a cigogne serrait son vol par-dessus les toits vertigineux des maisons de bois aux couleurs vives. Un soleil timide clapotait dans la Thur tandis que les dernières brumes s'échappaient joyeusement dans le ciel. Et à travers la vallée, le pas du voyageur éclatait comme un salut et comme un applaudissement. Thann approchait, avec ses églises et ses monastères, dans un bruissement d'eaux vives et de trots de chevaux, et le bonhomme de tous ses yeux cherchait à y découvrir de visibles, ô combien improbables, lueurs d'espoir. Une carriole débordante de choux et de raves le frôla sans égards, et un crachat vint étoiler la pointe de son bonnet jaune. Mais pour se rendre du coeur, il toucha la musette qui lui cognait la hanche, et du coup oublia sa misère...
Gottschalk le tailleur crut en perdre le souffle, lorsqu'il vit devant lui ce loqueteux, l'oeil brillant d'on ne sait quelle ardeur, qui lui demandait l'hospitalité. "L'hospitalité, vous l'avez bien à dire, vous gens du midi. Là-bas, c'est la fortune à qui veut la prendre. Vous vous nourrissez d'olives et de romans. Mais ici hélas !..."
"Gottschalk, s'écria une femme au grand hennin de dentelles, Gottschalk, ne t'attarde pas, de grâce ! Le comte de Ferrette t'attend avant midi, et pour affaire de conséquence... Pardon, je ne vous avais pas vu, Messire ; mais vous devez comprendre... Je lui donnerai un croûton de pain, il passera sa route."
Cependant des marmots de tous les âges entouraient l'étranger, et lui grimpaient sur les jambes. Une fillette de cinq ans, barbouillée de confiture d'églantier, agitait dans tous les sens une chevelure noire ébouriffée.
"Maman, papa, David, Frommel, Mindel, regardez-moi ça ! Une viole, une vraie ! Vous nous ferez de la musique, pas vrai, seigneur ?..."
Et, sous les yeux interdits des parents, voici une farandole qui s'anime, qui s'allonge d'enfants du voisinage, qui tourne sans mot dire, dans l'attente d'un accompagnement qui se fait prier. Et puis, tant pis, le mendiant saisit son sac, attrape l'instrument de bois clair, l'essuie d'un revers de sa manche dépenaillée, et brandissant l'archet flexible, fait grincer les deux cordes translucides. S'égrènent alors des tons allègres et, comme le public enfantin donne de la tête, des bras et des pieds, que les sourires de miel s'élargissent, la joie commence à travailler le bonhomme, et le train de la baguette devient une danse folle, sur laquelle semble prendre le ton et le trottinement des mules, et le ronronnement des chats, et l'égouttis de la fontaine, et la scie du menuisier aveugle, et même le chuchotement irrité du tailleur et de sa femme.
"Puisque c'est ainsi, grogne le maître de céans, vous resterez chez nous deux jours. Et vous pourrez nous violoner tout votre soûl pour le mariage de Jachet de Kaysesberg avec Judel, le marchand de chevaux..."
Sur un signe du bourgeois, le violoneux enveloppe sa viole et, écrasant avec regret deux cents mains fraîches entre ses gros doigts, se baisse pour franchir le porche, où trône dans la pierre rose les armoiries de l'Empereur, protecteur des juifs d'Alsace.
Vital le violoneux ne connaissait pas beaucoup d'airs, mais il exécutait les siens avec tellement de sentiment qu'avec un seul, c'était comme s'il en faisait mille. Et il pouvait du matin au soir tricoter la même rengaine, on n'en dansait que plus gaiement, avec la sûreté que donne une mélodie dont on n'ignore aucun détour.
A la noce de Judel et de Jachet, le musicien joua le même refrain qui lui conquit l'amitié de tous les petits. Cela débutait par une sorte d'affirmation reproduite plusieurs fois, et qui faisait comme une modulation. Puis ce canevas s'amplifiait dans une douce et joyeuse modulation. Après, c'était une montée à l'assaut en plusieurs coups de boutoir de bonne humeur, et de nouveau une amplification de toute gentillesse et de contentement. Sur un autre ton, un peu plus bas, l'air semblait revenir à sa source, pour reprendre des forces, en faisant un grand tour plein de notes perlées. Puis c'était l'apothéose, une large phrase qui montait à la cime et s'étalait majestueusement pour finir...
De deux heures de l'après-midi à dix heures du soir, sous les chandelles grésillantes, le pauvre hère violona à qui mieux mieux, réchauffé de temps en temps par un sourire d'un de ses amis de la veille, et s'interrompant juste pour prêter une oreille distraite aux discours édifiants du vieux rabbin Sabbataï Sichel et ingurgiter quelques reliefs du festin que lui glissait Elle, la servante sourde-muette.
