Vous entendez Lekha Dodi interprété par Michel Heymann (liturgie de l'Alsace du Nord)
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Je comprends, Maître, et j'admire. Jusqu'à ce que ton grand œuvre soit achevé, jusqu'à ce que ta "biche des amours" ait embrassé de son commentaire serré tout le cantique de l'autre Salomon, tu te refuses à tout plaisir des sens, et même à la parole. Pardonne-moi, Maître, si je ne puis me taire, mais le rayonnement de ta pensée est pour moi un alcool trop puissant, et je ne pourrais en dissiper les vapeurs sans m'entourer de la vaine gaine des mots.
Déjà, Maître, je commence à me perdre, dans cette atmosphère trop dense. Suis-je encore Moché Cordovero, l'élève fidèle, ou bien, mon âme, volant à travers ses incarnations passées, a-t-elle réveillé dans sa tombe mystérieuse, Moché Notre Maître, le Fidèle berger, comme toi-même tu ne fais plus qu'un, ô mon Maître, avec le roi Salomon, qu'il vive en paix ? Sommes-nous encore sur la hauteur de Safed, parmi les herbes bleutées et les rochers roses que le couchant m'a montré ce soir, quand je pénétrai dans ta retraite, ou peut-être fûmes-nous transportés sur le Mont Horeb, sur le Mont Horeb céleste, et les voix que nous entendons sont-elles celles des anges ? Et surtout, le Shabath dont l'odeur nous enveloppe pourrait-il être un Shabath quelconque ? Non, n'est-ce pas, mon Maître. C'est le Shabath des Shabaths, le jour qui est tout entier Shabath et délassement, dans la vie éternelle. Et le printemps dont le souffle nous transperce ne peut être autre que le printemps infini de la fin des mondes.
Mais quel est ce bruit terrestre qui siffle à mes oreilles ? Maître, n'entends-tu pas ? Ce n'est pas une voix immortelle. On y sent la fatigue des travaux domestiques et le souci de la mangeaille. Elle crie : "Salomon, Salomon !" La voici qui s'approche. Et la porte branle sous la pression.
Certes, Margalith Cohen est une pieuse femme. Mais, Maître, elle ne te comprend pas. Elle ne sait pas qu'elle est destinée à attendre et à prier. Jamais ta sœur que tu m'as donnée pour épouse, ne se permettrait de troubler mon étude ou ma méditation, quelque futile qu'elle soit par rapport à la tienne. Mais celle-ci ignore qu'à l'homme inspiré par l'Esprit saint les viandes et les fourrures sont aussi inutiles que toute affection humaine. Hélas, Maître, elle a même osé forcer la barrière des disciples, semblable à une lyre vivante, pour monter jusqu'à la résidence de ta pensée. Elle s'accroche au loquet qui grince, et sanglote de désespoir.
Je suis endormie mais mon coeur veille. La voix de mon aimé frappe. Ouvre-moi, ma soeurette, ma mignonne, ma pigeonne, ma parfaite, car ma tête s'est emplie de rosée ; mes boucles de paillettes de nuit. J'ai ôté ma tunique. Comment la remettrais-je ? J'ai nettoyé mes pieds. Comment les ressouiller ? (1)
Je crains, ô mon Maître, que ces versets ne la consolent pas. Mais cherchais-tu à la consoler ? Ou plutôt désirais-tu élancer tes amours vers des champs plus sublimes. Car l'amour des hommes ne se sanctifie que par le Shabath, et l'amour du Shabath ne se transcende qu'en l'Ein-Sôf… Je te vois, ô Maître, fermer les yeux ; mes oreilles bourdonnantes ne perçoivent plus les psaumes des disciples au bas de la colline, mais une mélodie immense m'enveloppe. Ah, ! Maître, l'heure est-elle venue de presser dans la coupe de poésie les raisins de la Loi ? Une subite lueur violette a allumé un coin du firmament, et je crois ouïr par-delà la musique, les flots magiques du Lac Lyrique, de la divine Kinéreth…
Va, mon chéri, chercher l'aimée Accueillons Shabath, ta journée. Sous un seul son, le Dieu unique A fondu symbole et pratique. L'Eternel et Son Nom unique Méritent une gloire magnifique, Méritent une pure renommée. Va, mon chéri, chercher l'aimée Accueillons Shabath, ta journée. Au-devant d'elle ne tardons pas d'aller, Car bénis sont ses pas Dès l'origine, Dieu la sacra Fête de la tête, repos des bras, Dès l'origine, Dieu l'a sacrée. Va, mon chéri, chercher l'aimée Accueillons Shabath, ta journée. (2) |
Mon Maître, c'est sans doute le démon qu'énerve l'Esprit saint. Car on entend une tumulte qui fausse tes airs, et assourdit tes paroles. La pauvre cabane sur le sol mouillé de rosée, tremble et craque comme pour s'affaisser. Maître, ta chanson suffira-t-elle à maintenir debout ces cinq planches ?
