, son village. Et pourtant, elle n'aurait eu qu'à choisir, car, Dieu merci, elle avait beaucoup d'enfants, et tous la chérissaient, tous se seraient trouvés heureux de l'accueillir afin de lui rendre la vieillesse moins solitaire. Sollicitations, prières, supplications, rien n'y faisait. Sprinz voulait rester là où elle avait toujours vécu. Certes, à deux exceptions près, elle allait chaque année passer quelques jours chez l'un de ses enfants et se réjouissait de l'amour qu'ils lui prodiguaient et des cajoleries dont la comblaient ses petits-enfants. Mais, ces visites faites, elle s'en retournait à son village. Et à l'époque des jours redoutables et saints de Roch Hachana et de Yom Kippour, là surtout, elle n'eût jamais voulu manquer de s'y trouver. Car c'était là aussi l'époque du miracle qui se reproduisait annuellement et qui, elle le savait, continuerait à se reproduire chaque année.
Ce miracle était en relation étroite avec les deux exceptions dont je vous ai parlé plus haut. Deux des enfants de Sprinz, Sophie, l'aînée des filles, et Isaac, son fils aîné, habitaient l'Amérique, tout au loin, par-delà les pays et les mers. Sophie s'était mariée à San-Francisco, et Isaac vivait avec sa famille à Rio de Janeiro. Sprinz avait mis du temps à saisir que le frère et la soeur se trouvaient à des distances énormes l'un de l'autre, car pour elle, l'Amérique c'était l'Amérique, simplement.
Et maintenant voici quel était le miracle. A Roch-Hachana, le premier jour, à l'office du matin, Sprinz s'asseyait à sa place à la tribune des dames. Vêtue de blanc, elle portait sa robe en soie de mariée et une coiffe claire comme neige; elle était plus belle qu'une reine. A l'heure où le Hazan commençait sa prière, elle ouvrait son Mahzor en cuir, aux feuillets jaunis. Elle suivait la lecture de la Thora qu'on module ce jour sur la mélodie si vénérable et admirable que vous connaissez et puis elle écoutait le son poignant du Chofar. Et alors, quand les rouleaux de la Loi se trouvaient réinstallés dans l' Arche, alors elle rentrait chez elle à jeûn, comme les saints préceptes le prescrivent, non pas pour manger, mais pour assister à l'accomplissement du miracle. Quand elle ouvrait sa porte, elle trouvait sur le palier des lettres de tous ceux qu'elle aimait et, parmi elles, deux lettres d'Amérique. Le miracle! Une lettre de San-Francisco et une lettre de Rio de Janeiro. Elles étaient là, à l'heure, chaque année, vingt-deux années durant. S'il n'en fut plus de même les années suivantes, ni Sprinz, ni ses enfants n'en étaient responsables. Un autre, Tout-Puissant, l'avait voulu ainsi.
Comment, est-ce tout? me direz-vous. Quoi d'étonnant si des enfants écrivent à leur mère pour Roch-Hachana? Et tout de même, je vous l'ai dit, c'était un miracle pour Sprinz. Songez donc, voici deux lettres qui partent, l'une du Nord, l'autre du Sud de l'Amérique, et elles arrivent toutes deux au village de Sprinz, en Alsace, le matin du premier jour de Roch Hachana, ensemble. Vingt-deux années durant, le matin du premier jour de Roch Hachana, et jamais autrement. Voyons, les lettres n'avaient-elles pas à faire un long, long voyage! Le navire ne pouvait-il subir des retards par suite de tempètes ou d'autres circonstances! Un retard sur terre ferme ne pouvait-il se produire de surcroît ! Mais si, mais si ! Et pourtant, elles arrivaient toujours comme elles le devaient. Pour Sprinz, c'était là un miracle, son miracle.
Je vous entends. Vous voulez une explication rationnelle. Je ne vous la cèlerai point, encore qu'elle ne puisse diminuer le miracle en quoi que ce soit.
Le vieux Pierre, le facteur du village, recevait chaque année de deux points de l'Amérique une gratification de dix dollars. Moyennant quoi, il retenait les lettres de San Francisco et de Rio de Janeiro qui arrivaient souvent avant terme, et les glissait sous la porte de Sprinz le matin du premier jour du nouvel An juif. Sophie, de San Francisco, écrivait à sa mère en caractères judéo-alsaciens, les seuls que Sprinz pût lire. lsaac en faisait de même aussi longtemps qu'il fut en vie. Sa femme avait appris à imiter son écriture de façon si parfaite que, longtemps après la mort de son fils, Sprinz continua à recevoir la lettre de Roch-Hachana de Rio de Janeiro, comme le voulait le miracle. Et quand ce fut à son tour de mourir, Sprinz s'endormit paisiblement, sans avoir eu à pleurer la mort d'un de ses enfants, dans la croyance sereine à son miracle.
Tout cela, savez-vous d'où j'en ai connaissance? Sprinz, que Dieu ait son âme, était ma mère.