Voici les mémoires de mon ancêtre Cochele Meyer : Moïse Godefroy Théophile Cochel Meyer, né à Wintzenheim le 29 octobre 1822 (14 mar’heshwan 5583) - mort à Mulhouse le 21 juin 1920. Marié en premières noces avec Rose Rachel Bloch. Est né de cette union Jacques Meyer.Après le décès de son épouse, il épouse la sœur de cette dernière, Sarah Bloch, avec laquelle il a eu Ernest Reouven Meyer. Ernest se marie avec sa nièce Rose Rachel Meyer, fille de Jacques, qui était également sa cousine germaine (les mères étaient sœurs). De cette union est issue une fratrie de douze enfants.
Ces Mémoires ont sans doute été publiées dans Israelitisches Wochenblattfür die Schweiz- Journal israélite suisse.
Ces Mémoires ont été rédigées entre 1910 et 1911.
Les quelques notes que je me suis permis d’ajouter permettront de saisir certaines allusions que fait l’auteur de ces lignes. Il y a quelques passages obscurs que j’ai évidemment laissés tels quels.
C’est à Wintzenheim que j’ai vu le jour.
Peu de mes lecteurs trouveraient ce Wintzenheim sur la carte géographique, j’ajouterai pour toute explication que Wintzenheim est un petit bourg de l’Alsace dans les environs de la ville départementale de Colmar.
Autrefois ce dernier était le siège d’une importante communauté Israélite dont les descendants se sont dispersés dans tous les pays du monde. Vous ne vous étonnerez donc pas de les retrouver dans les diverses villes les plus importantes des divers continents, les uns riches, les autres pauvres, s’adonnant à des métiers très divers et représentés dans toutes les classes de la société.
Quand on conna[it le caractère généralement actif et entreprenant qui animait les rejetons de la communauté Israélite de Wintzenheim, joint à leurs qualités réputées d’ingéniosité et d’adresse, on ne s’étonnera pas de l’ascension rapide et de la prospérité de mes jeunes compatriotes dans plus d’un pays où ils se sont fixés.
Ces différentes originalités de caractère Wintzeneimois me firent complètement défaut dès ma naissance : ce n’est pas que je ne fus pas doué, mais vu la modeste condition dans laquelle se trouvaient mes chers parents, je préférai m’effacer de peur d’entreprendre une activité qui aurait pu tourner pour le moment en une charge de plus pour eux.
Mon père (1) était voiturier de métier, si l’on peut appeler ce métier pénible un métier, c’est-à-dire une activité personnelle : j’insiste sur le mot pénible, car il arrivait bien souvent que ce n’était pas mon père avec ces [ses] marchandises qui était conduit par son vieux cheval ou son âne, mais bel et bien lui, en personne, qui était obligé de traîner la voiture avec son âne ou son cheval. Je nomme avec intention une fois l’âne avant le cheval, une autre fois le cheval avant l’âne, car il semble douteux ou du cheval sauvé des mains de l’égorgeur ou de l’âne bourru à peine capable de se traîner, acheté à un prix dérisoire, qui des deux fut plus digne de mériter les palmes académiques (2).
Mon pauvre père devait partager avec ses chers compagnons de travail une nourriture misérable, prêtée bien souvent, aussi personne ne s’étonnera que ni le cheval ni l’âne ne pouvaient bien souvent continuer leur route et refusaient à bout de force l’obéissance à leur maître. Ceci n’était pas trop terrible par une belle journée ensoleillée mais qu’on se figure cette situation par un temps maussade d’avril, isolé au loin sur la grande route ou entouré d’ouvriers moqueurs revenant de leur travail du moulin de plâtre.
Ils escortaient ironiquement le petit homme au veston vert en regardant cet équipage plus que singulier avec une curiosité radieuse. Pas d’aide à espérer de ce côté-là, pas de pitié ! Pensez-vous ! Chez ces rudes compagnons il ne fallait pas s’attendre à un sentiment aussi humain.
Ses relations avec ses clients étaient peu [plus] compliquées. Si par hasard de la marchandise se perdait en route, il comptait l’indemniser avec le prix de son camionnage. Un jour, après un de ces voyages si difficiles, lorsqu’on lui demanda paraït-il, ce qu’était devenu un ballot de marchandises manquant, il répondit naïvement : "j’ai bien entendu dégringoler quelque chose, mais étant perdu dans mes pensées je ne me suis pas retourné et ne m’en suis pas inquiété autrement". C’est de lui que vient cette expression, restée proverbiale dans son pays : "En voilà un qui a entendu tomber", expression pour se moquer d’un rêveur.
Avec les quelques francs qu’il gagnait péniblement avec son voiturage, il fallait faire vivre bon gré malgré [mal gré] sa très nombreuse famille.
