Dans le rituel des prières de Rosh ha-Shana, le nouvel an du calendrier juif, nous trouvons une formule étrange plusieurs fois répétée sur un ton solennel : "ha-yom harat 'olam", "cette journée est enceinte du monde". En effet, le jour de Rosh ha-Shana est traditionnellement considéré comme l'anniversaire de la création du monde. Mais la phrase en question est une citation biblique (Jérémie 20:17), qui signifie tout à fait autre chose dans le texe original. Le prophète se plaint de son triste sort et des difficultés de sa mission. Il aurait préféré mourir avant sa naissance ou que sa mère reste enceinte pour toujours. Ma mère, mon sépulcre et sa matrice grosse en perpétuité (traduction d'André Chouraqui). Nous avons vu ci-dessus que le mot 'olam signifiait l'éternité à l'époque biblique et qu'il pris le sens de monde, cosmos, par la suite, à l'époque du Second Temple, en hébreu médiéval et moderne. En attribuant un sens cosmique au mot 'olam extrait de son contexte biblique, on procède à la manière du Midrash.
Qu'a voulu dire le poète qui a puisé dans le texte de Jérémie une phrase bien connue et facilement compréhensible dans son sens original pour lui donner dans son nouveau contexte une signification tout à fait différente ? Il a cherché une expression poétique d'une idée intéressante - sans rapport avec l'ancien contexte. Il ne s'agit nullement d'un commentaire des dires de Jérémie. Dans son nouveau contexte, la phrase ancienne signifie que le Jour de l'An, réservé aux prières et aux méditations, est prégnant à sa manière. Le sort du monde s'y trouve déjà à l'état embryonnaire. Il contient de nombreuses possibilités virtuelles.
Cette réflexion se poursuit par une méditation sur la notion d'événement. Du point de vue des hommes (mais non de Dieu, qui supervise le tout), les événements sont de deux sortes. Les uns s'enchaînent à partir de prémisses come des enfants qui naissent de leurs parents. De nombreux mots bibliques présentent les événements de cette manière en utilisant la racine YLD, qui signifie enfanter. L'histoire du monde et de l'humanité commence par la Genèse ainsi annoncée : Voici les engendrements du ciel et de la terre en leur création… (Genèse 2:4). Ce sens du mot enfanter ou engendrer apparaît clairement dans la suite de la Bible, par exemple : Ne te félicite pas du lendemain, car tu ignores ce qu'aujourd'hui enfantera (Proverbes 27:1).
L'autre manière de considérer les événements est de les prendre pour des hasards. La racine hébraïque QRH signifie arriver, survenir. La Bible emploie souvent des mots dérivés de cette racine pour désigner une conduite hasardeuse, imprévisible. Par exemple, dans les admonestations du Lévitique, Dieu prévient les Hébreux et leur fait savoir que s'ils se regimbent et refusent les termes de l'Alliance, l'action de la Providence divine cessera d'être prévisible et la suite des événements sera d'apparence chaotique (Lévitique 26:27).
Un étrange emploi du mot miqréh, dérivé de QRH, concerne les pollutions nocturnes, l'éjaculation de sperme masculin sans fécondation, sans espoir d'une suite dans les événements. Un tel "accident" est considéré comme une impureté (Lévitique 15:16). Mais le texte biblique joue sur les mots. Comme nous l'avons vu ci-dessus, il préfigure souvent la méthode suivie bien plus tard par le Midrash. C'est ainsi que David, quand il refusa de se présenter devant Saül, prétexta une telle impureté, considérée comme un hasard. Saül ne dit rien ce jour-là. Il pensa : c'est un accident, il n'est pas pur (I Samuel 20:26). De même, c'est par hasard que Ruth, l'arrière-grand-mère de David, est arrivée dans le champ de Boaz, qui devait l'épouser par la suite (Ruth 2:3). Mais ce hasard est analysé par le Midrash à sa manière. Les moissonneurs, émoustillés à la vue de cette belle inconnue, étaient pris de pollution, mais la chance a voulu que cela se soit passé dans le champ de Boaz. Cet honorable vieillard était depuis longtemps désigné pour l'épouser en justes noces. Cette mésaventure fait partie de la longue chaîne des engendrements qui conduit des origines de l'humanité à la rédemption messianique. Telle est la dimension profonde d'une phrase comme "cette journée est enceinte du monde".
Malgré la distance qui s'épare la signification du verset de Jérémie dans son interprétation midrashique et liturgique de son contexte original dans la Bible, on peut suivre à la trace le fil de la pensée. Le prophète Jérémie se demandait si la vie vaut la peine d'être vécue. Longtemps après lui, Hillel et Shamaï ont posée la même question. L'énoncé de leur interrogation peut se traduire de la manière suivante : est-ce que l'homme peut se reposer sur la conviction d'avoir été créé ? (T.B. 'Eruvîn 13b). C'est bien de cela qu'il s'agit en ce jour anniversaire de la création du monde. La réponse de Hillel est affirmative. Celle de Shamaï est plus réservée. Les deux sages sont tombés d'accord pour affirmer que la vie vaut la peine d'être vécue si on la consacre à l'étude de la Torah et à la pratique des observances. Lointaine ébauche du pari de Pascal.