Le temple inaugure
Moché Catane
Extrait de Légendes dorées du peuple juif, Moché Catane - Editions Gallia, Israël,
avec l'aimable autorisation de Madame Choulamith Catane

R
évolution, révolution… Parlez de révolution autant que vous voudrez ! Ce n'est pas parce qu'une centaine d'avocats se sont mis à jacasser dans la Cour des Tuileries, ce n'est pas pour cela, D.eu merci, que l'autorité de notre digne roi Louis XVI est abolie. Son trône est solidement calé sur des siècles de justice et de paix et tous ceux qui fomentent des complots pour l'empêcher de régner à sa guise seront punis par le Ciel. Et avant longtemps, soyez-en sûrs mes amis !"

Livre antisemiteLivre antisémite de François J.A. de Hell, 1790 - Collection Dr. André Bernheim

 

- Pourtant, Antoine, bien des choses ont changé ! Déjà en 1784, le souverain lui-même a libéré nos juifs du Leibzoll (impôt spécial des juifs), et ils peuvent voyager où bon leur semble. Pourquoi ne pas les laisser construire leur synagogue en paix, puisqu'ils ont reçu l'autorisation de Paris ? Ne t'attire pas d'ennuis, surtout avec les juifs. Ils ont le bras long, plus que tu ne peux l'imaginer. Et la mémoire dure. Du reste de quel droit les empêcherais-tu ?
- Je suis le Bailli.
- Eh bien, non, tu n'es plus le Bailli, même si tu continues à exercer les mêmes fonctions que par le passé. Il n'y a plus en France de bailliage ni de baillis. Peut-être seras-tu un jour Président du Conseil de Ville, mais quand même tu y parviendras, tu ne serais qu'un mannequin tiraillé entre le peuple et les gros bonnets de Colmar. Tu ne serais plus le Bailli. Il faut s'en faire une raison.
- Raisonnement de lièvre, très honoré beau-père. Je resterai le Bailli et je redeviendrai le Bailli. Car tout cela ne durera guère. Et si nos va-nu-pieds font trop de manières, leurs Gracieuses Majestés, l'Empereur et le Roi de Prusse auront vite fait de les balayer. Alors ceux qui se seront lâchement soumis à tous les abus qu'on leur a imposés seront cloués au pilori. Et les hommes de quelque bon sens, ceux qui n'auront pas abandonné la résistance seront remis à leur place, c'est-à-dire dans l'honneur. Pas vrai, Nicanor ? Nous arriverons à nos fins !
- Certes, Monsieur Aepimann. Bien que malgré tout…
- Tais-toi, nigaud ! Je sais ce que je dis. Et, à nous deux, nous ferons du bel ouvrage. Dans deux mois, nous aurons un fameux local pour notre bistrot tous les dimanches.
- Comment donc ?
- Chut ! je ne suis pas une bête. Je pourrais arrêter dès maintenant la construction de leur synagogue à ces mangeurs d'oignons. Mais je risquerais gros, il y aurait des protestations innombrables, nous aurions la visite de commissaires de Colmar et même de paris, tout chauds encore de leurs décisions et nous serions dans de bien mauvais draps. Mais d'ici trois mois, tous les bureaux auront oublié l'affaire, et quand nous prendrons possession de leur bâtiment, les juifs eux-mêmes n'oseront pas réclamer, trop sûrs qu'on les enverra au diable s'ils se font trop voir, ils continueront à prier leur Torah dans leur étable empuantie. Quant à nous, nous jouerons catholiquement aux cartes dans leur splendide édifice, rentrant ainsi dans l'argent que leurs usures nous ont extorqué. (…)

C ette conversation avait lieu sur la grande place de Wintzenheim en l'année 1791. Déjà les feuilles rousses des platanes volaient gracieusement vers le sol car l'automne était proche. Les solides maisons poutrées de brun, au pignon périlleux s'avançant en pointe hardie, souriaient calmement sous la fraîcheur tiède de cette délicieuse matinée, tandis que la tabatière d'or de l'ancien bailli clignait au nez rouge de Nicanor le rustre, son valet fidèle. Elle se referma d'un coup sec, mais son propriétaire ne la renfouit pas assez vite dans la poche de son habit de velours prune pour ne pas voir se refléter sur son couvercle celui de tous les spectacles qui était le plus fait pour l'irriter. Il apercevait sur le métal le passage régulier d'une ombre. Or, le bonhomme savait bien que cette ombre provenait d'un corps, il n'ignorait pas que e corps appartenait à Maître Léon, fils de Mathias le rabbin, lequel, sur un coin de la place, se levait et se baissait pour dresser des pierres, l'une sur l'autre. Et ces pierres devaient former le mur de la nouvelle synagogue.

