Michel Houdiard Editeur ; 1 février 2017; ISBN : 978-2-3569-2152-9 ; 120 pages ; 20€
Publié avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah
L'exode, juin 1940. Yvonne Dockès n'a pas vingt ans. Avec ses parents, elle quitte les Vosges pour rejoindre Nîmes dans le Sud de la France. Tous trois voyagent deux jours durant dans leur Citroën, atteignent la Haute mire et s'arrêtent à Saugues. Pour Yvonne et sa famille, cet arrêt dû au hasard, imposé par la débâcle, dure quatre mois, de juin à octobre 1940. Yvonne écrit alors 150 recettes d'une écriture dense et régulière dans un petit carnet. Celui-ci va l'accompagner tout au long de de son existence, un repère, un guide.
Que s'est-il passé pour qu'Yvonne ait été prise par l'envie décrire ? Est-ce pour ne pas oublier, conserver un héritage menacé de disparaître. Fragments de récits d'une famille juive alsacienne, lorraine. Dans l'exil, la mémoire des nourritures familiales reste un ancrage face au désarroi et à la faim. La cuisine, héritage transmis cahin-caha sur plusieurs générations devient matrimoine, une langue-mémoire, un grenier à souvenirs pour faire face au chaos du présent. Entre cuisine juive et autres inspirations, nous entrons dans le récit de familles juives ouvertes sur le monde, transportant leur histoire sans dénégation, ni enfermement.
Cet ouvrage raconte l'histoire d'une famille juive alsacienne, lorraine patriote qui doit quitter sa région, est soumise aux lois de Vichy et survit en se réfugiant dans un village cévenol. À travers le chaos, la guerre et la Résistance, cet essai transmet un témoignage et un message pour les générations futures. Il traduit les mutations du judaïsme français à travers trois guerres, les déambulations à la cuire de la spoliation de biens et du déracinement. La transmission de la mémoire familiale, des rituels et des savoir-faire au féminin contribuent à cette attention à la vie et jouent une large place dans cette destinée familiale.
Introduction de Serge Klarsfeld
L’ouvrage d’Anny Bloch, comme la madeleine de Proust, a fait remonter les souvenirs d’une période, qui après la traque que notre famille avait subie à Nice, m’a parue très heureuse.
Trois ans après les Dockès, nous avions fui Nice où mon père avait été arrêté et nous nous sommes retrouvés nous aussi à Saint-Julien-Chapteuil où nous avons connu l’abondance après la faim qui tordait nos estomacs à Nice avec une relative tranquillité, n’ayant vu des uniformes allemands qu’à la Libération sur des Tatars enrôlés de force dans la Wehrmacht et faits prisonniers par les FFI.
Grâce à Anny, j’ai revu s’aligner sur l’appui de la fenêtre, les pots de yaourts que préparait ma mère avec le lait que ma sœur rapportait des fermes où elle gardait et parfois trayait les vaches. J’ai humé l’odeur de l’omelette aux lardons (pas kosher, mais en ce temps-là, je ne connaissais même pas ce mot) et celle du pain bis dont on débitait les tranches dans d’énormes miches qui se gardaient au moins une semaine.
L’exode des Dockès commence après la défaite de 1870 et se poursuit au 20ème siècle par la fuite devant l’armée nazie en juin 1940. Tandis que les Dockès quittaient les Vosges et Remiremont en voiture, nous avons sué sous de gros manteaux, nos masques à gaz en bandoulière, une petite valise à la main, battant le pavé dans l’énorme foule alignée autour de la gare d’Austerlitz. Tard le soir, nous eûmes la chance de monter dans un train qui nous déposa le lendemain à Capbreton.
Tandis que la famille Dockès quittait la Haute-Loire pour rejoindre des proches à Nîmes et ensuite se cacher dans les Cévennes, nous avions fui les Allemands des Landes à Moissac, puis dans la Creuse où nous rejoignit notre père, prisonnier évadé qui nous emmena à Nice. Peu de Juifs se sont trouvés à la Libération là où ils ont vécu jusqu’à la défaite.
Anny, tout comme nous, est retournée sur les lieux où résida sa famille et elle y a recueilli de nombreux témoignages sur les gens qui avaient fréquenté les siens, en particulier, Madame Roux Aldon, leur logeuse qui donna de nombreuses recettes à Yvonne, la mère d’Anny.
Ma sœur et moi, nous avons été frappés par la similitude de nos souvenirs et de nos expériences avec ceux d’Anny. Nous nous sommes rendus maintes fois à Saint-Julien où nous avons été accueillis à bras ouverts par nos anciens camarades de l’école des sœurs Saint Joseph et des frères des Écoles Chrétiennes. Comme Yvonne, ma sœur s’était liée d’amitié avec une demoiselle (combien il y en a eu après la guerre de 14-18) des postes à la retraite, qui faute de lui apprendre à cuisiner, lui a enseigné l’art de la dentelle du Puy.
Nous voyons vivre la famille Dockès depuis la guerre de 1870, non seulement dans les moments difficiles et dans l’exode, mais aussi et surtout, nous la rejoignons à table où l’on déguste de la cuisine venue de tous les coins du monde, car de Russie, certains plats sont partis pour l’Amérique d’où ils sont revenus en France sur les tables juives et autres, devenus si populaires, comme le gâteau au fromage, qu’on a oublié leur origine.
Yvonne Dockès avait noté des recettes dans un petit carnet, un aide-mémoire culinaire, pour y puiser des idées de repas. Sa fille a fait, à partir de ce vieux carnet, un passionnant récit ethnologique qui, plus que retracer la vie de sa famille, nous instruit sur la vie des Juifs en Alsace et Lorraine, puis dans la France profonde du centre et du sud où souvent on ne savait des juifs que ce que l’on apprenait à l’école du jeudi qui préparait les enfants à leur première communion en dispensant des cours d’instruction religieuse. Ces gens qui avaient plutôt une image négative, ont appris à connaître leurs compatriotes juifs, à les estimer, à les aider et parfois même à les aimer.
Si Yvonne était restée à Remiremont, elle figurerait probablement parmi les victimes, – les Kahn, les Meyer, les Netter ou les Weill –, des rafles menées par l’impitoyable Gestapo qui sévissait dans les Vosges et Anny, sa fille, n’aurait pas vu le jour en mai 1944. Peut-être est-ce devoir sa vie à la décision collégiale et lucide de sa famille de fuir devant l’ennemi qu’est née la volonté d’Anny de rendre hommage aux siens en dressant un arbre généalogique et en écrivant leur histoire pour que l’histoire ne les oublie pas, mais aussi en exhumant le modeste carnet de recettes rédigé par la jeune fille qu’était alors sa mère à Saugues en 1940 : des recettes forgées par la famille en Alsace, par les Juifs venus de l’Est, ainsi que par Madame Aldon qui a fait connaître à Yvonne la cuisine française du terroir.
La recherche du parcours familial a entrainé certains à explorer les shtetls de Pologne, de Biélorussie, d’Ukraine ou de Russie où avaient vécu leurs familles. Anny Bloch, sociologue internationale confirmée, n’a eu qu’à ouvrir un tiroir pour en sortir un tout petit carnet et pour ressentir la nécessité de transmettre le message caché de sa mère. Elle a répondu à cet appel en produisant un ouvrage à la fois instructif, attachant et savoureux.