J’avais parlé ci-dessus de compagnons d’étable ; je crois à peine qu’on se serait contenté de notre logement d’alors comme écurie de chevaux à présent. Dans un espace si sombre, si restreint nous grandissions cependant tous gaîment et bien portants. Grâce à ce sang généreux ; une vie faite de modération, de comportement et surtout d’une conduite pieuse de nos parents nous ont été donné en héritage pour la vie.
Il est bien vrai que nous manquions souvent du plus indispensable dans la maison paternelle mais il est tout aussi vrai vu leurs sentiments religieux que nos parents étaient néanmoins contents de leur sort ; surtout quand le jour béni du Sabbat arrivait, bannissant avec sa présence les soucis et les tracas.
Comme il était heureux et rayonnant le cher homme sous la lampe du samedi, brillamment nettoyée, se trouvant alors plus riche que Crésus (3).
Cette pauvreté ne fut pas toujours légendaire. Dans sa lignée malgré que son père n’était que Suisse de la communauté et bien comme pour faire la ronde au moment des offices, il savait pourtant raconter des choses merveilleuses ce qui concernait son grand-père sa richesse, son bien-être et les belles boucles en argent ornant les chaussures et les boutons dorés garnissant la tunique.
Mais comme la roue de la fortune arrivant au sommet prit son chemin en arrière ne put s’arrêter dans sa course vertigineuse qu’en arrivant dans sa profondeur, mon pauvre père n’avait même pas la ressource dans son grand besoin de s’adresser à des parents plus fortunés qui auraient pu le seconder. Il n’avait qu’un frère demeurant à Wintzenheim qui s’était monté un atelier de serrurerie étant passé maître dans cette branche.
Ce dernier pour les temps de jadis, était passablement fortuné ; il était bon et intelligent mais à force d’un travail acharné son cœur s’endurcit comme les durillons de ses mains. Il aidait bien de temps en temps mais les nombreuses demandes le lassèrent bientôt.
Cependant pour être utile aux miens, il me prit comme apprenti.
J’avais alors treize ans environ, j’étais d’une instruction primaire, je savais lire, écrire l’allemand ainsi qu’un peu d’hébreu.
Vous pensez bien vous-même qu’avec un écolage modique de 25 centimes par semaine que nous apportions à notre maître Talmudiste, que notre instruction ne pouvait être que restreinte.
Dans peu d’années, j’avais appris le métier de serrurier dans l’atelier de mon oncle et apprenti, je passais au rang d’ouvrier.
Par conséquent pour me perfectionner, je dus entreprendre le voyage habituel et obligatoire pour passer maître en mon métier.
Donc à 17 ans, je fis mes adieux à mes parents, le sac au dos, maigre cependant, et le bâton en main, me voici sur la grande route vers l’inconnu.
Le terme de mon voyage devait être Mayence ; là mon père avait un frère étudiant qui plus tard s’était créé une famille et avait amassé un petit pécule. Il était propriétaire d’un modeste hôtel qui, à sa mort fut géré par sa veuve.
Le voyage commença à pieds, d’étape en étape jusqu’à Wissembourg. Je me rappelle encore bien vivement la porte frontière qui séparait la frontière alsacienne du Palatina (4) et j’ai acheté à une marchande de fruits une quantité de pommes que j’avalais l’une après l’autre avec une faim dévorante.
Derrière Wissembourg, je devais passer la frontière allemande d’alors (5) ce qui ne devait pas se faire si facilement, vu que j’étais près de l’âge où l’on passait son service militaire.Le commissaire de police devant mon livret d’émigrant ne voulut absolument rien entendre. Que faire ? Je commençais à pleurer amèrement. La femme du commissaire vint à passer et entendit des pleurs, chose peu habituelle, rentra dans le bureau de son mari et éprouva une grande pitié pour ce petit jeune homme désolé. Grâce à son insistance M. le commissaire, si sévère d’habitude, se laissa fléchir et apposa sa signature qui me permit le passage.
Dans le Palatina, il me fut permis de faire halte vu que je trouvais de l’ouvrage à Ingenheim et là je fus engagé par un maître serrurier chrétien.
Je me plaisais beaucoup chez cet honnête homme et restai environ neuf mois chez lui. Il va sans dire que le travail cessait le samedi et jours de fêtes. N’ayant pas encore d’ambition, mes meilleurs amusements et récréations de ces jours-là étaient le jeu de noix en compagnie des petits garçons du voisinage. Quand je partis, la petite fille de mon patron pleura à chaudes larmes.
