Benjamin Ulmann est un artiste alsacien et juif, l'expression de son attachement à l'Alsace a été plus souvent affirmée que son appartenance au judaïsme. Néanmoins, c'est à travers cette double composante de son identité que j'ai été amené à appréhender son oeuvre (3) et que je me propose ici d'en brosser un rapide portrait, car cet artiste demeure à peu près ignoré de toutes les histoires de l'art.
Ulmann arrive à Paris en 1837, mais il conservera des liens étroits avec l'Alsace, ainsi il s'inscrira dans l'atelier de Michel Martin Drolling (17861851), lui-même d'une famille originaire de Bergheim et Prix de Rome de 1810. Cet atelier accueille aussi Théophile Schuler, Gustave Jundt ou Jean-Jacques Renner, qui né à Bernwiller en 1828, sera Prix de Rome un an avant Ulmann, en 1858.
Ulmann part donc pour cinq ans à la Villa Médicis. Son séjour romain renforce son académisme sensible dans le tableau qu'il expose au Salon de 1859, Julius Brutus, où le héros contemple ses fils morts. II y réalise des toiles comme Samson et Dalila (1862) et surtout son envoi de dernière année, Sylla chez Marius, (1866), grande composition très classique achetée par l'Etat, qui, après passage au Musée du Luxembourg et au Louvre (1888), fut envoyée en province. Il est depuis 1896 au musée de Grenoble.
Même s'il a débuté au Salon en 1855 avec un Dante aux Enfers qui aurait pu faire croire qu'il inclinait vers le romantisme, Ulmann cultive toute sa vie la peinture d'histoire et surtout une veine antiquisante (Patrocle chez Amphidamas, Salon de 1863, Caton arraché au Sénat, Salon de 1879, inspiré par Plutarque). Cette fidélité lui vaut aussi des commandes de peintures murales pour le Palais de Justice de Paris : trois compositions pour la Chambre criminelle La Cour protège l'Innocence et fait châtier le Crime, La Cour sanctionne un verdict, La Cour casse un arrêt, et au Palais-Royal pour la salle des séances publiques du Conseil d'Etat (1877) La Justice contentieuse.
Tous ces sujets austères lui assurent une reconnaissance officielle concrétisée par des médailles au Salon et le grade de chevalier de la Légion d'Honneur (1872). Il a également traité de tels thèmes moraux et allégoriques, voire horribles, pour des toiles du Salon. Le Remords (Salon de 1875), par exemple, reprend la thématique de Caïn et Abel, selon une légende arabe dans laquelle Caïn traîne au loin le cadavre de son frère pour échapper au remords, sans y réussir, il essaie de chasser les oiseaux de proie qui s'approchent alors qu'il succombe à la fatigue.
Spécialiste des scènes historiques reconstituées, il peint pour la Chambre des Députés La Séance du 23 août 1789 (esquisse au Salon de 1880), expose au Salon de 1870 L'Entrée du régent de France Charles V à Paris, le 3 août 1358, mais sa composition la plus célèbre, conservée au. Musée historique de Versailles, relate un événement contemporain, qu'il n'est pas sans importance d'avoir fait peindre par un artiste alsacien patriote (4) La Séance du 16 juin 1877, lors de laquelle la Chambre des Députés déclara Thiers "libérateur du territoire", un tour de force pour représenter l'ensemble de l'hémicycle et ses occupants (même si la toile mesure 2.15 m de hauteur sur 3.40 m) avec une véracité digne du Serment du Jeu de Paume de David.
A côté de son œuvre de peintre d'histoire, Ulmann cultive la scène de genre selon deux axes : d'une part, le pittoresque puisé dans les scènes de la vie populaire en Italie selon une tradition bien établie depuis Léopold Robert, et en Espagne, d'autre part, des sujets sentimentaux empruntés aux légendes et à la poésie germanique. Le premier nous vaut L'Ora del pianto à Piperno, Marais-Pontins (5) (Salon de 1867, musée de Marseille), El Ochavito del jueves à Burgos (6) (Salon de 1873) ou Les Gitanos de l'Albaycin de Grenade (Salon de 1874)... Les références de la culture allemande sont une Loreley, aquarelle d'après Heine (Salon de 1880, aujourd'hui à Guéret), une Marguerite en prison (Salon de 1881), une Ondine et le pêcheur d'après Goethe... Il affectionne aussi des scènes de genre originales dans des cadres historiques comme Les Sonneurs de Nuremberg (Salon de 1872) ou La grande crécelle de Nuremberg, utilisée durant la semaine sainte en l'absence de cloches (7) (Salon de 1878).