élas, le lendemain, Vital n'était pas debout dès l'aube, comme le premier jour, et la place qu'il s'était choisie dans la menue synagogue aux vitres rouges et vertes - la plus humble naturellement - resta vide pendant tout l'office. Ces messieurs avaient beaucoup à faire, et ne purent se préoccuper du bonhomme. Le soleil était déjà haut quand Elle, la trotte-menu, le découvrit suant de fièvre dans son étable. C'est elle qui alerta le rabbin, à qui l'expérience de la vie et des contacts multipliés avec les médecins de Strasbourg avaient donné quelque pratique de l'art de la guérison. Le violoneux, gravement congestionné, était au plus mal ; on le cala sur une paillasse dans l'alcôve du vieux Sichel, et la sourde-muette et le rabbin lui prodiguèrent tous les soins qu'ils purent.
La convalescence fut longue, et le docte vieillard eut loisir pendant tout ce temps de découvrir sous la couche d'insouciance et de légèreté du mendiant un coeur d'or et une persévérance à toute épreuve. Il s'attacha alors à convaincre les gros bonnets de la communauté qu'il fallait garder Vital à Thann. Et que savait-il faire '? Il ferait, disait le rabbin, un excellent maître d'école. Oui, il sentait quant à lui les forces l'abandonner, et ne serait bientôt plus capable d'affronter la bande de petits juifs aux têtes solides, auxquels depuis cinquante ans il enseignait, en plus de la Loi de D.eu, le rudiment de toutes les sciences, et l'allemand, et le calcul, et un peu d'histoire et un peu de géographie, et même les quelques notions de droit nécessaires à un colporteur ou à un artisan pour ne pas se laisser frustrer sans défense des fruits de son labeur. Vital serait d'abord son auxiliaire, puis son successeur. Ainsi fut fait.
Mais, avec l'approbation de son chef, le violoneux introduisit une toute nouvelle manière d'enseigner. Plus de règle pour les doigts coupables, plus de piquet ni de taloche. Son violon était sa seule arme, son seul outil, son seul guide-âne. Et son amour pour les petits élèves.
Et c'est l'air de la bienvenue, comme on l'appelait maintenant, qui lui servait par exemple pour enfoncer l'alphabet dans les crânes récalcitrants. Il avait inventé une chanson très simple sur cet air, dans laquelle le motif du début devenait un attribut de D.eu dont l'initiale suivait les vingt-deux lettres dans l'ordre traditionnel, et dont tout le reste n'était que refrain entraînant :
" Adir hou, Bochur hou, godaul hou, pixné zeyseau zekorauz..." "Lui, le Fort ; Lui, le Distingué ; Lui, le Grand, reconstruira bientôt son Temple. Prochainement, prochainement, bientôt, de notre vivant ! D.eu, construis, D.eu construis Ton Temple prochainement !..."Et les petits se mettaient avec ardeur à l'étude, sous le règne de la musique qui leur apportait la connaissance sur un plateau si odorant. Et, quand ils avaient été bien sages, ils avaient droit à l'exécution d'un autre morceau, de ceux que Vital avait apportés d'Avignon, ou bien de ceux que maladroitement il s'efforçait de fabriquer. Car son inspiration d'un jour de désespoir, qui lui avait donné son air, ne voulait pas se renouveler.
La même ritournelle lui servit pour habituer les enfants à bien prononcer le dialecte germanique dont on usait couramment. Et les murs de Thann tremblaient à l'écho de la maisonnette magique d'où sortaient constamment des voix d'enfants chantonnantes et le gazouillis d'argent d'une viole bien vieillie.
Et en même temps que les sciences utiles, s'imprimaient dans les têtes avides le respect et l'amour de D.eu, et l'espoir, le Grand Espoir, de la fin des temps.
A chaque instant d'une existence semée de traquenards et de méfiance, tous ceux qui avaient appris à lire avec Vital d'Avignon retrouveraient au fond de leur âme, dès qu'il serit besoin, une tapisserie claire de musique dont les reflets illumineraient les ombres de la misère et, qui sait ? du martyre.
u coeur du musicien lui-même, il n'y avait que du soleil. Et, sous le sapins poudreux de la route de Ferrette, par laquelle il avait traîné autrefois sa pauvreté sans trêve et sa mélancolie, il se fiança, par une belle journée de printemps, avec Elle, la sourde-muette, et pour ne pas dépenser le prix d'un festin de plus, la cérémonie fut fixée à la veille de Pessah. Et c'est dans un grand Séder en commun que furent chantées en choeur par tous les juifs de Thann les ritournelles qui avaient fait la gloire du marié.
Aussi, c'est depuis la Pâque de 1365 qu'Adir Hou est devenu, chez les juifs septentrionaux, le clou de la liturgie pascale.