Un maçon, lui ? Que non ! Une espèce d'avocat plutôt. Mais un avocat sans parchemins. Défenseur attitré et bénévole de tous les pauvres contre tous les grands du district. Ceux-ci, ayant tous fort besoin de lui, ne pouvaient faire fi de ses conseils qui ressemblaient à des ordres. Car il était le marchant de bestiaux le mieux achalandé du bourg. Riche, modérément, comme peut l'être quelqu'un qui a toujours à son foyer une multitude de parents, d'amis et de parasites, aisé sans doute, et surtout noble dans ses manières, dans sa conduite et même dans sa stature. Grand et fort, une large barbe d'un roux doré s'épandant sur sa poitrine, des yeux noirs subtils et rieurs, l'allure jeune et décidée, la main amicale et costaude ; c'était sous le tricorne et la redingote une apparition imposante. Comme il était maintenant, en chemise échancrée bouffant sur le drap de la culotte, le chef bouclé et harnaché d'une calotte noire de traviole, les bras poilus souples et actifs, il avait l'air d'un bon géant qui s'amuse à élever une tour de Babel. Il avait laissé ses boeufs, ses vaches et ses moutons et s'était mis à la tâche, puisque les ouvriers commandés ne viendraient que le lendemain. Pour avoir sa maison de prières, ne faut-il pas y mettre du sien ? Aussi, non content d'avoir offert son dévouement pour les démarches, et son argent pour les crédits, il versait sur l'autel la sueur de ses tempes. Deux de ses garçons, d'aspect négligé et spirituel, apportaient près de lui les pierres, et son vieux père, Mathias fils de Chonen, assis sur le tronc abattu, sa barbe blanche dans la main, en dodelinant du tricorne et approuvant à mi-voix, le regardait avec l'admiration qu'a seul un père pour son fils.

Le bailli leva les yeux, cracha dans leur direction et s'en fut . "Il faudrait, opina le vieux juif, que notre synagogue soit plus haute que l'Hôtel de ville lui-même. Mais que veux-tu, nous sommes en exil, il faut garder dans notre cœur nos désirs trop impétueux.
"Patience, père ! patience ! Le règne de la Liberté commence, et nos enfants verront le jour où les juifs, enfin affranchis, reprendront leur place, la première, sur l'échelle des religions…
- Amen. Puisses-tu dire vrai, mon enfant !"

H
élas, la date de la délivrance n'était pas encore échue dans ce petit village d'Alsace, ou du moins, il n'y paraissait pas. Le lendemain à l'aube, un char de fourrage passait sur la grande place, et, par un malencontreux accident, les chevaux s'emballèrent et lancèrent la lourde voiture à toute allure sur la clôture inachevée qui s'écroula comme une muraille de papier.

Mais voici que d'une maison voisine, un villageois à peine habillé, couronné d'un vaste bonnet de nuit blanc, court comme un forcené sur le lieu de l'événement, et saisissant le cocher par les cheveux, lui assène sur les reins une volée de coups de bottes. L'autre vocifère et se débat ; à présent tous les volets claquent, des têtes mal réveillées apparaissent à chaque fenêtre, des chiens aboient, des ânes braient, tout le bourg résonne comme une cloche.

On a réussi à arracher Nicanor à son tortionnaire Léon. Cela n'est pas allé sans peine.

Et les insultes de fuser : "Sale juif, buveur de sang chrétien ! Usurier ! Révolutionnaire ! Menez-le chez le bailli, et qu'on le pende au prochain arbre ! mettez le feu à sa bicoque !"

Il n'y a qu'un moyen, c'est de crier plus fort qu'eux : C'est une voix qui ébranle les murs, quand avec tous les prêtres, le marchand bénit les fidèles. Et maintenant elle est plus puissante que jamais : surmontant tous les cris sauvages, on croit que son souffle va pousser les bourdons de l'église qui vont vibrer comme aux grands jours.

