GÉOGRAPHIE CORDIALE D'ISRAËL
Moché CATANE
Extrait de Géographie cordiale d'Israël, plaquette publiée en 1963, Ed. KKL-Strasbourg


M. Georges Duhamel, qui a beaucoup de sympathie pour notre pays, m'excusera de lui avoir emprunté le titre de cette série d'essais fantaisistes. Aucune expression ne saurait rendre avec plus de saveur que "géographie cordiale" ce que je vais entreprendre : parcourir la géographie de l'Etat d'Israël, mais en remplaçant cartes, chiffres, statistiques, diagrammes, par l'évocation des paysages et, surtout, des hommes - en cherchant, par des moyens de style et de fantaisie, à mettre le lecteur dans l'atmosphère de la ville ou de la province visitée et à lui faire voir, entendre, sentir le courant d'une vie différente de la sienne.

1. - Le nombril d'Israël

L'ange Ouriel n'était plus descendu depuis longtemps sur la terre quand le Bon Dieu le chargea d'une mission.
"Je vais t'envoyer, lui dit-il, dans une grande ville où il y a beaucoup de juifs. Et je voudrais que tu observes comment ils se comportent...

- Mais comment, s'écria Ouriel, les reconnaîtrai-je d'entre les autres, ô Seigneur ?
- Ça, lui répondit le Bon Dieu, c'est ton affaire. Un ange, ça doit être malin, si je puis m'exprimer ainsi.
- Et cette ville, reprit l'ange, comment l'appelle-t-on, Eternel plein de bonté ?
- Je ne te le dirai pas non plus, repartit le Très-Haut. Tout ce que je peux t'indiquer, c'est qu'elle est située à 32 degrés 5 minutes de latitude Nord, et 34 degrés 45 minutes de longitude Est.
- Bien, mon Seigneur, j'essaierai de me débrouiller.

La construction de Tel Aviv sur une carte postale ancienne.
Et l'ange Ouriel s'orienta selon les coordonnées que le Bon Dieu lui avait communiquées.
N'étant pas très fort en géographie, il n'imaginait pas le moins du monde à quoi elles correspondaient. Mais, comme ces indications étaient parfaitement exactes, il atterrit - sous l'aspect d'un touriste américain - sur une place où se croisaient plusieurs avenues devant un cinéma monumental.
Des véhicules qui filaient à toute vitesse occupaient toute la chaussée. Sur les larges trottoirs des gens marchaient, pressés.

"Comment, se dit l'ange Ouriel, vais-je réussir à distinguer les juifs parmi cette foule. Impossible d'accoster ceux qui se dépêchent tellement. Et les seuls qui ne se dépêchent pas, ce sont les cireurs de souliers et les agents de la circulation, qui ne sont sûrement pas juifs, ni les uns, ni les autres... Ah ! si, j'en vois un, un barbu, avec un grand chapeau noir et une sorte de redingote, accompagné de son fils, dans la même tenue... Tant pis, je l'aborde.
Et s'approchant du quidam, il l'aborda en hébreu : "Seliha, adoni. Oulaï toïl lehaïr eth énaï..." (1).
- Rett ir nit ka jiddisch ? (2), demanda le barbu. Et, comme il avait l'air fâché, Ouriel n'insista pas.
Les anges ne savent que l'hébreu. Le barbu le savait aussi, bien sûr, mais il trouvait abusif qu'un touriste américain sacrifie aux modes modernes, au lieu de s'exprimer tout simplement en "juif".

Ouriel fit un second essai avec un petit gros à lunettes, qui avait un nez long et busqué. Mais celui-ci répliqua :
"You can speak English with me, but now I have no Time. Sorry."

Alors Ouriel renonça à interroger les passants, et se joignit au courant humain qui déferlait sur le trottoir. La plupart des hommes avaient la tête nue, étaient en bras de chemise, et certains portaient un short ; les femmes étaient presque toutes en robe très légère.
"Je ne vois guère de juifs par là", se dit encore Ouriel. Pourtant....
Ce qui le faisait hésiter, c'étaient ces jeunes gens qui, habillés comme les autres, avaient sur le sommet du crâne un minuscule disque de soie noire ou de laine bleue, attaché dans les cheveux avec une barrette, ou même une agrafe de bureau. Ouriel n'avait jamais entendu parler de cette manière de se couvrir la tête (si l'on peut dire) pour se conformer à un usage consacré d'Israël. De même certaines femmes avaient la tête enveloppée d'un fichu, mais, comme il savait qu'en Russie toutes les femmes s'affublent ainsi, il ne pensa pas qu'il pouvait s'agir de la recommandation des Sages, selon laquelle une femme mariée ne doit pas montrer sa chevelure en public.

Des deux côtés de la rue, l'ange admirait des magasins luxueux, et surtout pleins de clients qui entraient et qui sortaient. Enfin, il vit se dresser devant lui un grand bâtiment blanc, surmonté d'un candélabre à huit branches.
"Enfin, songea-t-il, voici la synagogue. Je vais examiner ceux qui y entrent, car c'est l'heure de l'office de l'après-midi."