Ne gagnant pas suffisamment pour m’entretenir, les israélites d’Ingenheim m’offrirent la pension à tour de rôle. Un sentiment bien singulier me revient en pensant à ce brave israélite qu’on nommait Schmulcke, chez lequel je mangeais le samedi et qui me sevrait du Kügel (6) et du Tatcher (7) à volonté ; en général son hospitalité était des plus amicales. Tout en sa personne reflétait le contentement d’honorer le Sabbat et autour de lui tout reluisait le vendredi soir.
Dans mes futurs voyages d’émigrant je ne fus pas partout aussi heureux que dans ce délicieux Ingenheim. Je passais plus difficilement par Landau, Germersheim (Spire), Hoffnung, Grunstadt, Gunhersblum, Worms, Oppenheim. La vie du jeune ouvrier que j’étais était plus dure. Je me souviens toujours d’un certain souper frugal de harengs salés pris un jour à Grunstadt dans une petite auberge où je passais une bien froide nuit d’hiver. Mon repas m’avait donné une soif ardente au point que malgré le froid intense je dus descendre à moitié habillé, dans la cour et afin de me rafraîchir, je suçais des glaçons pendus à la fontaine.
Enfin j’arrivais au lieu de ma destination.
C’était en l’année 1840, Mayence était alors une forteresse fédérale de l’alliance allemande (8), une vraie ville du Moyen Âge dont la garnison de l’ancien règleallemand reflétait l’état de la dissolution de l’Empire. Il n’y avait pas moins de trois contingents différents dans la vieille métropole électorale et qui n’arrivaient pas à comprendre leurs idiomes respectifs.
En dernier lieu les Autrichiens, avec leurs paletots blancs, dont on racontait de drôles de frasques ; puis les Hesses, authentiques citoyens de Darmstadt, ensuite les véritables prussiens du Nord, de grande et maigre stature.
Entre ces différents éléments il était inévitable qu’il n’y eu pas parfois quelques frictions. Malgré cela, Mayence, à mon point de vue, était vraiment une grande ville et il m’en est resté le meilleur souvenir.
L’hiver 40 et 41 fut bien rigoureux. Le Rhin gela si fort que j’ai vu de mes propres yeux, des chargements passés sur la glace se dirigeant de Mayence à Cassel comme sur la route la plus ferme. Je ne souffris cependant d’aucune misère par cette température rigoureuse, je trouvais toujours chez ma chère tante une chambre chaude et une table bien garnie.
Ma famille jouissait d’une certaine aisance et s’empressa de changer mes hardes contre des vêtements plus confortables et plus chauds. Mon cousin me fit cadeau d’un beau et bon manteau avec lequel je parcourus fièrement en sa société les rue de Mayence, admirant la vénérable résidence et toutes ses magnificences.
Ma tante avait comme déjà dit, un petit hôtel dans le quartier "Moyenne Blanchisserie" qu’on appelait "au Dieu". On y logeait confortablement. On y mangeait une cuisine rituelle. Comme il était bien fréquenté j’appris à connaîitre de nombreux habitués et voyageurs venant souvent de loin.
Un évènement mit le monde en effervescence. La persécution des juifs de Damas amena le jeune avocat Crémieux à Mayence, revenant de son voyage. Je me rappelle bien vivement la sensation que fit son séjour à Mayence et les ovations qu’on lui prodigua. Il logea également chez ma tante et j’eu le loisir de l’admirer à mon aise. Sa figure trapue, caractérisée par un nez particulièrement aplati me frappa beaucoup.
Dans ces temps-ci, il n’était question ni de temple libéral, ni non plus d’assemblée religieuse orthodoxe. J’allais comme tous et avec tous dans la petite synagogue commune de la rue des Juifs où l’on n’entendait aucun son d’orgue.
Ma famille me fit admettre comme serrurier chez un premier maître serrurier.
Il va sans dire que l’ouvrage fut bien dur et non exempt de périls. Il me prend encore maintenant un léger tremblement en pensant à l’installation d’un certain paratonnerre sur le bâtiment haut et immense de la rue Gau, devant donner une caserne et dont mon patron avait l’entreprise. Mais dans ma jeunesse, la peur m’était inconnue. L’habitude des situations périlleuses m’avait aguerri surtout après qu’un grand dégel arracha d’un bout à l’autre le pont de Ponthon où passaient les bateaux et que nous fûmes obligés de le remettre en état. J’aimais rendre service et j’avais horreur des mécontents ; heureux d’avoir le privilège d’observer le Sabbat et les jours de fêtes chez un patron non juif.
Et voici que je reçus différentes lettres de mon pays m’engageant avec promesse d’un ouvrage rétribué, à revenir bientôt à Wintzenheim.
J’y retournais donc, connaissant mon métier à fond et parlant couramment le bon allemand. Cela en imposait à mes collègues d’autrefois, qui par jalousie me raillaient souvent.