Une oeuvre d'Ulmann sort de l'ordinaire, suscitée par son indignation en tant qu'alsacien et juif devant l'envahissement de la France par les Prussiens. Au Salon de 1872, Ulmann avait présenté Le Pillage d'une ferme en Alsace avec ce sous-titre dénonciateur avec Dieu, pour le roi et la patrie. D'abord admis par le jury, le tableau fut retiré pour des raisons politiques évidentes à la demande de Thiers ; il fut alors exposé chez le célèbre marchand Goupil (8). L'audace d'Ulmann et d'une certaine manière l'appel à la revanche que suscitait la scène de barbarie prussienne révèlent bien l'état d'esprit des Alsaciens ayant opté pour la France et l'on sait combien les Juifs furent nombreux à refuser de devenir allemands. Comme le dit Belina "le fils d'Alsace flagella les Prussiens".
Malgré l'annexion, Ulmann gardera le contact avec l'Alsace, exposant à la Société des Amis des Arts de Strasbourg en 1876 et à la Société Industrielle de Mulhouse en 1876 et 1883. Il participe aussi en 1873 à la Vente au profit des Alsaciens-Lorrains...
Le Pillage d'une ferme en Alsace est une toile dont il est intéressant de suivre le parcours, car passée dans le domaine privé, elle entra par don en 1912 dans les collections nationales du Musée historique de Versailles, elle fut envoyée au Musée des Beaux-Arts de Nancy en 1958. Il est à remarquer qu'au Salon de 1872, salon patriotique s'il en fut, le strasbourgeois Louis-Frédéric Schutzenberger (1825-1903) exposait de son côté Une famille alsacienne émigrant en France et Gustave Doré son Alsace, jeune fille tenant dans ses bras le drapeau français.
Nous ne connaissons qu'une Education alsacienne qui passa chez Goupil puisqu'elle fut reproduite dans un volume de planches par Boussod et Valadon. C'est une œuvre typique de l'iconographie exaltant l'identité ou la fidélité alsacienne. Une jeune fille en costume traditionnel file au rouet et tient par l'épaule un petit garçon armé d'un sabre et d'un fusil qu'il tient en joue ; nul doute que ce petit soldat en sabots ne songe qu'à libérer l'Alsace de l'occupant.
Benjamin Ulmann ne s'est pas fait, comme certains de ses coreligionnaires dans cette génération, une spécialité des thèmes juifs. On n'en trouve aucun, du moins dans les oeuvres importantes exposées.
Tout juste a-t-il été amené à faire le portrait de quelques personnalités juives. Quand il obtint le Grand Prix, la presse israélite s'en fit l'écho avec une grande satisfaction, car, soucieuse de montrer la bonne intégration des Juifs dans la société française et la valeur de ses membres, elle procédait chaque année au bilan des succès honorant la communauté. Les Archives israélites (9) relatent la remise du Grand Prix :
Par la suite la presse israélite ne manqua pas de mentionner les expositions et travaux d'Ulmann, mais sans en donner beaucoup de commentaires. En effet, il eut le tort de ne pas traiter de sujets sensibles à la communauté juive, en dehors de son engagement alsacien. Son œuvre lui fait honneur, elle ne s'inscrit pas directement dans l'illustration de la culture juive française comme celle de Moyse ou Brandon. Lorsque Emile-Samuel Ulmann (1844-1902), son neveu, obtient en 1871 le Grand Prix d'Architecture, on souligne évidemment leur parenté.
L'oeuvre d'Ulmann est particulièrement dispersée et nombre de localisations rencontrées dans les ouvrages qui le citent semblent erronées. Nous en livrons une série à peu près assurée.