Après avoir longtemps fait le guet autour de la synagogue, l'ange Ouriel remonta au ciel pour faire son premier rapport qui était ainsi conçu :
"Cette grande ville, dont j'ignore le nom, est fort industrieuse et doit avoir quelque 450 000 habitants. Sur ce nombre, il y a tout au plus 20 % de juifs. La plupart sont vieux, et il y a beaucoup de mendiants parmi eux."
- Imbécile, s'écria le Bon Dieu, je ne t'avais pas dit de chercher des juifs pieux, mais des juifs tout court. Cette ville s'appelle Tel-Aviv, elle a bien 450 000 habitants, mais ce sont tous des juifs, sauf quelques exceptions.
- Mais, gémit l'ange, comment aurais-je pu le savoir, Seigneur miséricordieux ? Les juifs avaient le même air que n'importe quel goï. Il y en avait de grands blonds aux yeux bleus semblables à des Anglo-Saxons ; il y en avait de petits maigres et noirauds, que n'importe qui aurait pris pour des Arabes... Et tous avaient l'air si affairés et si bruyants, si peu méditatifs et complexés... Comment aurais-je pu deviner que c'étaient des juifs ?

La plage de de Tel Aviv dans les années 1960.

Alors le Bon Dieu se mit en colère.
"Où as-tu tes yeux et tes oreilles ? N'as-tu pas vu et entendu qu'ils parlent et écrivent ma langue sainte ?"
- Pardon, ô Eternel, répondit Ouriel. Je les ai entendu parler dans toutes les langues, et, m'étant approché d'usa kiosque de journaux, j'ai vu des quotidiens, si je ne me trompe, en roumain, en français, en allemand, en polonais, en hongrois, à côté d'autres en hébreu, en yiddish et en ladino.
- Et dans les devantures des magasins, reprit le Très-Haut, les étiquettes et la publicité n'étaient-ils pas en hébreu exclusivement, ou du moins en hébreu avec une autre langue ?As-tu déjà vu un peuple de goyim se servant, même accessoirement, de la langue d'Abraharn et de Moïse ? Et les affiches sur les colonnes Morris, en quelle langue étaient-elles ? Même les films de cinéma y sont annoncés en hébreu !
- Excusez-moi, Dieu de bonté, je n'ai pas osé regarder de près ces affiches tapageuses, de peur de ne pouvoir moi-même résister à la tentation.

L'ange Ouriel fut envoyé une seconde fois sur terre, afin d'achever une mission qu'il avait si lamentablement commencée. Mais cette fois, il ne fut pas pris au dépourvu, et, s'étant bien documenté à l'avance, il put rapporter au Tout-Puissant un rapport nourri et substantiel, dont nous avons pu obtenir communication. En voici les principales considérations :

"Il y avait autrefois sur la côte de la Méditerranée un port appelé Jaffa, selon certains parce qu'il avait été fondé par Japhet fils de Noé ; c'est là que le prophète Jonas s'embarqua pour fuir votre volonté. Ce port existe toujours, et la ville de Jaffa aussi mais, comme Jonas dans sa baleine, ils ont été engloutis dans quelque chose de si grand que Jaffa n'est plus qu'un faubourg, et que son port est presque complètement oublié.
"Bien que ce soit difficilement croyable, on prétend que la ville qui a pris Jaffa dans ses tentacules n'était pas née il y a soixante ans, et que là où elle s'élève il n'y avait que des dunes de sable. Mais les quelques juifs qui habitaient alors à Jaffa, et qui venaient pour la plupart de l'Est de l'Europe, où on les humiliait, n'avaient plus peur de rien depuis que leurs pieds avaient touché le sol de la Terre sainte. Ils dressèrent un groupe de maisons, auquel ils donnèrent le nom d'une bourgade de Mésopotamie mentionnée dans le Livre d'Ezéchiel, Tel-Aviv.
"Et cette ville uniquement juive attira à tel point ceux qui étaient venus en Terre d'Israël que sa concentration menaça l'équilibre du pays : en 1914, elle avait 1 500 habitants, en 1925: 35 000, en1935: 120 000, en 1915 : 200 000, et en1955 : 350 000 habitants. Bien plus, si l'on tient compte de tous les bourgs et les villages qui lui font une ceinture presque ininterrompue, on arrive à 600 000 âmes, et si l'on remonte jusqu'à Pètah-Tikwa et Herzliya, qui n'en sont guère éloignées, on atteint presque le million.
"Ce qui est remarquable, c'est combien ces gens sont actifs : ils sont sans cesse en train de créer de nouvelles industries, de nouvelles organisations, et même de nouvelles synagogues. Par ce dernier trait, je tiens à souligner que, malgré les apparences qui m'ont égaré lors de mon premier voyage, les naturels de cette région sont des juifs, et en tout cas ne sont certainement rien d'autre. Leur vie religieuse, comme l'antique Jaffa, existe toujours, même si elle est engloutie dans la masse de leurs innombrables activités différentes. C'est une nouveauté, en ce qui concerne les juifs, puisqu'autrefois, dès que l'élément religieux vacillait auprès d'eux, toute leur personnalité juive était à la veille de se perdre. Aujourd'hui qu'ils se trouvent sur la terre d'Israël et qu'ils parlent la langue des prophètes, ce danger ne paraît guère les menacer. Je préfère abandonner l'explication de ce curieux phénomène à la. sagesse divine."
Signé : Ouriel.
Notes :
  1. Pardon, Monsieur. Auriez-vous l'obligeance de me renseigner...    Retour au texte.
  2. Ne parlez-vous pas le yiddish ?    Retour au texte.


Personnalités  judaisme alsacien Accueil
© A. S . I . J . A.