Voilà, Maître, des coups terribles qui s'abattent sur les minces cloisons et une voix grondante prononce : "Salomon, faux prophète, je ne t'ai pas donné ma fille pour que tu l'abandonnes. Je suis poète comme toi, mais je ne me crois pas pour autant dégagé de la morale. Et l'écho redit mille fois les insultes, sans que le Tout-puissant touche aux montagnes pour les réduire en cendres."
Et pourtant, la hutte ne s'effondre pas. Les anges de la musique ont pénétré dans son bois. Et le Shabath la soutient par la force de son repos. M'ont trouvée les gardiens qui font la ronde en ville. Ils m'ont battue, ils m'ont blessée. Ils ont enlevé mon diadème de sur moi, les gardiens des murailles. Je vous ai fait jurer, filles de Jérusalem, si vous rencontrez mon aimé, que lui direz-vous ? Que je suis malade d'amour. (3) Je doute, ô mon Maître, que ces versets apaisent Isaac Cohen. Mais pensais-tu à l'apaiser ? J'ose supposer qu'au contraire tu t'écartais de ses reproches, offrant ton corps à l'insulte et élevant ton âme sans entrave. Quelque halo rend le ciel rouge, et un vague profil signale au loin le Mont Nébo. En notre siècle de miracles, le sacrifice des justes nous ouvrira-t-il l'accès de la vraie Terre promise, et verrons-nous de nos yeux le Temple reconstruit ? Mais je te trouble, ô Maître…
Le Temple et la ville royale Sortant de l'ombre sépulcrale, Quittant la vallée infernale Jouiront de ta pitié lustrale, Jouiront de ta douce pitié. Va, mon chéri, chercher l'aimée Accueillons Shabath, ta journée. O mon peuple secoue ta cendre. Tes plus beaux atours il faut prendre. Tu n'auras plus guère à attendre L'homme qui de David doit descendre Le Messie qui doit te sauver. Va, mon chéri, chercher l'aimée Accueillons Shabath, ta journée. Hâte-toi de te réveiller. Ton flambeau tombe ? Va le relever. Chante ton chant ; assez rêvé. Car Dieu sur toi s'est révélé Dans Sa gloire et Sa majesté... Va, mon chéri, chercher l'aimée Accueillons Shabath, ta journée. (2) |
Maître, tu te tais. Car l'horloge de ton cœur t'a averti qu'il est minuit, cette heure étale entre toutes, où le Vieux des jours préside à la relève des séraphins de garde ; cette heure où il est bon de prier, car la bonté divine flotte dans la nature, comme des flocons blancs qui s'accrochent aux ronces.
Oui, quelque chose rose plane entre les astres, un amalgame peut-être des cantiques des adolescents, du parfum des orangers, et du sommeil des pieux. Tes vertus, ô mon Maître, transformeront cette dentelle en un tissu de foi, qui pressera le Seigneur d'envoyer le Messie.
Cependant, ô Maître, le murmure des sources semble se dresser en un puissant grondement. Je perçois le clapotement saccadé de la cascade sur ses rochers. N'est-ce pas plutôt un tumulte d'hommes ? Maître, aide-moi de grâce à discerner. Serait-ce le char de la dignité céleste dont vibrent les roues électriques ?
Il faut se résoudre à le croire. La sérénité du savant dans sa retraite sera encore troublée par les mouvements irréfléchis d'une populace vile. Que disent-ils ? Ils cernent la cabane, et jettent sur elle des pierres, en criant, ah ! Mon Maître : "ALKABETZ, ALKABETZ (2), tu n'es pas Dieu, tu n'es pas ange, tu n'es pas Moché, tu n'es pas Messie, tu ne vaux pas mieux que l'un de nous, pour laisser ta femme veuve de vivant…" Maître, ne leur répondras-tu pas un mot, un seul mot, pour qu'au souffle de ta bouche ils s'effacent comme un mauvais songe ?
Des eaux nombreuses ne pourront pas éteindre l'amour, et des rivières ne l'inonderont pas. Si un homme donnait toute la fortune de sa maison pour de l'amour, ne le moquerait-on pas honteusement ? (4)
Ils descendent, Maître, ils descendent. L'accent magique du verset, a dispersé leur courage. Mais je n'en puis plus, je vogue dans mes pensées comme dans un manteau trop large. Et l'odeur âcre de la nature nocturne me saisit à la gorge. Es-tu encore humain, ô mon Maître, ou bien, comme le disent les bonnes femmes, t'es-tu identifié au règne des choses d'en haut, devant qui notre esprit s'effrite en poussière et nos membres se dissolvent en cire. Ah ! Les insectes tourbillonnent et prennent des formes gigantesques tandis que le rugissement du lion fracasse les lointains. Des oiseaux noirs passent et repassent sur la lune…
Laisse donc l'opprobre et la honte, Et si la peur jamais t'affronte Qu'en Dieu seul ta misère compte Pour qu'à son Mont Sion remonte, Pour qu'elle soit réédifiée. Va, mon chéri, chercher l'aimée Accueillons Shabath, ta journée. Et tes ennemis, dans la tourmente, Verront leur force qui se fragmente La joie de Dieu sur toi augmente Comme un amant sur son amante Un fiancé sur sa fiancée. Va, mon chéri, chercher l'aimée Accueillons Shabath, ta journée. (2) |
J'ai renoncé, Maître, à la peur des hommes et des objets inanimés. Je crains à présent quelque chose de plus haut, ce qui du fond de nous crie vers ce qui est hors de nous. Vers quels abîmes cette puissance aveuglante ne peut-elle pas nous mener, ô mon Maître, quand aucun obstacle ne subsiste plus devant notre amour, que les forces de la nature sont prosternées devant nous, et que même notre corps cesse d'exister. N'est-ce pas cela, ô Maître, que l'on appelle le pouvoir de Satan, et que pouvons-nous contre lui puisqu'émanant de nous-mêmes il prétend nous conduire, sans le contrôle de la raison, vers les sommets de l'Ein-Sôf ?