Comme il me tardait de me créer une position stable, je ne restais pas longtemps dans mon petit pays qui ne pouvait m’offrir une situation aussi intéressante que celle qu’on me proposait à Guebwiller, petite ville industrielle du Haut-Rhin.
Je résolus donc de me fixer à Guebwiller. Je m’engageai dans un grand atelier comme mécanicien et je pus observer nos principes religieux surtout en ce qui concerne le repos du Sabbat et des jours de fêtes. Pendant 33 ans je restais dans le même atelier dans cet emploi. C’est donc à Guebwiller que je me suis marié et par la suite que j’ai fondé ma famille. On ne doutera pas que dans ces 33 années de travail incessant je ne rencontrai pas bien des embûches pour arriver à rester ferme en ma vie religieuse. Endurant souvent bien des taquineries de la part des ouvriers qui travaillaient avec moi et qui n’étaient pas toujours cultivés et sensibles.
Par exemple aux jours de jeûne quand le déjeuner habituellement apporté fit défaut. Par les journées d’hiver lorsqu’il fallait partir de bonne heure pour être à six heures à l’atelier et qu’alors ne pouvant pas faire ma prière du matin avant mon départ de la maison, je profitais d’un instant de répit pour mettre mes tephilines dans un coin tranquille de l’usine pour ne pas être dérangé dans ma prière par les propos plus ou moins bienveillants.
Il arrivait fréquemment qu’une machine qui devait être livrée en fin de semaine, n’était pas encore montée le vendredi. La nuit vient vite en hiver, et à l’approche du Sabbat je devais remballer mes outils et laisser achever mon ouvrage par d’autres ouvriers. Il me fallait supporter les nombreux reproches de mon patron.
Il m’arriva une fois dans un moment de hâte, qu’une commande urgente devait être préparée pour le samedi. Le chef de l’atelier avait demandé au concierge de fermer la porte pour m’empêcher de sortir, car ma collaboration était nécessaire pour mener à bien le montage de la machine. Je refusai formellement de toucher à mes outils, et bien des pourparlers de ma part décidèrent le concierge à chercher le directeur. Sur son intervention bienveillante, je pus enfin rentrer chez moi.
Mon entêtement religieux devait paraître bien surprenant à mes supérieurs d’autant plus que je subvenais aux besoins d’une nombreuse famille : femme, enfants en bas âge, parents et beaux-parents. Si l’on m’eût remercié dans un de ces moments de refus opiniâtre, combien j’eusse été découragé. J’avais le choix entre l’accomplissement du devoir religieux et notre pain quotidien. D. merci, je n’ai pas hésité et le choix ne m’a pas fait réfléchir.
Après de pareilles luttes, je me trouvais plus heureux encore, car j’étais content de célébrer les jours de repos ordonnés par D. et le vendredi soir, avec les belles lumières dans notre paisible chambrette, j’étais heureux de bénir le bon D.entouré de toute ma famille.
J’ai pu faire par la suite des heures supplémentaires le samedi soir ou le dimanche matin, cela permettait de rattraper le temps perdu tout en gagnant autant que mes compagnons.
C’est entouré d’un cercle d’enfants heureux, de petits-enfants joyeux, d’arrière-petits-enfants qui ne manquent de rien que j’écris ces lignes de mon passé. J’ai pu avoir le grand bonheur de marier mon arrière-petite-fille (11) à un gentil garçon d’une piété exemplaire.D. m’a même donné la joie de bercer récemment une arrière-arrière-petite-fille (12). Je suis arrivé au comble de mes vœux, car la bonté divine m’a si souvent reconnu dans les diverses péripéties de mon existence, tout en me réservant une vieillesse tranquille et heureuse. Que D.veuille m’assister encore.
Le but de ces ligne serait atteint, si toi, cher lecteur, tu voulais bien dans ces temps modernes où fuit le drapeau du saint pour le Sabbat, trouver la confirmation véridique des paroles de nos sages.
Le Père des cieux permet à chacun de suivre le chemin de son choix. Si tu es décidé de marcher dans les voies de D., sois assuré qu’il ne t’abandonnera pas et qu’il te laissera atteindre ton but sans difficulté. Si par légèreté, l’un de mes chers lecteurs,que D.l’en préserve, se trouvait près de transgresser le Sabbat, sa plus belle récompense, pour un appât terrestre et problématique, que ces lignes le remettent vivement sur le chemin du retour à son bien si précieux, le Sabbat, source de bonheur et de tranquillité. Je m’en réjouirais, car ces lignes n’auront pas été écrites en vain.
Notes :
A propos de l'histoire des artisans juifs au 19ème siècle, voir aussi le roman du Rabbin Isaac Lévy : ISAIE OU LE TRAVAIL |