Personnages : Le Poète - Le Bouffon -La Défroque - Une Voix de femme - Le Directeur.
PROLOGUE
(Une musique gaie et animée. Devant le rideau baissé, le Poète se promène de long en large, songeur. Survient en sautillant le Bouffon, qui tourne autour du poète en éclatant de rire).
Poète : Pourquoi ris-tu, Bouffon ?
Bouffon : Je ris, parce que c'est la loi, vieille carcasse
de poète...
Poète : La loi ?
Bouffon : Bien sûr ! "Mi-chènikhnass
Adar, marbiim, be-Simha", Depuis le début du mois d'Adar, on
augmente la joie. Or, nous sommes en Adar. Donc, je ris...
Poète : Et tu es prêt pour Pourim
?
Bouffon : C'est-à-dire que... j'ai ma réserve
de calembours. de farces et d'attrape-nigaud, mais à part ça...
la vie est dure et les travestis sont chers.
Porte : Ce n'est pas bien, cela. il faut se déguiser...
Bouffon : Et toi. poète, te déguiseras-tu ?
Poète : Oh moi ! ça n'a pas d'importance. Tous mes vêtements
sont des déguisements. Tu vois, j'y flotte comme un fantôme dans
son linceul. Mais en hommage à Pourim,
je ferai des vers gais...
Bouffon : Moi, je préfère faire des verres...
vides. Mais, pour le moment, il s'agit de savoir comment se procurer une défroque
sans payer.
Poète : Viens avec moi, je t'en donnerai une, Bouffon de mon
coeur.
Bouffon : Avec plaisir (tapant des mains et chantant)
: Bouffon d'mon coeur, Le fond d'mon coeur bout, Pouffons d'bon coeur. Bon fou
d'moqueur. Bon fond d'coeur mou !
Poète : Viens avec moi.
(La musique gaie reprend tandis que les deux personnages se glissent derrière
le rideau. Celui-ci s'ouvre immédiatement sur le Musée, mais il
n'y a pas de lumière, sauf peut-être une veilleuse, qui pourra
augmenter d'intensité an cours de la scène. jusqu'à fournir
un éclairage normal. On distinguera alors peu à peu le décor
du Musée, et notamment la grande vitrine centrale, dans laquelle se trouve
la défroque de bouffon, dissimulant l'acteur chargé de ce rôle.)
SCÈNE I.
Bouffon : Et alors? Je ne vois rien. Il fait noir comme dans
le coeur d'un mécréant.
Poète : Eh bien ! Fais feu des quatre fers ! Pétille
d'esprit ! Fais des étincelles !
Bouffon (il chante) :
Pourim / Ne rime / Pas a- / Vec pou ! Un crime / Ne rime / A rien / Du tout ! Tu trimes ? / Quell'frime ! / Il faut / Etr'fou ! Le mime / Se grime / Comme un / Papou ! Pourim / Ne rime / Pas a- / Vec pou! |
Vitrine / En ruine / Coût'- quel- / Ques sous ! |
Bouffon : Bon
! Mais qu'est-ce qu'il y a dans cette vitrine ? Je distingue mal...
Porte : Je vais te le dire : il y a une défroque de
bouffon.
Bouffon : Vrai ? Vrai de vrai ? Vrai de vrai de vrai ?
Poète : Oui, il y a un pourpoint mi-partie vert et rouge, une
culotte en rubans orange et bleu. un bonnet à clochettes.
(Bruit de clochettes).
Bouffon : Qu'est-ce que c'est que cela? Vous touchez aux objets
à travers la vitrine ?
Poète : Non, je l'ai ouverte avec ma clé des chants
- des chants d'amour. Je suis poète, mon cher bouffon, et je dois pouvoir
franchir tontes les fenêtres avec mes rêves, la nuit. C'est aussi
comme cela que nous avons pu entrer dans le musée...
Bouffon : Ah, je croyais qu'on était entré par
une trappe souterraine, avec une clé de sol !
Poète : Mais revenons à notre attirail. Outre le vêtement
déjà décrit, il y a un mirliton, une sarbacane, une crécelle
et une boîte à malices !
Bouffon : Montrez la boîte à malices!