Je tremble, et quand je contemple ces traînées jaunes qui illuminent de soufre les dernières étoiles je me demande s'il vaut mieux vivre, ou s'il vaut mieux mourir, comme meurent ceux qui ont fermé leur porte à l'ivresse du savoir suprême.
Ton front, ô Maître, noyé dans la nuit, recrée-t-il des mondes détruits ? Les halètements du mal qui ont pesé sur notre solitude sont-ils prêts à céder la place aux jubilations du bonheur ? Ah ! La nuée se déchire, la légion des disciples escalade la montagne, en rythmant le psaume cent cinquantième. Leur louange impose silence aux ruisseaux, et le vent cesse de gémir. Les sauterelles ne crissent plus, et les pâquerettes n'osent plus pousser.
Maître, à leurs alléluias, se mêle à présent une litanie. Nos oreilles en sont baignées, car les voici prosternés aux quatre coins de la butte. Que chantent-ils ? "Béni soit le Dieu des miracles, bénis soient ses fidèles servants". Encore : "L'Homme a choisi le ciel, la femme est restée sur la terre". Ce n'est pas fini : "L'Homme a trouvé l'union divine, la femme sa feuille de répudiation". Et dans une joie bouffonne : "Dans sa cour elle l'a trouvée, ainsi qu'au Talmud c'est gravé. Elle croyait avoir rêvé. C'est l'ange Michaël, vous savez, qui de tous ses droits l'a privée. Le saint homme lui est enlevé, et Dieu seul va le conserver…"
Sous les premiers rayons de l'aube, se dévoile le pays sacré. Maître, où la nuit en est-elle ? Un matin peut-il suivre une telle nuit ? Que sortira-t-il de grandiose d'heures denses comme celles-là ?
Ne me regardez pas car je suis noiraude. C'est le soleil qui m'a hâlée, les fils de la mère m'ont grondée. Ils m'ont fait garder les vignobles. Mon vignoble à moi je ne l'ai pas gardé. (5) |
Ai-je compris, mon Maître ? Veux-tu dire que le jour est moins propice à la montée en l'Eternel, parce qu'il apporte les soucis terrestres et empêche de consacrer tout son labeur au vignoble divin. Mais le Tout-puissant vient de manifester par cette remise miraculeuse de la lettre de divorce qu'il te délivrerait, ô Maître, de tous les soucis humains, et tu pourras toute ta vie écraser les raisins de l'amour ?
Viens, à droite, à gauche,
déborde. Loue Dieu et sa miséricorde, Comme David pinçant ses cordes, Et sur nous luira la concorde, Sur nous la concorde va briller. Va, mon chéri, chercher l'aimée Accueillons Shabath, ta journée. Toi qui couronnes ton amant, Viens dans la joie et l'engouement. Parmi le peuple du commandement, Viens et règne joyeusement, Viens fiancée, viens fiancée. Va, mon chéri, chercher l'aimée Accueillons Shabath, ta journée. (2) |
La lumière ruisselle sur les montagnes. L'herbe en souriant s'ébroue. Je demande grâce, Maître, je demande grâce. J'avais espéré comprendre le mystère de la prophétie et de la sainteté en guettant la nuit à tes côtés. Mais les questions s'entrechoquent dans ma tête, et leurs feux entrecroisés sont plus sombres que la ténèbre. Mon corps est éperdu, et mon âme lourde. Je veux m'enfuir, je veux vivre, je veux aimer, dans la gaîté du soleil d'or. Mon Maître mettra-t-il fin à mon épreuve ?
Je suis venu dans mon jardin, ma soeur fiancée. J'ai recueilli ma myrrhe avec mon parfum. J'ai mangé ma canne avec mon sucre. J'ai bu mon vin avec mon lait. Mangez, amis. Buvez et vous-enivrez, chéris. (5)
Accepteras-tu toi-même, ô mon Maître, de toucher à un aliment, de goûter à une boisson. Qu'aura produit cette nuit, si tu redescends chez les hommes ?
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