"Ne me reconnaissez-vous pas mes amis ? Croyez-vous que votre "Leibel" est devenu casseur de côtes ? Si j'ai maltraité ce bandit, c'est qu'il méritait bien pire. Jugez donc entre moi et lui. Vous n'ignorez pas ce qu'il vaut, ce pendard ! Pour nous faire une farce criminelle, il sort son foin à une heure indue. Qui l'a déjà rencontré si tôt ? Regardez les oreilles de ses bêtes : voyez ces quatre poils brûlés ! C'est la trace de l'amadou qu'il a pris pour les rendre folles. Approuvez-vous son intention ? Le considérez-vous comme un martyr ? Laissez-moi rentrer chez moi, alors je ne porterai pas plainte contre cette brute fanatique. Que chacun serve D.eu à sa guise, nous ne détruisons pas l'église. Qu'on respecte du moins notre synagogue et qu'on s'abstienne de défendre les bandits contre les coups des honnêtes gens."

La foule s'est calmée, et chacun rentre chez soi. Nicanor se frotte les hanches, projette un coup d'œil oblique sur Léon qui défripe son col, et redresse le timon du char, en murmurant : "A la prochaine".

H
uit jours plus tard, Antoine Aepimann revenait de Strasbourg, la bouche en cœur et les yeux contents. Il avait en poche un décret, un décret de la Législative, scellé en bonne et due forme, à lui remis par Charles Werner, moine défroqué et journaliste. Il convoqua chez lui Mathias qui vient avec son fils Léon.
"Voici, leur dit-il, lisez…
- Eh bien, lis, mon garçon. Pour moi, je ne sais lire que l'hébreu.
- Je ne puis en croire mes yeux. Malgré le duc de Clermont-Tonnerre, malgré tant de braves députés…
- Par la barbe de Satan, vas-tu lire, juif maudit ?
- Article Ier : La qualité de juif est incompatible… Qu'est-ce que cela, incompatible ?
- Que sais-je, mais vous verrez bien.
- … Avec le titre de citoyen. Article II : Les édifices du culte juif ne peuvent être bâtis dans une commune qu'avec l'assentiment unanime du Conseil municipal. Article III : les juif sont confiés à la sauvegarde de la Nation, sous le même régime que les chiens et les monuments historiques."

Nos deux juifs n'en revenaient pas. Les yeux agrandis, ils restèrent un moment sans parler. Puis le plus jeune ouvrit la bouche :
"Donc, nous continuerons à bâtir jusqu'à ce que soit prise une décision contraire.
- Vous risquez gros, je vous l'assure…
- Nous avons confiance en D.eu. Il saura punir les blasphémateurs, prononça le vieux Mathias, d'une voix chevrotante mais énergique.
- Eh bien, allez et que le diable vous emporte !"

L
e décret, comme bien on pense, ne changea rien à l'attitude des paysans de Wintzenheim. Leurs juifs, ils les taquinaient, méchamment parfois, mais c'était un ancien privilège dont on n'abusait pas. Ils en avaient besoin pour leurs transactions commerciales et les considéraient un peu avec cette tendresse sous-entendue que l'on a pour les animaux domestiques qui vous servent bien. (…)

Pourtant, il régnait une grave menace pour la Communauté juive. La bourgade s'était augmentée depuis 1789 d'un certain nombre d'anciens valets, chassés par les événements des châteaux de la région, et de quelques négociants des villes, craignant les remous de l'excitation populaire, qui avaient tout intérêt à chasser les juifs de métiers qu'ils auraient volontiers exercé à leur place (…). Ceux-là, qui étaient de plus oisifs, sautèrent de joie à la lecture de la nouvelle, proclamée aux roulements du tambour communal. Et ce furent eux qui préparèrent l'élection de la municipalité.

L'ex-bailli s'était abouché avec eux dès le premier jour. Il voyait dans ces intrus, généralement détestés, les futures favoris des seigneurs à leur retour, par conséquent des personnages à ménager et à attirer dans son jeu. Qui sait si leurs maîtres ne leur avaient pas laissé consignes d'espionnage et d'agitation politique ? Qui aurait pu dire si les listes noires rédigées par les agents secrets des émigrés ne contenaient pas le nom de tous ceux qui leur déplaisaient afin de les clouer demain au pilori, sur la roue ou sur l'échafaud ? Tandis que les bavards législateurs parisiens n'iraient certes pas chercher au fond de ce trou provincial les adversaires de leurs théories, que personne ici ne prenait au sérieux.

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