Poète : Oh ! il n'y a pas grand-chose dedans du fluide glacial,
des cigares explosifs, (les verres à double fond, un rituel de prières
pour Yom Kipour quand il tombe le troisième jour de Pessah, et des billets
de la Sainte farce, merveilleusement imités.
Bouffon : Très bien, j'endosse le costume.
(Il fait mine de s'emparer de la défroque, mais celle-ci le repousse.
Plusieurs autres tentatives sont couronnées du même insuccès.
Et finalement la défroque se met à parler.)
La Défroque : Tout doux, bon fou !
Bouffon : La déparle qui froque !... La défroque
qui parle !
Défroque : Oui, je parle, à l'occasion, pour faire taire
les autres, qui parlent trop, à tort et à travers. Vous venez
ici, dans mon domaine. Pous vous emparez de moi, quelques jours, avant Pourim.
C'est trop de désinvolture.
Poète : Nous ne voulions pas t'ennuyer...
Défroque : Vous ne m'ennuyez pas. Vous me cassez les
chausses. Je ne me laisse pas prendre comme cela, moi. J'ai ma fierté
! J'ai mon histoire !
Bouffon (à toute vitesse) : Oh ! on la connaît
! (Récitant comme la table de mtultiplication. ou "Nos ancêtres
les Gaulois") : "Je suis née au moyen âge. vécu
parmi les sauvages et grandi en esclavage. Demandée en mariage par le
rabbin du village, j'ai refusé les hommages de son vilain visage. Aussi
partie en voyage pour de très lointains rivages, j'ai fait treize fois
naufrage, et j'ai gagné à la nage une merveilleuse plage. où
des juifs de bas étage m'ont appris à être sage et à
faire mon ouvrage chaque jour avec courage. Arrivée à un grand
âge. je me suis fait mettre en cage pour montrer aux enfants sages d'Israël
et des parages la très édifiante image d'un travesti de haut parage.
Dieu soit loué d'âge en âge !"
Défroque : Eh bien non ! Bouffon bavard, ce n'est pas
cela du tout. Je ne suis ni si vieille, ni si ridicule. J'ai été
cousue à Salonique en 1928... Il y a vingt-cinq ans exactement...
(la lumière s'éteint, le rideau se ferme.)
INTERMEDE
(Le rideau reste baissé. On entend des bruits de port, sirènes,
chaînes, manoeuvres, sifflets, et une musique accompagnant les passages
pathétiques.)
Défroque : La vieille Malka Alhagli dont le mari, les
cinq fils, les trois gendres, et déjà quatorze petits-fils étaient
dockers sur le port, avait rêvé toute sa vie de confectionner un
vrai travesti pour Pourim. Chaque année, elle hésitait et finalement
renonçait, car le malheur des temps ne permettait pas une joie sans mélange.
Mais, en 28, elle s'est dit :
Voix de femme : Allons-y cette fois ! Nous sommes en république
! Les juifs jouissent de l'égalité civique. Le samedi est chômé
au port de Salonique, aux termes du traité de Trianon ! La marine marchande
est florissante!
La Défroque : Et. la vieille a fabriqué
le costume multicolore pour le plus jeune de ses petits-enfants. J'ai été
porté dix ans. mais dès les premières années, ce
n'était déjà plus la même chose. Il y avait eu la
crise, le chômage, et puis on avait appris qu'en Allemagne... Les réfugiés
achkenazim venaient nous raconter leurs misères. Enfin, le coeur
n'y était plus. Et puis après ça a été la
guerre. Oh ! l'on n'y croyait pas tout à fait ! Ou freinait sa bonne
humeur, mais c'était tout.
Voix de
femme : Depuis cinquante ans, la Turquie et la Grèce ont fait
tant de guerres ! Entre elles, avec les Serbes, les Bulgares, les Italiens,
que sais-je ? La Grande Guerre, avec tous à la fois! Cela a-t-il changé
notre sort, au fond ?
La Défroque : Non, cela n'avait pas
troublé l'âme ingénue de nos sefaradim, pieux débardeurs
de père en fils. Et tout d'abord. la guerre contre Mussolini avait été
presque une rigolade, avec ces soldats fascistes qui couraient si vite en arrière...
C'est alors que sont venus les Allemands. Ils ont pillé, massacré,
déporté. Rien n'est resté...
Poète : Mais toi, ô défroque, comment as-tu pu
échapper et arriver à Jérusalem?
La Défroque : Moi
! Ils n'en ont pas voulu ! Ils m'ont refourrée au fond de ma malle en
murmurant : "Vieux chiffons !" S'ils avaient su que je narguais la
grandeur des méchants. ils m'auraient bien brûlée aussi.
Mais ils ne savaient pas... En 1945, un seul homme est revenu, de toute ma famille
liquidée par les brutes. Il m'a retrouvée, m'a emportée
avec lui au pays... Voilà pourquoi je suis ici...
(La musique s'est faite gaie et animée.)
SCÈNE II.
(Le rideau se lève. La lumière s'allume peu à peu.
Le bouffon aux accents de la musique, cabriole et culbute.)
La Défroque : Ah non ! pas ça
! Je déteste cette joie stupide.
Bouffon : Tu nous embêtes, nous sommes là pour nous amuser,
vieille toupie.
Défroque : Goujat ! Mufle ! (Elle le gifle. Le poète
tente de s'interposer.)
Poète : Allons, je vous en prie. Madame la Défroque,
un peu de calme !... Seigneur Bouffon, modérez-vous...
Défroque et Bouffon
: Non ! Zut ! Va te faire pendre. Taisez-vous !
Poète : Je vous en supplie. Le Directeur va entendre du bruit.
Il va venir. Nous aurons des histoires !
Défroque : C'est bien fait ! D'ailleurs, vous les aimez,
les histoires. Tiens, sale bouffon. Attrape !
Bouffon : Je t'arracherai les entrailles... (Entre, en
coup de vent, le Directeur)
Poète : Voilà le Directeur !
Directeur : Allons. Que se passe-t-il ici ?
Poète : Une querelle a éclaté entre Madame la
Défroque que voici et M. le Bouffon que voilà.
Directeur : Une querelle, ce n'est pas possible. La déparle
ne froque... La défroque ne parle pas.
Poète : Pourtant !
Directeur : Ah je vois ! Monsieur est mime et ventriloque.
II a joué une scène de dispute, et vous même, son compagnon.
vous n'y avez vu que du fou... que du feu... Cette défroque de bouffon
est du reste intéressante à plus d'un point de vue. Chacune des
bandes d'étoffe qui la constituent porte la marque d'une usine de tissage
d'un autre pays, Amérique, Chine, Hollande, Espagne, Suède, Hongrie,
Liban. De plus. les folkloristes ont cru découvrir que dans leur pays
d'origine ces tissus étaient tous des tissus de deuil. Curieux, n'est-ce
pas ? Il y a un mystère là-dessous.
Poète : Ne pensez-vous pas que le travestissement de Pourim
revêt tout son sens uniquement parce qu'il est un dérivatif à
la tristesse - et que plus la tristesse est profonde, plus le besoin de s'amuser
est grand ?
Directeur : Oh ! Monsieur ! Il est bien tard pour faire de
la philosophie... D'ailleurs, comme nous sommes au mois d'Adar, c'est plutôt
le moment de danser que de penser !
Bouffon : Qu'à cela ne tienne. (Et il entraîne
le Directeur par une main et le poète par l'autre sur le devant de la
scène. pendant que le rideau tombe.)
EPILOGUE
(Mais les trois personnages, tenant également la Défroque,
virevoltent sur l'avant-scène. Le bouffon chante sur un accompagnement
échevelé son couplet de conclusion.)
Bouffon :
Peuple gai / Sous les larmes / Peuple en paix / Sous les armes / Et discrets / En vacarmes / Peuple laid / Plein de charmes / Juges de paix / Sans gendarmes / Je me tais / Bas les armes ! |
(Poète, Défroque et Directeur répètent les mêmes formules jusqu'à "gendarmes" de plus en plus vite au rythme de la danse, jusqu'au moment où, épuisés, ils viennent saluer le public, et, si la chose est possible, terminent par une blague, comme de jeter à la volée la Défroque, poupée pleine de son, dans le public.)